Faites vos jeux, rien ne va plus

hariash

Je vais me refaire. Sur les deux mille euros que je pensais mettre au début, il m'en reste à peine un quart, autant de cartouches auxquelles nulles Barrières ne pourraient toutefois résister. Je vais me refaire. Assis à l'une des tables de roulette du casino, je jette un coup d'oeil désespéré autour de moi, tripotant nerveusement mes jetons. Il faut que je retrouve l'état d'esprit qui était le mien en arrivant, il y a de cela une poignée d'heures. A peine assis à la table, l'hésitation ne faisait pas le poids face à mes certitudes. La roulette me semblait être une amie, capricieuse certes, mais je voyais clair dans la binarité simpliste de son jugement. Pourtant, après quelques revers cinglants, le doute m'assaille. Je m'étais promis ce soir là de ne jouer que la couleur, force est de constater que je finis par y voir rouge.

Je vais me refaire. Les yeux me piquent et j'imagine déjà les dards timides de l'aube déchirant la nuit. Une serveuse passe, je lui commande un whisky. Consommer de l'alcool n'a jamais aidé à y voir plus clair, mais je me dis qu'après tout, perdu pour perdu, autant affronter le trou noir. Cet interlude a le mérite de réveiller quelque peu mes sens. Assis au coin de la table, je me surprend à constater qu'autour de moi il y a de la vie, du moins son simulacre. Il y a cet homme d'affaires, étouffant sous une veste, dont le ventre pansu s’accommode bien mal d'une chemise à moitié débraillée. Ou encore cette jeune femme fringante, que l'on soupçonne héritière. Son regard perdu semble ailleurs, alors qu'elle mise des sommes pour lesquelles des seigneurs se seraient entretués. Je m'oublie un instant dans ses yeux d'une profondeur abyssale, à la recherche d'un joyaux qui semble t-il a cessé de briller, lorsque la brigade volante m'interromps. Une asiatique. N'y voyez rien d'inconvenant, mais elles sont plusieurs à jouer ainsi des coudes, à miser sur plusieurs tables à la fois, accordant plus de crédit à la productivité qu'au plaisir de jouer.

Je vais me refaire. Je dois juste retrouver cette posture mentale qui était la mienne en arrivant. Je lève les yeux, scrute la salle et m'étonne toujours de cette avalanche de stimuli luminescents. Entre les écrans de statistiques et les plasmas géants diffusant l'open de golf, nul doute, tout est fait pour que le joueur en quête de sens y perde sa boussole.

Je vais me refaire, mais prends la décision d'y réfléchir au dehors. Je me lève et fend les cercles de jeux d'un pas lourd et assuré. Perdre son argent est une chose, perdre sa dignité en des lieux si feutrés en est une autre. Mon regard ne cesse de croiser des âmes perdues, ruisselantes de sueurs, comme harassées de dilemmes intérieurs. Un homme noir à la silhouette élancé semble pourtant avoir perdu l'éclat qui le jour doit l'accompagner. J'y prête attention quelques minutes, le temps d'un coup gagnant. Il empoche sa mise, le regard las et tiraillé, pareil à un général victorieux qui au sortir d'une bataille, dans sa quête de conquêtes, pense à tous ses soldats menés au charnier. Je décide alors de m'éclipser vers la terrasse, m'allume une cigarette et contemple l'étang ornant le casino de sa robe mazoutée. Un poisson mort flotte à sa surface, et je me demande combien de personnes, à sa vue, ont ce soir projeté de le rejoindre.

Je vais me refaire, c'est une évidence. Tant de malheurs semblent ce soir frapper, si le seigneur existe, il ne peut que décemment me faire entrevoir la lumière au sortir de ce couloir suranné. Et dire que je m'étais promis de ne jamais revenir... De ne jamais remettre les pieds dans cette antre, foyer du capitalisme le plus pure. L'appel du gain a pris le dessus sur les valeurs morales dont je me fais depuis toujours l'apôtre puritain. Arrivé en voiture, j'ai croisé sur mon chemin le fantôme de la misère humaine, arpentant les murs défraichis par les sanglots discrets d'une population isolée. J'ai protégé mon âme des dilemmes que devraient engendrer à tout Homme la contemplation d'une réalité que l'on feint pourtant d'ignorer. Je ne suis plus rien de ce qui hier me faisait vivre, ayant troqué mes idées contre celles d'un système dans lequel aujourd'hui je me complais. D'un geste dédaigneux, je jette ma cigarette à l'eau, pareille à ces bouteilles à la mer concentrant autrefois les ultimes espoirs des marins échoués. Une autre époque. Tant qu'à me morfondre dans la mienne, autant m'y échouer : je vais bien finir par me refaire.

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