Le lard quotidien

La dernière fois que je fous les pattes dans un quartier de putes… pas que j'y sois particulièrement habitué m'enfin ces derniers temps je m'y retrouve un peu trop souvent. Note que j'ai rien contre elles. Non elles c'est même ce qu'il y a de mieux. Non mais attends, avant je te raconte. Ça t'embête pas que je te tutoie ? Non ? Tant mieux … le vouvoiement m'emmerde. Ça donne un genre de distance un peu snob, faut un peu minauder quand on dit vous à quelqu'un, ça impose un style sous couvert de respect et de courtoisie, qui du coup empêche toute spontanéité. On en crèvera de tous ces détours de forme pour s'exprimer. A vouloir dire trop bien, on dit plus rien. Tu bois autre chose ? Oh chef ! Tu nous remets la même steu plait ? Au fait, moi c'est Théo. En version longue, ça donne Théophile Restitut. Ça sonne hein ? ca fait détective privé…. Sauf que moi je suis charcutier. Mais attention, du haut de gamme. Je fais dans le cochon haute couture tu vois. Ma mère était institutrice dans une école communale dont mon père était le directeur. Rien ne me prédestinait à la charcuterie. Mais j'ai pas un palais de maçons, tu vois. Là encore j'ai rien contre les maçons mais faut dire qu'avec le boulot qui font, ils ont pas vraiment le temps de manger fin. Et moi j'aime manger fin. Alors quand un beau jour est arrivé un supermarché, avec tout leur bordel sous plastique sans âme. Ça m'a fait une angoisse. Encore que c'est pas le supermarché lui-même qui m'a fait peur, ni de voir les visages ravis déserter les commerçants du coin pour aller pousser un chariot sous des néons.

C'est sûr que c'est pratique hein, tu te gares fastoche, et t'as tout à porter de main. Mais saperlipopette, c'est pas bon ! C'est même franchement dégueu ! T'as déjà goûté du saucisson industriel ? Suis même pas sûr qu'il y en ai du cochon la dedans ! Bon et un jour le charcutier a mis la clé sous porte. C'était le jour où j'ai su que j'allais être papa. Le sang s'est glacé ! Pauvre ! Le petit y saurait pas ce que c'est de bien manger si tous les autres fermaient aussi et si on n'avait que ce maudit supermarché

Alors j'ai rassemblé mes économies et les copains. Et j'ai racheté la boutique, je savais qu'il allait falloir que je fasse différemment. J'ai fait tous les salons pour goûter, je suis allé rencontrer des éleveurs, visiter des abattoirs, je voulais faire le top du top. Entre mes recherches du meilleur cochon, la boutique à faire tourner, j'étais pas beaucoup à la maison mais j'avais l'impression de rendre le monde meilleur. Donnez-nous notre pain quotidien ils disent ? Ben ils manquent sacrément d'imagination les zigues, je peux te dire que si tu rajoute un peu de tomate, d'ail et que tu y mets une tranche de Bellota dessus, il a une autre gueule le quotidien ! Ou même une bonne couche de rillettes, ça, ça rend la vie plus belle. Haha priez pour nous mais faites tourner le pâté !

Bref, je me suis fait ma ptite réputation dans la région, je servais les particuliers mais aussi les restaurateurs. Et maintenant je viens même ici à Paris pour livrer des chef étoilés …pas peu fier le Restitut !

Pourquoi tu me demandes si ma femme s'est tirée ? Ça va pas ?! Des idées de parigots ça… ça va plus alors on s'tire ! Non figure toi qu'on s'aime comme au premier jour avec ma Maryline. 25ans que ça dure ! AHH ! Qu'est-ce que je fous ici… à Pigalle ! Ça c'est mon gosse qui m'a foutu le GPS en russe…Du coup j'ai demandé mon chemin mais visiblement mon accent anglais, parce que il faut parler anglais dans cette foutue ville, alors ça ça me fait sauter de ma culotte à reculons ! Bref je demande au type s'il connaît le restaurant Cochonaille et s'il pouvait m'indiquer le chemin…. C'est quand je suis arrivé devant le club « Cochonne and I » que j'ai compris qu'on s'était pas compris. Sauf que le gars de la sécurité a cru que je venais livrer chez eux, un grand costaud qui parlait qu'en anastrophe et qui ignorait qu'il disait tout et son contraire, ma mère te dirait qu'il maîtrisait l'amphibologie et que ça n'était pas donné tout le monde. Ma mère elle est comme ça, elle trouve du bon partout.

Donc de quiproquo en quiproquo je me retrouve au beau milieu du temple de la fesse entouré de belle poulettes seulement habillées par les volutes de leurs cigarettes ; ça je peux te dire que c'était pas le genre à dormir en pyjama. Quand elle m'ont vu débarquer elles roucoulaient plus du tout, ça gloussait même pas mal. Moi j'étais aussi à l'aise qu'un poulpe en pleine Toundra…. Tu veux que je te dise, j'en menais pas large tout Théophile Restitut que je suis !

Et puis de nulle part, sort un type, la mine déconfite… l'air hagard il me rentre dedans, s'excuse et sort. J'ai profité du mouvement pour prendre la tangente aussi, j'étais pas venu jusqu'à paris pour des clopinettes et j'avais bien l'intention d'aller chez Cochonnaille. Dehors je recroise le gars. Il pleurait. Je lui ai proposé de le déposer quelque part. Nous voilà tous les 2 dans la camionnette. On papote un peu on va prendre un verre comme je le fais avec toi là et je comprends que le minot il s'est amouraché d'un des poulettes et qu'elle vient de lui briser le cœur. On picolé jusqu'à pas d'heure. On est devenu copain comme cochon si je puis dire, et figure toi que je l'ai embauché comme commercial ici. C'est grâce à lui les étoilés… un boulot du tonnerre !

Ah ben tiens le vla ! Allez Champagne c'est moi qui régale ! Santé ! Que la vie nous offre toujours autant de belle surprise, des copains, du saucisson… et de l'amour !

 (les caractères en gras sont des mots et contraintes imposés)