le lundi perpétuel

hectorvugo

Il était sûr que ce jour-là allait être le dernier. Luc était matinal, il n’attendait pas le soleil. Il préférait devancer l’aurore en toutes saisons.

Une chance nous étions en hiver. Il enchainait les grasses matinées, bien que Solange se levât avant lui et fît son possible pour les écourter. La peste. Tout cela parce qu’elle travaillait dans un hôpital.

A la minute où elle posait les pieds par terre, rien ne l’arrêtait. Solange était un pitbull, mais un pitbull organisé. Ce lundi obéit au même rituel. 5h59 son réveil sonna. 6h01 elle appuya sur le bouton « on » de la cafetière, 6h02 elle alluma la radio, France Info, 6h02 30s elle beurra ses biscottes, sortit la confiture de fraises. Ce qu’elle avait à faire, elle le faisait, et pas dans la discrétion. Le monde devait entendre. Et le monde c’était Luc.

Toujours la même rengaine, cette succession de bruits à intervalle régulier. Une version remasterisée de l’intro de « Money » des « Pink Floyd » à ceci près que le tiroir caisse était remplacé par la mastication de la craquotte.

Quand d’autres ne concevaient pas le début de la journée sans la douche, elle n’imaginait pas ses premières minutes éveillées sans le petit déjeuner. Dommage, Luc aurait mieux supporté le bruit de l’eau.

On ne choisit pas.

La porte de la chambre sadiquement ouverte lui laissa  le loisir de voir une ombre approcher. Une ombre soyons plus précis, un OMDI (Objet Marchant Difficilement Identifiable). Quoique. La manche droite de la robe de chambre de Solange commença à pendre de sorte que Luc distingua l’ombre de  l’épaule et du cou de son épouse. En d’autres temps cette esquisse physique aurait éveillé chez lui une envie animale. Plus aujourd’hui. Il est du désir comme des rediffusions d’Angélique Marquise des Anges. Le parfum de l’amour n’est plus, pire celui de la tendresse a foutu le camp.

Luc ne pouvait plus dormir, il faisait semblant. D’un œil, il voyait Solange de dos se diriger vers la salle de bain. Un dos nu dont Luc connaissait chaque recoin, de la chute de rein aux lobes des oreilles. Jadis ces zones-là lui étaient douces, aujourd’hui elles lui semblaient presque flasques quand ils les touchaient encore. Les chairs se distendent à contrario des relations.

Encore humide Solange traversa la chambre et alluma volontairement le plafonnier. Un être normal se serait excusé. Pas elle ! Elle déclara toute guillerette : « quel chemisier vais-je mettre ? ». Un chemisier, voyons donc cela. La température extérieure frôlait le 0. Quelle bêtise. Luc ne pensait plus lui faire la remarque. Il savait que l’hôpital était chauffé, qu’un chemisier était supportable. Même au début de l’hiver. Puisque elle voulait être coquette…

D’où venait chez Solange cette envie de séduire, encore et toujours ? Il ne comprenait pas son besoin maladif d’être rassurée. En témoigne la première question qu’elle posa à Luc avant même de lui dire bonjour : «  chéri est-ce que tu m’aimes ? ». Son ton fut aussi mécanique qu’un «  passe-moi le sel s’il te plaît ? ».

Par réflexe, il lui grommela un borborygme et changea de position dans le lit.

Elle chaussa ses talons hauts, fit quelques pas sur le parquet. « Chéri, je t’ai laissé le  croissant ». Quel aubaine il avait trois jours, était dur comme du bois. Charmante attention !

Elle ne l’embrassera pas. Déjà trop en retard.

Avant la clé dans la serrure, le dernier au-revoir. Non la dernière recommandation.

« On dîne ce soir chez papa et maman, n’oublie pas d’emmener les cadeaux. Promis ? »

Luc  força un « promis » sans conviction. Puis comprit la phrase de Solange.

Un dîner chez les beaux-parents, le dîner : celui du 24 décembre.

Ce jour-là devait vraiment être le dernier.

___________________________________________________

Luc se leva 2h00 après le départ de Solange. Il n’eut aucune pensée pour sa femme, aucun remords. Il avait la conviction profonde d’avoir le bon droit pour lui. La sagesse populaire dit : « l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ». Foutaise ! Le sien, il en avait aussi la propriété et savait très bien où il le mènerait. Tout du moins son avenir immédiat.

Que lui réservait-il ? Ce à quoi rêve un homme en perte de vitesse dans son couple. Jouir ailleurs. Il était en congés ce lundi. Il irait voir Amélie. Ils feraient l’amour dans un formule un, puis se promèneraient main dans la main sur un chemin en lisière de la déchèterie municipale, sous le regard étonné d’héroïnomanes qui se diraient mezzo voce : « tiens, un autre bonheur est possible sur cette route-ci ». Ensuite ils prendraient le train et flâneraient dans les rues de Paris.

Le scénario lui plaisait. Il avait l’avantage de lui faire oublier le soirée à venir : le repas de Noël chez les beaux-parents, l’enfer !

Un autre enfer lui tendait les bras, celui-là gustatif. Solange lui avait préparé le petit-déjeuner : le croissant rassis  avec son café imbuvable.  Avant même qu’il l’avalât, Luc se prépara. Il ferma les yeux puis, mit dans sa bouche la viennoiserie. Au lieu de lui détruire le palai, ce fut une explosion de saveurs tout en douceur. Le « demi-lune  » était frais.

Quid du café ? Même surprise, un arrière-goût de chicorée insoupçonnable. Il fallait remonter aux premières années de leur amour pour en retrouver la trace. Celles ou Solange avait encore le temps de s’occuper de Luc, et lui en faisait tout autant.

C’est fou comme les choses changent. Jadis Luc avait eu la chicorée et le croissant frais, puis progressivement juste leurs souvenirs et enfin plus près de lui, jusqu’à ces derniers jours, de l’eau chaude colorisée café avec un croissant usagé.

Une allégorie en quelque sorte de leur histoire, une longue déchéance des sentiments.

L’approche de Noël sans doute avait poussé Solange à cet effort louable de faire comme avant.

Luc en fut touché. Curieux attendrissement de sa part. Une minute. Pas plus. Son portable sonna. Un texto d’Amélie : On se voit tout à l’heure ? Ton corps me manque 

« Avec elle, c’est clair et cash, pas de mise en scène » : remarqua Luc tout en finissant sa gorgée de chicorée. Contrairement à Solange qui, elle, était une adepte du story telling. Toujours dans le besoin de fabriquer un scénario avec un objectif : susciter l’envie à l’autre.

Comme pour leur dernier week end à Venise. Elle avait choisi l’hôtel à quelques pas de la place Saint Marc, une chambre avec des meubles anciens, un balcon avec vue sur l’adriatique. Tout était réuni pour un retour de flamme. Solange avait interprété l’amoureuse avec conviction. Trop.  Au point que Luc avait douté de sa sincérité.

Venise c’était une idée leur psy. Oui Solange avait trainé Luc chez un spécialiste de l’inconscient. Pour sauver leur couple.

Ce fut tout le contraire, il fit la connaissance de la secrétaire de praticien : Amélie. L’ironie du destin.

Deuxième texto sur le portable de Luc : Tu veux que je mette des dessous rouges. Kiss Amélie.

L’amour redevenait un jeu, une distraction sans arrière-pensée. Il le devait à sa maîtresse. Elle redonnait du relief et du goût à sa vie.

Qu’allait-il mettre lui aussi pour lui plaire ? La question le tarauda un moment. Un homme d’habitude ne tergiverse pas. Il prend ce qu’il a sous la main. Et là, Luc faisait mentalement l’inventaire des choix possibles en commençant par ses dessous. Il désirait vraiment séduire.

La commode était séparée en deux, le côté droit pour Solange, le gauche pour lui. Les dessous se logeant dans le deuxième tiroir. Quand il l’ouvrit, il découvrit sur sa droite en évidence une culotte et d’un soutien-gorge rouges. Elle ne les avait jamais portés. Etrange.

Luc choisit un costume noir et un pull à col roulé.

Il vérifia son aspect dans la glace. Rictus de satisfaction.

Le portable sonna de nouveau, un message de Solange, une redite.  N’oublie pas d’emmener les cadeaux pour ce soir. Bises 

Comme si elle se doutait qu’il s’absenterait la journée entière pour la rejoindre chez ses parents. A cette pensée, Luc eut la frousse de sa vie.

Et si elle savait ?

Non il se faisait des idées. Luc alla dans la chambre d’amis là où étaient entreposés les cadeaux, Quatre paquets déjà alignés du plus grand au plus petit, chacun ayant une étiquette avec le prénom du destinataire.

Celui de Luc avait la taille d’un dé. Il ne résista pas à l’envie de l’ouvrir. Solange le lui pardonnerait. Derrière l’emballage se cachait une dragée rose. Une dragée rose son péché mignon.

Luc l’avala et dans la seconde perdit connaissance.

Il revint à lui dans son lit, à ses côtés Solange s’étira. Le réveil sonna à 5h59. Elle prépara son café à 6h01, alluma la radio France Infos à 6h02, beurra ses biscottes à 6h02 30s, sortit la confiture de fraises. Puis il y eut l’ombre de Solange, la douche de Solange, Le chemisier de Solange, le « est-ce que tu m’aimes ? » de Solange. Luc eut l’impression effroyable d’avoir déjà vécu ces instants-là. Le reste de la journée le confirma. Sa date surtout, nous étions le 24 décembre. Mon dieu le dîner chez les beaux-parents, ils ne devaient oublier d’emmener les cadeaux.

Tout se redéroula à la seconde près : les textos d’Amélie, les dessous rouges, le costume noir et enfin les cadeaux du plus grand au plus petit.

Luc hésita à ouvrir le sien. Sa main alla plus vite que son esprit. Il vit la dragée rose, la mangea puis comme convenu perdit connaissance.

Qu’advint-il chers lecteurs ? Il se retrouva dans son lit,  Solange à sa gauche, le réveil sonna à 5h59 et ainsi de suite.

________________________________________________

Ce Lundi 24 décembre. Solange ne se rendit pas à l’hôpital. Elle prit un avion pour Venise en compagnie du psy : le patron d’Amélie. Ils passeraient Noel ensemble dans la cité des Doges.

Avant d’embarquer Solange demanda à son nouvel amour : Pas de dragées roses à notre mariage, promis ?

Signaler ce texte