Le Paris-Neuchâtel

peter-oroy

Le Paris-Neuchâtel

Les premières canicules de juillet nous remettaient en mémoire le souvenir de la vieille maison perchée là-bas au flanc de la montagne. Derrière les persiennes fermées de la salle à manger, auréolées de soleil bouillant, on sentait la chaleur accablante battre le bois craquelé. Au-delà s'ouvrait le jardin. Un jardin animé des bruits familiers de la Seine près de Paris : vrombissements de moteurs et sirènes de bateaux, mêlés aux effluves lourds du gasoil de marine que la brise omniprésente faisait circuler sur les bords de l'eau. Dans la pièce plongée dans la pénombre je me surprenais à rêver, un bouquin ouvert sur les genoux. Pas n'importe quel ouvrage. Mû par  un rituel constant dès que la chaleur de juillet noyait la plaine de Seine & Oise, je me sentais l'âme vagabonde. Alors je feuilletais cette revue des CFF, illustrée de photos aux tons sépia. La vue de ces illustres locomotives électriques de la ligne du Simplon ou du Lötschberg me captivait. Les wagons flanqués de cette croix suisse alors synonyme d'humanité me fascinait. J'éprouvais toujours quelques difficultés à me contraindre à lire les légendes. Je les parcourais succinctement tant les paysages grandioses des Alpes m'envoûtaient et irrémédiablement détournaient mon regard vers les illustrations. Les lacs, les magnifiques panoramas aux sommets enneigés jetant leur ombre dans les profondes vallées, le soleil jugulé par la fraîcheur des hauts sapins de la forêt, les chalets agrippés à leur flanc de rocher : tout était rêve et illusion. La longue oisiveté des vacances d'été précédant le départ vers la Suisse me rendait morose et impatient à la fois de retrouver ce coin d'Helvétie qui était en moitié mon pays d'origine.

Nous comptions les jours, faisions des projets de longues promenades au travers des forêts vers les alpages où paissaient de bonnes grosses vaches tachetées de brun. Le goût du chocolat, des Sugus et des caramels Micamu nous coulait dans la bouche. Les tartes aux raisinets du jardin -prononcé avec un joli accent mélodieux- craquantes de meringue nous attendaient dans l'arrière cuisine, fraîche et odorante, le tout arrosé de bonne grenadine Adelbodner que nous allions boire en cachette. On ne se préoccupait pas à l'époque de savoir s'il y avait trop de sucre ou d'agents conservateurs. Les fabricants d'alors étaient des êtres humains animés du désir de faire honnêtement perdurer une bonne vieille recette et non pas de pigeonner le consommateur. C'était simplement bon ! L'odeur des cigarettes douces achetées sans autorisation, dont le nom nous évoquait toutes les saveurs de l'orient -des Abdulhah au tabac blond au goût de miel- venait nous caresser les narines.

Plus que deux jours avant le départ. L'effervescence était à son comble. Puis un matin de bonne heure nous nous retrouvions avec armes et bagages sur le quai de sable rose de la petite gare surplombant l'Oise. J'aimais alors me plonger dans cette atmosphère de transhumance qu'exhalaient toutes ces gares du réseau SNCF de l'époque. Au fond de la petite salle d'attente baignée de soleil levant, il y avait une affiche aux couleurs chaudes. La légende indiquait : Visitez la Suisse. Hasard ou fatalité ? L'illustration née d'un artiste romantique présentait en contre-plongée un pont aux formes audacieuses, presque irréelles, enjambant une gorge profonde et rocailleuse où serpentait un train aux wagons rouges. J'appris bien plus tard qu'il s'agissait de la Via-Mala. Il régnait dans cet endroit une atmosphère particulière mêlée des odeurs de gare : un parfum indéfinissable de papier d'encre et de bureau. C'était un peu comme à l'école mais en plus adulte.

Le sourd grondement de la locomotive à vapeur venant du pont de chemin de fer de Fin d'Oise me tirait de ma rêverie et j'allais rejoindre mes parents. L'énorme machine passait en crachant et, on sentait son souffle chaud et humide. J'éprouvais soudain un petit pincement au cœur en jetant furtivement un dernier regard en bas du pont enjambant l'Oise. Au pied des piles d'acier habitait celle qui me faisait rêver, celle qui transformait mes jambes en coton quand je la retrouvais. Je quittais ma petite copine Marie-France. Je devais la trahir pour quatre longues semaines. Je lui ramènerai des souvenirs de Suisse. Elle m'aimera encore plus. Le sifflet du train retentissait.

Il fallait vite grimper dans les wagons aux sièges de faux cuir vert. Nous étions alors dans l'antichambre du grand déplacement. Le voyage nous prendra des heures jusqu'à Neuchâtel. Mais que de choses à vivre jusqu'au soleil couchant au bord du lac. Les portes claquaient et le convoi s'ébranlait. En peu de temps nous arrivions à la première grande gare de liaison avec les voies du Nord. Beaucoup de vacanciers attendaient le train en ce joli matin. Ils ne montaient pas assez vite à mon goût. J'aurais voulu que le train reparte tout de suite. Nous restions là à attendre. Que se passe-t-il donc ?

Sur la voie adjacente un train en provenance de Gisors, dont les wagons typiques des voitures de la Gare du Nord se reconnaissaient à leur forme arrondie, entra en gare. Les voyageurs se précipitaient, cherchaient une place dans le sens de la marche. Les portes se fermaient, un coup de sifflet, une secousse… puis le bruit des roues qui patinent, la vapeur chassée par les gros cylindres… puis le grondement de la lourde machine. Déjà le convoi roulait en direction de la prochaine halte. Se succédaient alors une à une des gares perdues dans un écrin de verdure perlée de la rosée du matin : Herblay, La Frette-Montigny, Cormeilles en Parisis.

Peu à peu le paysage s'urbanisait. On arrivait à Argenteuil. Le port de Gennevilliers étalait ses imposantes infrastructures. On avait traversé la Seine une première fois. Ça y est !, on arrive à Paris. Non, non !, il y a encore Bois-Colombes, Asnières, Levallois, le spectacle grandiose des Batignolles où se préparaient les Pacific pour leurs courses vers Rouen.

C'est long !

On percevait nettement les pulsations arythmiques et lentes des cylindres mus par la vapeur. La clameur poussée par des dizaines de locomotives était étrange et belle à la fois. Ces pur-sang d'acier dissimulaient une puissance insoupçonnée.

Il y stationnait là des trains encore jamais vus, ceux de la poste, des wagons inconnus aux couleurs inhabituelles, des locomotives étrangères et tout un matériel roulant tout à fait surprenant.

Ha !, maintenant le train circule entre deux hauts murs de grosses pierres noircies par la fumée des locomotives. Sur les voies coincées dans cette gorge sombre aux portes de Paris les voies s'entremêlaient en un savant canevas d'acier. L'inscription sur les énormes moellons apparaît en grosses lettres rouges : Paris 5 km. Déjà les aiguillages imposaient de violentes secousses aux wagons qui couinaient en se tordant comme le corps d'une chenille. D'innombrables convois convergeaient en même temps vers la Gare Saint-Lazare. Les wagons se rapprochaient au risque de se toucher et s'éloignaient de nouveau au gré des aiguillages. Ou bien ils se dépassaient pour se retrouver à nouveau côte à côte dans un ballet incessant accompagné de bruits de roues martelant les rails. Des visages apparaissaient aux fenêtres. Certains impassibles regardaient devant eux et n'offraient que leur profil à la vue indiscrète des passagers du train qu'ils dépassaient. D'autres étaient penchés sur un journal. Certains encore plongeaient dans le regard de leurs vis-à-vis décrochant parfois le sourire d'une belle ou le pied de nez d'un enfant espiègle vite réprimandé par sa maman offusquée. Puis les convois se séparaient, s'éloignaient. Alors la belle tentait de dévisager l'inconnu avec plus d'insistance. Le regard étranger lui avait-il plu, était-elle intriguée ou tout bêtement tombée subitement amoureuse de ces yeux tendres ? Ils partaient, se mêlaient à d'autres convois, disparaissaient au fond de la gare, vers l'arrivée des trains d'Asnières ou de Versailles.

Le convoi ralentit. Les freins sifflent. Les gens se lèvent. Le soleil entre à flot par les fenêtres des voitures. L'ombre des grandes verrières nous recouvre. Le souffle de la locomotive est répercuté dans les hautes arches d'acier de la gare. Les portes s'ouvrent avant l'arrêt complet. Certains sautent sur le quai et se précipitent on ne sait où, par habitude. Il fait frais sous les hautes verrières. Il faut remonter tout le quai jusqu'aux barrières métalliques, avant de présenter les billets à la sortie.

Les valises tirent les bras vers le sol. Chaque pas est douloureux, pourtant il faut hâter le pas vers la station de taxi avant la cohue. Descente vers la cour de Rome. Les G7 rouge et noir rutilants attendent l'un derrière l'autre le client qui se précipite, donne une destination et aide le chauffeur à monter les valises sur la galerie. Déjà les premiers embouteillages de la rue du Havre nous freinent. Le chauffeur confiant nous assure de notre arrivée ponctuelle à la Gare de Lyon. Ma mère s'impatiente. Mon père sifflote.  Nous partons en vacances que diable ! Et de plus il va retrouver son pays. Les grands boulevards défilent : Haussmann, Montmartre, Poissonnières, Bonne Nouvelle, Saint Denis, Saint Martin. La haute colonne de la Place de la République se dégage sur un ciel serein. « Départ grandes lignes ? » s'enquiert le chauffeur de taxi qui, après un grand virage sur la place de la Gare de Lyon nous dépose au pied de la grande tour de l'horloge.

Au bas de la butte, la boulangerie ouvre très tôt le matin. La baguette y est croustillante et appétissante. Elle est servie encore toute chaude, emballée dans un fin papier filigrané. Les premiers croissants graissent les doigts. L'air est frais et dégage un parfum de vacances.

Le train pour la Suisse est déjà à quai. Nous longeons les voitures à croix fédérale. Les places sont réservées en tête de convoi dans un compartiment de huit places. Après l'installation il ne nous reste plus qu'à observer la vie par la fenêtre ouverte du couloir. Les gens montent. Les voitures se remplissent. Déjà nous sommes en Suisse. Les accents se reconnaissent vite. Parfois une langue rocailleuse vient heurter nos oreilles françaises. « D'où viennent-ils ceux-là ? » « Des Staufiffres ! » informe irrévérencieusement mon père, un sourire moqueur aux lèvres.

Romand et francophone dans l'âme il avait cet humour neuchâtelois un peu péjoratif vis à vis de ses compatriotes alémaniques. Rien de bien méchant. Au fond de lui il les aimait tout autant que les paysans. Il était devenu cet apatride binational qui faisait de lui un être énigmatique au cœur gros comme les montagnes de son pays. Ma mère plus réservée tentait sans  résultat de le tempérer. Les voyageurs prenaient place. Mon père venu nous rejoindre mon frère et moi dans le couloir pour fumer une cigarette, lâchait ses commentaires à voix basse. « Y r'semble à un curtaud celui-là ! ». L'homme se révélera d'ailleurs plus tard être un adepte des Témoins de Jéhovah.

Quant au gros jeune homme chauve monté à la dernière minute, son allure efféminée le trahissait avant même qu'il ne prononce une parole.

Le voyage promettait d'être épique. Je me gargarisais de rire silencieux.

Une voix nasillarde lança une information incompréhensible qui se répercuta jusque dans la grande salle des pas perdus. Je pensais à la petite Marie-France restée loin là-bas au bord de l'Oise. Le train s'ébranla et des mains se levèrent. Les chariots chargés de boissons et de sandwiches partirent approvisionner d'autres vacanciers partant vers d'autres destinations.

Le pont de Charenton ouvrait la voie vers la Suisse. Melun, Montereau, La Roche-Migennes. Jusqu'à Dijon le voyage paraissait long. Nous avions hâte de retrouver des sapins, des maisons parées de façades imposantes aux larges toits descendant bas sur des prairies verdoyantes marbrées de ruisseaux serpentant au milieu de gentianes colorées.

Le train était en route depuis de longues heures. Les changements de locomotives s'étaient succédés selon les modes de traction des tronçons en fonction du relief : vapeur, Diesel, électrique. Pour la circonstance nous revêtions nos habits du dimanche, souillés de poussières à l'arrivée. L'approche vers Dijon se signalait par la vue de l'imposante statue, dédiée à Vercingétorix selon certains, dominant une des collines boisées de la région. Le steward agitant la cloche du premier service du wagon-restaurant était passé depuis quelques temps déjà.

L'entrée dans les gares était toujours chargée d'émotions. La voix nasillarde changeait d'intonation au fur et à mesure que nous nous approchions du Jura. Dans l'air commençait à percer une note boisée et sucrée  rappelant les bonbons de l'hiver. Les sapins ! Nous approchions.

Des noms de lieux pittoresques apparaissaient : Dole, Mouchard.

           

         Les premiers contreforts du Jura se dessinaient dans la resplendissante après-midi de ce samedi. Laissant Arbois au sud, nous avions traversé la forêt de Chaux et pénétrions dans les Bois de La Joux. A Frasne la halte était toujours très longue. Nous prenions congé des voitures destinées à poursuivre le voyage vers l'Italie via Vallorbe et Lausanne. De cette gare, je garde d'ailleurs le souvenir d'un train italien remontant du Simplon, accidenté dans un tunnel, dont les voitures toutes cabossées avaient été tractées sur une voie de garage pour enquête. A la vue de ce douloureux spectacle un malaise avait envahit l'âme beaucoup plus humaine des voyageurs de l'époque.

         Avant de pénétrer en Suisse le passage de la douane représentait encore une épreuve que personne n'appréciait. La petite ville de Pontarlier avait le triste privilège de servir de frontière ferroviaire pour les trains de grandes lignes.

         Dans mon souvenir d'enfance j'associais ce passage obligé à ce que purent être à l'époque des années sombres de l'histoire de France, les contrôles de la Gestapo dans les voitures quittant une zone délimitée.

         Le train arrivait au pas devant les bâtiments gris noyés de soleil de la petite gare jurassienne. Des ordres donnés par haut-parleurs intimaient aux voyageurs ne quittant pas la France de descendre et d'emprunter le passage indiqué. Pour les autres, les opérations de douane allaient commencer. On était alors prié de regagner son compartiment et de préparer ses papiers. Les différents organismes de douanes et polices allaient prendre possession des voitures pendant une bonne demi-heure. Les marchandises à dédouaner devaient être déclarées. Mais qu'est-ce qui différencie une marchandise franche de douane et une marchandise à déclarer ? Quelle était donc cette limite qui faisait d'un honnête citoyen un contrebandier ? Etait-on en règle ? Avait-on oublié quelque objet ou marchandise prohibé au fond d'une valise ? Les soupçons d'un fonctionnaire inquisiteur allaient-ils fondre sur l'un de nous ? Où étaient-ils d'ailleurs ? Personne ne montait dans le train. Pas d'uniformes, pas de chiens, pas de miradors. Etait-ce ainsi à Dachau, à Auschwitz ou à… Là, sur le quai, ils étaient apparus, sanglés dans leurs uniformes bleus pour les Français, gris pour les Suisses. Mais qui était cette bonne femme en longue blouse grise, le cheveu gris sévèrement emprisonné dans un chignon ? Une infirmière venue faire des piqûres ? Elle avait l'air aussi revêche que la doctoresse de l'école de Conflans.

         Un voyageur habitué de la ligne relata la fouille dont il avait été victime après la guerre ici même. « Une véritable humiliation ! » ajouta-t-il encore.

J'avais froid malgré les trente cinq degrés régnant dans le compartiment.

         « Contrôle de police ! Présentez les papiers s'il vous plait ! » Pourquoi dit-il tout cela de si méchante façon et qu'est ce qu'il a à me dévisager ? « Douane Française. Des marchandises à déclarer ? », demanda le suivant. Pourquoi regarde-t-il ainsi vers les valises déposées dans le filet au-dessus des voyageurs ? « Cette valise. » lâcha-t-il laconiquement en faisant comprendre qu'il voulait en vérifier le contenu. Il commença la fouille en dérangeant toutes les affaires que maman avait, avec beaucoup de soin, pliées pour qu'elles ne se froissent pas. L'affreuse bonne femme restait dans le coin de la porte sans prononcer une parole. Elle dardait son regard sur les passagers un peu mal à l'aise. Elle scrutait la pensée de chacun, passant les cerveaux aux rayons X pour démasquer le menteur qui oserait prétendre qu'il est innocent. Elle restait là cramponnée à sa porte comme une tique sur un chien. Elle jeta encore un dernier regard incendiaire derrière elle et recommença son manège vers les occupants du compartiment suivant. Brrr ! Elle me foutait froid dans le dos. Puis suivaient les policiers et douaniers suisses. Leur accent neuchâtelois leur conférait à tort une indulgence plus débonnaire. Ils étaient tout aussi inquisiteurs et soupçonneux que leurs homologues Français.

         Vingt cinq minutes s'étaient déjà écoulées et le train stationnait toujours sous le soleil. Des bébés que l'on avait dérangés dans leur sommeil pleuraient à chaudes larmes. Je pensais à la « gestapote » en blouse grise qui certainement n'avait aucun émoi à les voir ainsi démontrer leur mécontentement naturel. Peut-être les avait-elle regardés de la même façon que les grands et était-ce là la raison de leurs pleurs ?

         D'un wagon un groupe d'hommes en uniformes descendit, accompagné de la « gestapote » et d'un homme ventripotent, la chemise défaite, un pan sortant de son pantalon, portant une grosse valise marron d'une main et des habits de l'autre. Que lui ont-ils fait pensais-je ? Et que va-t-on lui faire encore ? Vont-ils le déporter ? Le fusiller ? Mais non, tout ça c'est bien fini, voyons ! Quoique… ? Rebellez-vous voyageurs ! J'avais envie de crier, de me battre contre ces détenteurs de l'autorité, de vomir d'injustice devant tant de méchanceté. L'impuissance à aider me faisait mal. Devant tant d'autoritarisme il ne me restait que la rébellion. Ô Marie-France, tu me manques ! Ton sourire et ta gentillesse me font cruellement défaut. Que ce train parte ! Je veux arriver ou rentrer chez moi.

         Le train repartit sans le gros monsieur. J'allais fumer une cigarette dans le couloir dans le but inavoué de provoquer la confrontation avec  qui que ce soit, à qui cela ne plairait pas. Je lui parlerai alors de justice et de lâcheté. Pourquoi m'apostropher, moi un jeune sans uniforme ni autorité, alors qu'ils ont embarqué ce pauvre type qui a raté son train et que pas un seul voyageur n'a tenté d'aider !

         Personne n'osa s'attaquer à moi. Je me calmai en regardant défiler le paysage. Le poste frontière routier apparut quelques kilomètres plus loin. Le village de Verrières de Joux délimitait la nationalité de la vallée entre France et Suisse. Je n'y voyais aucune différence. Seul un partage fictif effectué politiquement par des hommes avait décidé que d'un côté de la ligne le terrain était ceci ou cela. Les prairies, les forêts, les ruisseaux, se moquaient éperdument de l'étroitesse d'esprit dans laquelle les hommes vivaient. Ils gambadaient d'un vallon à l'autre, d'une lisière à l'autre, de pierre en pierre, libres et unis à la fois. Les drapeaux rouges à croix blanche claquaient au vent venu de la montagne.

         Le train serpentait maintenant entre montagne et forêts. Les tunnels se succédaient à un rythme régulier. Le paysage était riant, gai et idyllique. Les fenaisons battaient leur plein. Les brassées de foin odorant chargées en tas défiant les lois de l'équilibre sur des chars en bout de champ dégageaient une bonne odeur champêtre. Les prairies poudroyaient sous le soleil de fin d'après-midi. Les voitures parcourant les petites routes sinueuses semblaient pareilles à des autos miniatures. Le décor paraissait irréel comme fabriqué de toutes pièces.

         La forêt exhalait des saveurs de sapin et de bourgeons éclatés sous la chaleur d'été. Les rochers défilaient tout proches des fenêtres du train. De majestueux conifères croissaient tout de guingois sur des excroissances rocheuses.

Saint-Sulpice, Fleurier, Môtiers, Couvet, Travers, Noiraigue. Les bornes ressemblant à des boilles (bidons) de lait tintaient au passage du train. La descente sur Neuchâtel s'amorçait.

Dans un lever de rideau magistral le lac aux reflets d'argent apparaissait dans toute sa splendeur. Auvernier se baignait les pieds en contrebas. Serrières. Ça y est, on voit le lac ! Merde c'est beau à pleurer ce panorama !

Aussi loin que la vue portait, le bleu laiteux de l'étendue d'eau se perdait vers les contreforts des Alpes bleutées de vapeur, dressées dans le lointain. Le sillage argenté d'un gros bateau laissait une brèche miroitante qui s'évanouissait dans l'azur scintillant du lac de Neuchâtel. Des voiles blanches semblaient immobiles, penchées sous la fine brise.

Le convoi ralentissait dans un crissement de freins. Un cousin, un oncle, quelqu'un avait promis de venir nous chercher. Par la fenêtre ouverte je tentais de reconnaître un visage connu.

Nous nous retrouvions, les jambes un peu flageolantes par un si long voyage, au buffet de la gare devant une limonade bien fraîche. Dans le soleil déclinant, le temps de se désaltérer et de refaire connaissance nous prenions la route du Val de Ruz, pas fâchés de déposer nos valises.

Le cœur battant, nous traversions des forêts et des vallons fatigués de soleil. Enfin le dernier carrefour nous amenait à l'entrée du village de Dombresson.

Juste après la boulangerie, la voiture bifurquait dans la rue de la cure d'où l'on apercevait, dressée à l'ombre du soleil couchant, la maison de Grand-Mère.

Demain, Marie-France, je t'enverrai la carte que je transporte depuis Andrésy dans ma poche de veste, là sur mon cœur.

FIN

©by Peter O'Roy

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