Les bruits de la nuit
peter-oroy
Les Bruits de la Nuit
C'est à l'heure grise des ombres, quand tout n'est que pénombre, que la raison sombre lentement dans le monde des songes et tombe dans la nuit de l'infini.
C'est à ce moment là, bien après l'angélus, que l'obscurité étend son voile ténu et diaphane, noyant êtres et choses dans le lavis gris et sépia des ténèbres.
Mystérieuse et rampante, la nuit vient prendre possession des lieux, rendant imprécis le contour des objets qui nous entourent.
— Non !…Ne fais pas la lumière. Pas encore, juste un fond de musique douce sortie du gramophone. Laissons la magie agir comme un bain de révélateur et nous dévoiler les trésors cachés de la nuit.
Laissons à l'astre d'argent la dignité de redonner silhouette au flou ambiant. L'inconsistance et l'immatérialisme de notre environnement s'estompent au fur et à mesure que la perception visuelle nous revient.
Lentement la fenêtre s'illumine de cette clarté monochrome, irréelle et froide, aux accents si subtils de cette mouvance fantastique. La scène se déroule alors en un tableau plein de nuances imaginaires, impossibles et mystiques. Un camaïeu indigo se mêle aux gris mercure des teintes livides du monde lunaire. Les couleurs des objets les plus clairs s'intensifient et restituent leur pâle lueur en de délicats nuanciers argentés. Tantôt nimbée d'une lumière douce ou, éclaboussée de l'éclat céleste, telle ou telle chose se dévoile plus ou moins distinctement à nos yeux. Le vase de cristal où s'étalent de lourdes pivoines resplendit comme un calice divin. Diffuse et moirée, la lumière traverse le voile opalescent de l'eau baignant les fleurs, projetant ainsi un rayon diaphane sur la marqueterie cirée du guéridon.
Les arbres de la terrasse s'allongent sur le tapis persan, formant un lacis d'ombres énigmatiques parfois animées de frémissements provoqués par une légère brise soufflant en silence. De temps en temps l'ombre d'un nuage vient troubler le spectacle, gommant le pourtour d'un meuble ou la forme d'une chaise. Puis, le trait de lumière réapparaît, rampant sur le parquet, glissant sur le brocart du sofa, enveloppant de clarté froide l'abat-jour d'une lampe ou, fuyant sous un meuble pour resurgir un peu plus loin.
Un craquement intempestif résonne dans la pièce et semble se répercuter dans la maison vide, comme un son fantomatique dans un château. Ce n'est que le pied d'un meuble qui grince sous la froideur de la lune.
Au-dehors le vent agite les branches des arbres, alliant son souffle au frémissement des feuilles. Toute une harmonie de bruissements et de chuintements emplit les ténèbres. L'âpre profil des collines se détache des coulisses célestes et scintille aux lueurs resplendissantes des rayons blancs de la nuit pleine de cette lune éblouissante.
Lentement, une sarabande d'arabesques irisées apparaît sur le sol luisant du couloir. La source de ce flamboiement de couleur provient d'un vitrail ornant la porte donnant sur le jardin.
De grands oiseaux noirs passent en silence devant le disque oblong de l'astre émoussé par quelques lambeaux de nuages bas, griffant le ciel limpide de la nuit. Au bord de la fenêtre, agrippée aux branches du poirier en espalier, une large toile d'araignée déroule sa spirale de dentelle frémissante où vont se perdre quelques perles de rosée.
Des profondeurs de la maison paisible un impact sourd, mat et lancinant se répercute à un rythme lent et régulier, comme un métronome oublié aux abysses du temps. Longue mélopée à peine audible venue des spirales de l'imaginaire, scandée avec constance et obstination.
Comme prisonnière du perpétuel et de l'infini la goutte hésite, suspendue aux lèvres du robinet. Elle enfle et tremble, limpide et claire, transparente et argentée avant de se distendre et, dans un dernier sursaut, n'en pouvant plus de lutter, elle tombe inexorablement vers l'évier de pierre creusée où elle viendra mourir en formant une superbe gerbe scintillante, ultime expiration que la vie lui inflige, alors que la prochaine larme perle déjà sur l'embout de cuivre perpétuant ainsi le mouvement de la vie par cette parabole condensée.
Au loin un triste halètement esseulé se propage dans la campagne.
Tel un dragon perdu dans les âges, une grosse locomotive peine dans la montée de la colline. Ses roues semblent patiner sur les traces luisantes, polies par le passage des trains. On ne distingue encore rien, seule la plainte de la vapeur chassée avec force dévoile la présence de l'intruse. Un panache bleuté s'élève derrière le rideau ténébreux des arbres de la forêt. Le martèlement des roues se fait lent et lourd, décroissant, presque imperceptible puis, comme ressuscité par quelqu'écho il redevient tangible, réel et bientôt rassurant. Le rythme s'accélère et s'accroît, se rapproche, transperce la sérénité de la nuit pour venir enfin se confondre aux murmures de la vie. La nuit se referme sur le passage du convoi qui maintenant loin dans la plaine continue sa route en silence. A peine perçoit-on encore le souffle puissant de la machine.
Une lueur violente, aveuglante et brève, suivie d'un sourd grondement crache des étoiles de feu dans le ciel paisible. Au loin, la forêt semble s'embraser dans un crépitement sinistre de flammèches ardentes. Une clameur s'élève au firmament étoilé. Un bourdonnement venu de l'est, du col vers les crêtes, roule de vallon en vallon faisant trembler le cœur des monts. Le tumulte prend possession des sommets coiffés de hautes forêts dégringolant au bas de la profonde vallée où coule la rivière. Puis, le ciel se referme tel un rideau de théâtre retombant lourdement sur une scène éblouie de trop de lumière. Les vitres tremblent encore de ce brusque courroux.
Des oiseaux épouvantés crèvent le ciel en une débandade stridente. Un chien solitaire hurle au loin comme pour conjurer la peur qui l'envahit.
Le cliquetis des larmes de cristal du grand lustre du salon a réveillé le petit chat qui sommeillait dans un fauteuil. Soudain aux aguets, son corps se raidit, son poil se hérisse. Rapide et silencieux, il fuit pour trouver refuge derrière un des épais rideaux de velours rouge encadrant les fenêtres.
Le silence retombe, lourd et pesant. Plus rien, pas un bruit, même la goutte d'eau reste suspendue au robinet maintenant muet.
Une pluie de feu semble s'élever à nouveau des profondeurs de la sapinière du Collet du Linge. De sourdes déflagrations viennent percuter les vitres de l'imposante demeure alsacienne perchée sur un pan de la montagne de Soultzeren. Aurélie découvre imperceptiblement un coin du voile de la fenêtre. Son regard est alors soudain agressé par la fulgurance des éclats de lumière éclatante qui crèvent la nuit par intermittence. De son mouchoir de dentelle elle essuie une larme lente et scintillante.
Le souffle agite les branches des pruniers, faisant tomber quelques feuilles fanées dans l'herbe croquante du jardin.
A l'étonnante lumière viennent se mêler la mitraille et le canon. La terre tremble. Le ciel est en feu.
— Tiens bon Mon Alsace !, murmure Aurélie.
Là-haut, sur le sommet de la crête au-dessus de Hohrodberg les Bleus affrontent l'armée du Kaiser dans un combat sanglant de tranchées malsaines. Les enfants de France se battent pour l'Alsace, pour sa liberté, pour sa souveraineté.
Harnachés comme des chevaliers, recouverts d'un caparaçon de métal, les hommes de garde devant les casemates ont peur, pendant que les autres montent héroïquement à l'assaut. Les obus pleuvent. Les troncs des sapins éclatent, projetant à des dizaines de mètres des lambeaux d'écorces se transformant en projectiles causant d'atroces blessures par perforation.
Entre les mines, les barbelés, la mitraille, les Schrapnels, la terre d'Alsace n'a pas fini d'abreuver le sang des valeureux. Que l'on se place de l'un ou l'autre côté des tranchées, on parle presque la même langue. On se bat pour un bout de patrie. Chacun la revendique. Elle est symbole et emblème à la fois.
C'est en l'an 870 que le calvaire commence. L'Alsace devient terre du Roi de Germanie par le traité de Meerseen. En 1678, Nimègue donne l'Alsace, encore Terre Impériale des Habsbourg, à la France. On pense en allemand mais on s'exprime en français. 1871 la voit redevenir Reichsland. 1911 lui accorde une fausse autonomie. 1915 en fait un vaste champ de bataille. On pense toujours en allemand et l'on s'exprime plus que jamais en français. L'Alsace pleure ses enfants que se déchirent. Selon son opinion politique, on a, au sein d'une même famille, opté pour le Reich ou pour la République. Des frères, des cousins des parents se retrouvent de chaque côté des barbelés.
Le chagrin d'Aurélie meurtrit son cœur pour tous ses frères alsaciens, pour ce jeune capitaine, fougueux et tendre qu'elle eut à peine le temps d'aimer.
— Reviendra-t-il enfin de ce carnage inutile ? Reverrai-je ses doux yeux se poser sur moi, me caresser avec tant de passion et d'infinie douceur ? Me le rendront-ils ?
Les yeux mi-clos, elle évoque le jour de leur rencontre au théâtre de Nancy sur la Place Stanislas, leurs escapades sous les arbres du parc de La Pépinière, leurs folles rigolades après avoir dégusté de la bière bien fraîche dans un petit estaminet de la rue des Loups, la douceur des nuits chuchotées, de soupirs étouffés et de rires contenus au château de Flavigny, propriété des parents du jeune capitaine.
L'apocalypse se déchaîne maintenant aussi au-dessus du col de Vieil- Armand ou Hartmannswillerkopf. Les Vosges sont à feu et à sang.
Derrière les forêts et les monts, découpant la cime des arbres auréolés d'orange en un vitrail d'une incomparable tendresse, le soleil se lève à l'Orient perpétuant ainsi la renaissance et l'immuabilité des choses comme une ode à la joie, à la vie, à l'amour.
Une chanson trotte dans la tête d'Aurélie, « …m'ont appelée vilaine…avec mes sabots dondaine. En passant par la Lorraine… »
— Pleure mon Alsace, pleure ! Ta robe est tâchée du sang des braves. Souris mon Alsace ! Car un jour tu vaincras. Ris mon Alsace ! Car aujourd'hui tu es libre.
FIN
©by Peter O'Roy