Phoenix.

Jimi B. Watson

Un homme masqué. Une histoire de vengeance. Un épilogue sur partition sanglante...

1946. Prague, Tchécoslovaquie.

« Bienvenue au Rudolfinum de Prague, monsieur Glazkov. Nous sommes honorés de votre présence... » Andreï Glaskov tapota l'épaule d'Edvard Beneš : « L'honneur est pour moi, monsieur le président de la République ! »

Andreï était un homme massif à la voix puissante. Sa stature était si impressionnante que son costume semblait pouvoir se déchirer d'un moment à l'autre. Il traversa le hall d'un pas lourd, la tête haute, puis jeta un regard agacé derrière lui. « Tania, ma chérie, reste à mes côtés, veux-tu ? » La dénommée Tania, de son vrai nom Tatiana, était la fille d'Andreï. Le visage noyé dans le fond de teint, encadré par une chevelure d'un noir de jais, la jeune femme était vêtue d'un manteau en fourrure d'astrakan et d'une coiffe surmontée d'une splendide plume de paon. Portant des talons excessivement hauts, elle manqua de trébucher tandis qu'elle rejoignait son père. Le célèbre ténor faisait l'objet d'éloges alors qu'il se frayait un chemin parmi la foule. Mais il ne prêtait pas davantage d'attention à eux qu'à sa fille qui se dandinait derrière lui.

Ils atteignirent enfin la fameuse salle Dvořák. Celle-ci était assez vaste, surplombée par une énorme coupole somptueusement décorée, elle-même soutenue par une vingtaine de colonnes nacrées. De nombreux spectateurs étaient placés au fond et sur les côtés, en mezzanine, mais Andreï et sa fille avaient déjà leurs places réservées au premier rang. Un orgue immense se dressait, juste derrière le plancher de scène. Andreï fit signe à Tatiana d'aller s'asseoir tandis qu'il allait s'entretenir avec trois hommes de forte carrure. Edvard Beneš apparut sur l'estrade et commença un discours de bienvenue. Andreï prit enfin place à côté de sa protégée, et balaya la salle du regard. Il chuchota à son oreille : « Tous ses officiers allemands dans la salle... Je n'aime pas ça... » Elle lui jeta un regard agacé : « Ne me dis pas que tu m'as encore mis ces gros bras sur le dos ? » Il se tourna vers ses hommes, qui lui firent un signe de tête en retour, et offrit à sa fille son plus beau sourire. « Et si. »

« Encore bienvenue au premier festival de musique du Printemps de Prague, et bon spectacle ! », conclut le président. Soudain, un roulement de tambours résonna dans toute la salle. Un homme était assis, tête baissée, sur une chaise en hêtre placée au centre de la scène, et tenait contre lui un magnifique violoncelle. Son visage était entièrement dissimulé sous un masque blanc ivoire. « Le Phœnix », tel était le nom qu'il s'était donné. Mais son véritable nom – Sacha Ivanov – était inconnu de tout le monde. Le « nouveau prodige de Prague », comme les journalistes l'ont qualifié, posa délicatement son archet sur les cordes de l'instrument. Le brouhaha tomba peu à peu, et le silence s'installa.

L'artiste exécuta alors les « Quatre saisons » de Vivaldi avec une dextérité hors du commun. L'archet allait et venait avec douceur, telle une danse, créant la plus belle des mélodies. Les sons graves et les sons aigus s'entremêlaient, comme les vagues de l'océan s'échouant sur la grève. Le public contemplait l'artiste masqué avec admiration et perplexité. Si le son avait été visible par l'œil nu, on y aurait vu une fine pluie de coton emportée par une légère brise, inondant les spectateurs d'un bonheur indescriptible. Le musicien acheva sa composition sur une ultime note, qui fit trembler le public. L'audimat ne faisait qu'un avec l'artiste et son œuvre. Ensorcelé par la beauté de la prestation, il passa un certain laps de temps avant que ne viennent les applaudissements. « Le Phœnix » se leva et fit la révérence. Puis il quitta la scène, en direction de sa loge, laissant place à l'orchestre philharmonique tchèque.

Sacha referma la porte de sa loge derrière lui et retira le masque. Il le posa devant un miroir immaculé où il put contempler son visage meurtri. Ses joues étaient creusées et ses paupières alourdies par la fatigue. Une barbe de trois jours dissimulait de profondes cicatrices, qui le faisait souffrir à la moindre expression trop marquée. Il avait perdu à jamais le sourire... Il ôta sa chemise, dévoilant un corps musclé, couvert de bleus et de cicatrices. Il resta longtemps à se contempler dans le miroir, non pas par narcissisme, mais comme pour interroger son reflet. Il pencha la tête sur le côté, et tenta un sourire. En vain...

On frappa à la porte. Sacha ferma les paupières, et les rouvrit, comme pour revenir à la réalité. Une voix féminine appela. Avant qu'il ait pu répondre quoi que ce soit, la jeune femme entra. Sacha soupira lorsqu'il vit à qui il avait affaire. « Je suis Tatiana Glazkov, j'aimerais vous féli... » « Je sais, c'est très aimable à vous, mais il vaudrait mieux que vous repartiez tout de suite d'où vous êtes venue. » trancha Sacha, qui parlait davantage au reflet de la jeune femme plutôt qu'à elle-même. Le jeu du miroir faisait qu'il pouvait la voir sans qu'elle ne puisse le voir. Son dos musclé lui vola un bref sourire gêné, mais elle ne pouvait pas voir son visage, ce qui la troubla profondément. « Vous.. vous avez enlevé votre masque ? Montrez-moi votre vrai visage... » Mais Sacha ne bougea pas. « Pourquoi vous ne vous retournez pas ? » Sacha feignit de se recoiffer, et répondit : « Ce ne serait pas une bonne idée... » « Retournez-vous, vous dis-je ! » insista Tatiana.

Sacha posa la brosse sur la commode, puis se retourna, lentement. La jeune fille écarquilla les yeux et poussa un cri. Un homme surgit alors dans la loge, arme au poing. Un coup de feu retentit, et un geyser de sang peignit une fresque écarlate sur les murs. Le pistolet de Sacha fumait toujours. Hélas, c'était l'ultime balle du chargeur, et il dut se résoudre à utiliser un coupe-papier pour réduire au silence le deuxième homme. Le troisième homme de main fondit sur lui, mais Sacha l'esquiva et lui brisa le crâne avec une violence inouïe contre le miroir.

Sacha demeura immobile un certain temps, comme perdu dans ses pensées. Ses poings étaient toujours serrés, dégoulinant du sang de ses victimes. Il ne prêta pas attention à Tatiana, qui s'était réfugiée dans un coin de la loge, recroquevillée, le corps parcouru de tremblements. Elle résista quelques instants, mais finit par perdre connaissance. Sacha se lava les mains dans le lavabo, avec calme. La symphonie de l'orchestre était à son apogée mais bien que le son parvenait jusqu'à sa loge, il n'atteignait pas son cœur. Sacha se sentait vide, comme une machine. Il avait tué trois hommes en un instant, et avec une violence et une facilité incroyable. Il n'avait ressenti aucune pitié. Ces hommes devaient mourir, un point c'est tout.

Quand il eut fini de se laver le visage, il se plaça devant le miroir brisé. Des gouttes de sang ruisselaient encore le long des fêlures. Sacha s'empara de sa chemise. Le temps qu'il passe la tête dans sa chemise, il crut voir un homme l'attaquer par derrière, ce qui l'obligea à se retourner, coupe-papier à la main. Mais son imagination lui avait joué un tour. Au loin, il entendit le public appeler « Le Phœnix ». L'orchestre avait fini de jouer, et c'était à son tour à présent. On frappa à la porte. Sacha regarda tour à tour la porte et corps inertes sur le sol. La porte s'entrouvrit, mais buta contre la tête de l'un des cadavres. « Dépêche-toi champion, c'est à toi ! Tout le monde t'attend avec impatience ! » Sacha acquiesça vivement, et il entendit avec soulagement les pas s'éloigner. Sacha finit par boutonner la chemise et replaça le masque blanc sur son visage. Tout à coup, il se sentait mieux. De cette manière, il pouvait rejeter la culpabilité sur cet être inexpressif. Il jeta un coup d'œil à la jeune fille toujours évanouie, puis s'empara de son violoncelle. Il enjamba les corps, en évitant de souiller ses chaussures dans les flaques vermeilles, et prit soin de fermer la porte à clef derrière lui.

De nouveau sur scène, « Le Phœnix » fut accueilli avec ferveur. Il s'installa confortablement sur la chaise située au centre de l'estrade, à l'ombre de l'immense orgue doré. Les acclamations tombèrent et laissèrent place au silence. Tous les regards étaient braqués sur le musicien, prêt à offrir au public une nouvelle merveille auditive. Mais alors qu'il allait entamer sa composition, il se leva soudain et invita le célèbre ténor à monter sur scène. Andreï Glazkov, perdu dans ses pensées à cause de l'absence prolongée de sa fille, fut tout d'abord surpris, puis finit par accepter, fort de son orgueil et poussé par le public. Le ténor salua le violoncelliste d'une poignée de main sincère, et tous deux se concertèrent pour choisir le morceau. Andreï constata tout à coup des traces écarlates sur la manche de Sacha. « Vous êtes blessé ? » « Oui, l'archet est parfois traître... » Sur cette réponse énigmatique, Andreï esquissa un léger sourire. Il se plaça devant le public et leva les bras vers le ciel, ce qui suscita de forts applaudissements. Sacha entama une petite introduction mélodieuse, puis la voix puissante et profonde du ténor se joignit à elle. Alors que les spectateurs étaient prêts à fondre en larmes devant pareille beauté, Sacha se laissa égarer par ses souvenirs...

***

1936. Prague, Tchécoslovaquie.

« Je suis rentré ! » dit Sacha d'une voix enjouée, en refermant la porte derrière lui. « Il y a quelqu'un ? » Il longea le couloir sur la pointe des pieds, d'un air amusé. « Chérie... Je sais que tu es cachée... » Il regarda sous la table, derrière les rideaux... Il feinta de réfléchir, le doigt posé sur le menton,  puis ouvrit tout à coup la porte de l'armoire. Sa fille surgit de l'intérieur et atterrit dans ses bras. Ils se serrèrent tendrement l'un contre l'autre. Sa femme fit son apparition : « Tu es en retard, chéri... » Mais ce n'était pas un reproche, plutôt une taquinerie, et Sacha le comprit aussitôt. Il se débarrassa alors de ce pot de colle et ôta de sa poche un petit ourson en peluche. Sa fille sauta de joie, lui arracha l'objet des mains et disparut dans sa chambre. Sacha se débarrassa de son manteau et s'approcha de sa femme pour lui déposer un baiser...

La porte d'entrée vola en éclats. Le couple fut projeté à terre. Une demi-douzaine d'hommes investirent la maison en un instant et l'un d'eux ramena la petite fille. Sacha, sonné, fut séparé sans problème de sa femme, et jeté dans un fauteuil. Du sang coulait de sa tempe droite. Celui qui semblait être le leader du groupe se posta devant lui, les mains appuyées sur les genoux. « Bonsoir, monsieur Ivanov... Je viens pour l'interview. » Sacha leva la tête. C'était un homme assez fort, vêtu d'un long manteau gris, et d'un chapeau qcouvrant d'ombre son visage. Pas de doute, Sacha savait à qui il avait affaire : le Parrain en personne.

En effet, un peu plus tôt dans la journée.

« Mr Ivanov, pensez-vous en être capable ? » demanda une journaliste. « Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir. Je suis un gardien de la paix, rappelez-vous, et non un politicien ! Mon devoir est de faire respecter la loi dans cette ville gangrenée par la corruption et la violence. Notre pays est un grand corps malade, qui ne résistera pas longtemps, d'autant que la Wehrmacht est bientôt à nos portes ! Alors je m'y engage personnellement. Ce... « Parrain », dont le visage est inconnu, doit être révélé au grand jour, afin de le faire tomber, lui et toute son organisation ! » « Comment allez-vous vous y prendre ? » « Je ne sais pas... Une interview, peut-être ? » railla Sacha.

Le Parrain prit le nez de Sacha entre deux doigts, comme l'on fait à un enfant pas sage. « Tu vois, ici, on n'aime pas trop les héros. Les héros, on leur brise les jambes. Compris ? Je pourrais te couper la langue et te la faire manger, pour que tu cesses de sortir de bêtises... » Il se plaça derrière lui et lui plaça un revolver dans la main. « Mais j'ai ma petite idée. On va jouer à un jeu, toi et moi. Tu aimes les choix ? » Guidant sa main de droite à gauche, visant à tour de rôle la femme puis la fille, il lui chuchota à l'oreille. « Tu n'imagines pas ce qu'on pourrait leur faire. Mais je suis clément : tu peux sauver l'une d'entre elles. Il n'y a qu'une balle dans le chargeur. Fais le bon choix. » Face à ce dilemme, Sacha n'eut d'autre recours que de tenter d'échapper à son agresseur, mais celui-ci lui glissa un canif sous la gorge. Tenant fermement l'arme et la main de Sacha d'un seul bloc, le Parrain exerçait un contrôle total sur la situation. Alors, impatient, il poussa le doigt de Sacha, qui appuya, malgré lui, sur la gâchette. Sa fille s'écroula, une balle dans la tête. La femme de Sacha poussa un hurlement de désespoir, mais un des hommes la fit taire d'un coup de crosse. « Emmenez la femme, et faites-en ce que vous voulez... » dit le Parrain à l'intention de ses hommes de main, puis il se plaça devant Sacha, lui jetant un regard faussement interrogateur. Sacha était absent. Sa fille était morte, et sa femme allait sans doute subir le même sort, mais seulement après avoir satisfait les gangsters... Que faire ? Sacha n'avait plus la force ni la volonté de tenter quoi que ce soit. Il était réduit à néant. Détruit. Le Parrain avait gagné.

Une bonne semaine passa avant qu'il ne se réveillât, dans une geôle sombre et humide. Le grondement de l'océan l'avait bercé jusque là, mais le froid saisissant l'avait sorti du sommeil. Les vagues puissantes s'écrasaient contre les murs de la prison avec fracas. Une tempête se préparait. Sacha regarda autour de lui. Il avait l'impression d'avoir été jeté aux oubliettes. Les pavés étaient rongés par le sel, mais des mousses parvenaient à survivre dans les excavations. Était-il mort ? Seul Dieu le savait. Le vent passait à travers les barreaux, produisant un sifflement aigu. Le froid, mêlé à l'humidité, créait un mélange mortel pour le corps meurtri de Sacha.

Les années passèrent. Pour survivre, Sacha récupérait l'eau de pluie dans le creux de sa main à travers les barreaux, et se nourrissait de mousses qui poussaient entre les pavés érodés. Un jour, alors qu'il était affamé, il dût se retenir de ne pas manger ses doigts. A partir de ce moment, il se résolut à mettre fin à ses jours.

Mais c'est alors que quelqu'un vint. Un homme, dont Sacha ne pouvait distinguer que la silhouette, ouvrit la porte métallique dans un crissement atroce. Il poussa du pied un corps dans la cellule, qui gémit en heurtant le sol dur. Puis il referma la porte à clef, sans accorder un regard à Sacha, et les pas s'éloignèrent, pour longtemps.

Le lendemain, Sacha fut réveillé par une douce mélodie. Il ouvrit les yeux. Il se trouvait toujours dans la cellule sombre, humide et froide. Mais quelque chose avait changé. Le corps inerte de la veille n'y était plus. Assis contre le mur d'en face, dans la pénombre, l'inconnu jouait du violon. C'était une mélodie douce et lente, emplie de tristesse. Sacha eut l'impression qu'il aurait pu rester là, à écouter la complainte, jusqu'à la fin de ses jours. Car la simple présence d'un autre être humain alliée au son de l'instrument lui réchauffait le cœur. Après une éternelle période d'agonie, il se sentait revivre, comme le phœnix renaît de ses cendres. Sacha observa ses doigts noueux qui, délicatement, faisaient vibrer les cordes avec l'archet.

Lorsque la nuit tomba, et que la cellule fut plongée dans le noir total, Sacha fut parcouru d'un frisson. Le soulagement d'avoir de la compagnie se transforma soudainement en danger, puisqu'il ne pouvait voir où se cachait l'autre. Il était peut-être juste à ses côtés, prêt à le dévorer, comme Sacha lui-même avait failli dévorer son index. Et puis, la tempête étant tombée et la mer étant calme, un silence de mort s'abattit sur la geôle. Il y avait de quoi devenir fou !

Mais, comme si Dieu lui-même avait entendu ses prières, les nuages disparurent et la pleine lune éclaira abondamment la cellule. Sacha, qui était recroquevillé dans un coin, trouva une position plus confortable et vérifia si l'autre n'avait pas bougé. Il s'approcha lentement de lui, comme on s'approche d'un chat avant qu'il ne s'échappe, et remarqua qu'il dormait profondément. Sacha reprit sa place et ferma les yeux, cherchant le sommeil.

Le jour suivant, alors que l'autre jouait sa mélodie quotidienne, Sacha s'approcha de lui, tout en conservant une certaine distance. « Salut. Tu joues plutôt bien. Est-ce que je peux essayer ? » L'inconnu lui jeta un regard suspicieux. « Je m'appelle Alekseï Abramovitch. Et toi, qui es-tu ? » dit-il soudainement. « Je m'appelle Sacha Ivanov. » Alekseï tendit alors une main à Sacha, qui la serra vigoureusement. Puis il lui confia l'instrument. Sacha s'adossa contre le mur et plaça le violon contre son épaule. « Tu es mal parti comme ça ! C'est contre le cou... que ça se met ! » expliqua Alekseï. Sacha s'exécuta. Il posa l'archet sur les cordes, et tenta quelques notes. Malheureusement, ce ne donna rien d'autre qu'un abominable grincement. « Ouh là là ! Tu vas tout casser ! » cria Alekseï en se précipitant sur lui. Il lui arracha l'instrument des mains et lui montra. Il le lui repassa, mais Sacha ne faisait que produire un véritable supplice pour les oreilles.

Les jours, les semaines et les mois passèrent. Alekseï et Sacha étaient devenus plus qu'une simple relation de maître et d'élève. Ils étaient amis. Un soir, alors qu'Alekseï récoltait l'eau de pluie dans le creux de sa main, il faillit s'étrangler. « C'est toi qui as fait ça ? » demanda-t-il. « Qui veux-tu que ça soit d'autre ? Les rats ? » railla Sacha. « Recommence pour voir ! » insiste Alekseï. Sacha s'exécuta. L'élève avait dépassé le maître, comme dit le dicton.

Le lendemain, Sacha se réveilla, comme tous les jours de mauvais temps, recueillit l'eau de pluie pour s'hydrater. Il s'approcha alors d'Alekseï et lui tapota sur l'épaule pour le réveiller. Mais son ami ne bougea pas. Il le secoua un peu plus fortement, mais le corps s'affaissa, sans vie. Sacha se laissa tomber par terre. La Mort avait finalement réussi à le cueillir dans son sommeil. Il resta assis là, pendant des heures, à contempler celui qui lui avait appris à vivre. Quelle ironie.

Soudain, Sacha eut une idée. Il s'empara de l'archet d'Alekseï, le brisa et introduisit un morceau dans la serrure. Pendant des heures, il tenta par tous les moyens de déclencher le mécanisme. Ses doigts étaient en sang, à force de se frotter contre le métal. Enfin, alors que la nuit tombait, il entendit un « clic », et la porte s'ouvrit. Sacha se releva et jeta un dernier regard vers son ami, avant de disparaître.

***

Sacha, jouant le violoncelle, davantage par son instinct que par sa volonté propre, revint à la réalité. Il vit Andreï, de dos, faire vibrer sa voix empreinte d'une passion unique. Il acheva sa mélodie, puis se leva, et glissa l'archet sur la gorge. Délicatement, il avait tourné son poignet pour le menacer, non pas avec la mèche de crin, qui fait vibrer les cordes, mais avec le bois, où une fine lame de rasoir était dissimulée. Le public était en émoi. Les officiers se levèrent de leur siège, prêts à dégainer leur Luger P08.

« Te souviens-tu de moi ? » murmura Sacha à l'oreille d'Andreï. Celui-ci fit non de la tête. Alors Sacha resserra l'étau et lui susurra : « En un seul instant, tu m'as pris ce que j'avais de plus cher... Tu m'as laissé croupir dans un cachot pendant des années... » De la sueur perla sur le front d'Andreï quand il commença à sentir la lame entamer sa peau. « Oh ? La lame sous la gorge... ça te rappelle peut-être quelque chose ? Sauf qu'aujourd'hui, c'est moi qui te tiens... » Les souvenirs d'Andreï resurgirent enfin. « Le flic ? Tu es le flic, c'est ça ? » « Tout à fait. Ce jour-là, tu m'as détruit... Mais je suis le Phœnix... Je n'ai pas choisi ce nom par hasard... Tu m'as détruit, mais je suis de retour... Et bien plus puissant, car animé par une vengeance que je n'ai pas pu assouvir pendant des années... » Andreï tenta de s'échapper, mais la poigne de Sacha l'en empêcha. « Dis-moi... As-tu peur de la mort ? »

Sacha retira l'archet d'un mouvement brusque, et Andreï porta aussitôt les mains à sa gorge. Du sang jaillit telle une fontaine écarlate sur les premiers rangs du public. Chaque goutte traversée par le faisceau lumineux des projecteurs produisait un prisme multicolore d'une indescriptible beauté. Andreï devint livide, et tomba à genoux. Sacha contemplait son œuvre avec une certaine jouissance mêlée d'un soulagement profond. Le corps s'affaissa enfin, s'écrasant en contre-bas de l'estrade, secoué de spasmes. Puis le corps s'immobilisa. Sacha, qui était sujet à une sorte de transe, ne sentit pas tout de suite la douleur. Les projectiles qui avaient fusé du canon des armes allemandes, traversèrent son corps en plusieurs endroits. Une balle atteignant sa cuisse le fit trébucher, la tête frappant le parquet de la scène.

Tandis que la vie le quittait peu à peu, les rires d'un enfant attirèrent ses sens. Sa vision se brouilla, et bientôt il se vit marchant dans son quartier. Le soleil brillait dans un ciel bleu sans nuage, et la température semblait parfaite. Sacha contourna une voiture et vit sa maison. Cette maison qu'il n'avait plus vu depuis dix ans... Il poussa la porte entrouverte et entendit de nouveau les rires. Il parcourut les couloirs à sa recherche, à la fois heureux et intrigué. Il déboucha enfin sur le jardin. Des fleurs de multiples couleurs formaient un arc-en-ciel entourant l'herbe d'un vert émeraude. Au milieu jouait sa fille. Dès qu'elle le vit, elle courut se jeter dans ses bras. Sacha la serra contre lui et tourna sur lui-même en riant. La joie fut à son comble lorsque sa femme apparut et vint déposer un tendre baiser sur ses lèvres...

Le masque tomba. Une larme perla le long de sa joue. Il les avait enfin retrouvées.

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