Requiem pour un tueur
Thomas Delavergne
Lundi 16 juillet
Ereinté mais heureux. La foule leur demande de revenir pour un quatrième rappel. Johnatan, manageur de Subvers/If, mime au chanteur une gorge douloureuse qu’il faudrait économiser s’il veut pouvoir chanter demain. Et les jours suivants. Le « Subvers/If Tour » a débuté il y a neuf jours à Nice, il reste encore 18 dates sur les 24 programmées. Le hic, c’est qu’Armand, chanteur charismatique du seul groupe rock contestataire dont la présence dans les médias de masse n’inspire pas le dégoût des puristes, ne connaît pas le mot économie. D’ailleurs, l’économie et la finance reviennent dans ses chansons comme les deux ennemis majeurs à éradiquer. Douze ans après sa sortie, « Broke Wall Street » a été reprise avec une rage folle digne d’une nouveauté, lors du second rappel, par une foule à forte concentration gauchiste et anarchiste.
Armand est tiraillé par le conseil de son agent, car sa gorge l’irrite un peu après 2h20 à forcer sur ses cordes vocales. De l’autre côté des coulisses, un coup d’œil vers Nico, qui essuie la sueur recouvrant sa barbe ainsi que le manche de sa basse, le convainc de revenir une ultime fois. Le guitariste à la chevelure hirsute, Marco, fait son appartion en premier, suivi du batteur (Adams) qui fait tourner les baguettes autour de ses doigts, et de Nico qui jette sa serviette pleine de sueur à des fans ivres de joie. Et ivres tout court, évidemment.
Mardi 17 juillet
9h. La cocaïne n’étant pas le meilleur allié du sommeil, Armand a eu un mal de chien à s’endormir. L’adrénaline de la scène et un public bouillant ont mis du temps à descendre de son cerveau d'individu torturé. Les lignes de C prises sur les fessiers soyeux et fermes d’une groupie n’ont pas aidé… Dernier couché, premier levé. Attablé dans la salle où est servi le petit-déjeuner, le réceptionniste glisse au rockeur une enveloppe vierge. « Vers une heure du matin, une moto de grosses cylindrées a fait chauffé ses pneus générant un bruit assourdissant, annonce un peu médusé l’employé de l’hôtel. Mon collègue est sorti pour lui demander d’arrêter. L’individu casqué à jeter sur le parvis de l’hôtel cette lettre à votre nom. »
Un regard ahuri, pour ne pas dire bovin, transperce le chanteur. Essayant de cacher les maux de tête dus aux excès, qui ne facilitent pas une réflexion intense, Armand se ressaisit et reprend les usages du fils de bonne famille qu’il est. « Veuillez excuser ce chauffard. Je suis désolé qu’une énergumène anonyme vienne déranger votre clientèle à une heure si tardive. Je me demande bien qui peut adopter un comportement aussi nuisible. Et merci d’avoir jouer le rôle de messager. » Alors que le réceptionniste retourne à l’accueil, un rictus plein de cynisme se dessine sur le visage d’Armand : « Messager. Ou pigeon qui voit passer des voyageurs, aurais-je dû dire… ». D’un coup sec, la lame de son couteau ouvre l’enveloppe. Une seconde plus longue que la moyenne vient de s'écouler.
« Fais attention à toi sale mégalo. J’aurai ta peau… bientôt ».
Aucune signature. Ecris avec du sang à l’odeur âcre, Armand s'étonne, puis sourit : « Tiens, je ne savais pas que le lobby des tueurs de moutons m’en voulait ». Une main se pose sur son épaule gauche au même moment. Le chanteur sursaute, Adams lui demande comment il va. N’ayant pas eu le temps de replier la lettre, le batteur regarde son ami d’enfance droit dans les yeux : « Allez, dis-moi. Tu sais que je suis une tombe ». Armand s’assure que leur agent ne soit pas dans les parages. « Pas un mot à Jonathan. Il serait capable d’annuler la tournée ce procédurier de mes deux. »
Les explications données, Adams ne croit pas en l’argumentaire de son ami, convaincu du non-danger des menaces. « Un ado qui regarde trop de serial-killers, fan de Christophe Hondelatte et adepte de jeux vidéos sanguinaires, ça ne peut pas me faire mal. Ou pire, un vieux raciste sur le retour… » Jonathan arrive avec le reste du groupe, qu'il a eu du mal à sortir du lit. Un échange de banalités s'installe. La précédente discussion laisse Adams dubitatif.
10h. Le tour-bus chargé d’instruments, le plein d'essence effectué : les roadies attendent dans leur van l'heure du départ. Quatre intermittents du spectacle au physique de déménageurs, dont deux fidèles, officient pour l’approche technique de la scène. Montage, câblage, installation des amplis n’ont plus de secret pour eux. Un quatuor taciturne et efficace auprès duquel Armand n’a pas d’atomes crochus. Cependant, un vrai respect s’installe au fil des jours.
En route pour Toulouse, la ville natale d’Armand et Adams, l’ambiance n’est pas digne des grandes heures du rock. Ce dernier ne cesse de repenser à ce qu’il a lu. « Comment peut-il être aussi puéril, ne pas réaliser ce que la notoriété inspire chez des déséquilibrés », s’interroge intérieurement le chevelu. Nico écoute son MP3, l'interrompt et demande à Armand comment va sa voix. Rassurant mais pas convaincant, le chanteur regarde les images du paysage, clope au bec. La Ville Rose approche.
15h. Arrivé près du Zénith, le groupe invite agent et roadies à prendre une mousse en centre-ville. Mattage des petites jupes, réflexions graveleuses font écho à deux blagues absurdes. Caché derrière sa casquette enfoncée jusqu’au milieu du front, lunettes de soleil imposantes, quasiment personne n’a reconnu la rock-star. Une moto arrive, freine brusquement. Le passager arrière, tout de noir vêtu, ganté malgré la chaleur harassante, sort une arme de son cuir.
Aucun des neuf membres du staff et du groupe n’a le temps de réagir, un impact échoue sur le thorax d’Armand. La précision du tir dénote un professionnalisme certain. Nico a eu le réflexe de pousser son pote – trop tard - dont une légère trace rouge orne son tee-shirt blanc. Comble du cynisme, le rockeur porte un « I shot the Sheriff » en l’honneur de Bob Marley. « Tranquille les mecs, je n’ai rien. Je ne sens aucune douleur », constate-t-il en pointant son index sur ce qui semble une tache de peinture. Nico reproduit le même geste, regarde ses compères en reprenant ses esprits : « Putain, c’est quoi ce délire ?!? Un mec t’a tiré dessus avec des billes de peinture. Le gars, il se croit sur un terrain de paintball ou quoi ».
Armand essaie de détendre l’athmospère : « Il a raison Valls, Toulouse regorge encore de disciples de Merah ». Deux roadies sourient, un autre rit jaune. Jonathan prend son téléphone pour prévenir la police. Adams met sa main pour empêcher qu’il ne compose le numéro tout en fixant méchamment la victime peinturée. « T’es trop con. J’ai jamais rien dit, mais là, faut arrêter de déconner », s’emporte Adams, bondissant de son siège. Tel un lion, il tourne sur lui-même et insulte son ami. Enervé, ne sachant que dire car fidèle à son vœu de silence, il shoote de toutes ces forces dans une bouteille d’eau en plastique.
Un silence pesant s’ensuit. Jonathan s’approche à dix centimètres du visage de son poulain capricieux, tel un père qui s’emporterait sur son ado de fils immature. « Si tu ne me lâches pas MAINTENANT ce que je devrais savoir, je t’assure que je serai pire que Natacha, la fan hystérique qui t’avait suivi jusqu’en Albanie. » Un souffle puissant, puis un regard noir : « Ton pire cauchemar. Etant donné que t’es pas capable de comprendre que je suis là pour te protéger, je vais devenir ton pire cauchemar ». Jonathan mettra ses paroles en actes, Armand le sait. Il explique donc devant toute l’équipe l’histoire.
Son approximation et sa désinvolture exaspèrent son agent. Lui veut savoir les moindres détails. « T’es relou Jonathan. Parano comme t’es, tu vas vouloir annuler la tournée ». Prenant un air pincé, le chanteur imite grossièrement son interlocuteur : « Tu vois pas qu’il cherche à te tuer. Et on dira quoi à l’assurance si ce malade te shoote sur scène, ce soir, dans ta ville. Non mais franchement, ton immaturité est sidérante ». L’assemblée ne peut s’empêcher de sourire. Max, le plus jeune des roadies, se laisse aller à un rire communicatif. Regard de tueur de Jonathan vers le technicien, puis vers Armand. « OK, vous êtes en train de me dire qu’il n’y a rien d’inquiétant à recevoir des menaces de mort, qui plus est avec du sang animal à première vue. Et que six heures plus tard, dans une autre ville, étrangement celle où vous jouez ce soir, un motard vienne te donner un avertissement. »
Les regards en disent longs. Nico, anxieux de nature, n’a cessé de se ronger les ongles depuis le tir. Il semble attaquer la deuxième phalange. Sans parler, sa tête hoche lorsque leur agent propose d’appeler la police, avec évidemment l’idée de ne pas communiquer quoi que ce soit de cette affaire aux médias. Adams n’a pas fini de se calmer, il recommande un deuxième cognac au comptoir. Cela ne l’empêche pas de tendre l’oreille.
17h30. Nonobstant une détermination folle à convaincre ses partenaires de ne rien dire à la police – « Oh les gars, on fait du rock, on crache sur les keufs et au moindre petit souci, on fait appel à eux. Notre public va vraiment croire qu’on a rien dans le froc » crache Armand - la raison l’emporte. Dans trois heures et demi, le concert au Zénith aura lieu mais le service de sécurité ne se composera pas uniquement d’intérimaires recrutés dans des quartiers populaires. La police de Haute-Garonne a décidé d’infiltrer la salle dans une discrétion absolue afin de ne pas exciter une population peu adepte des uniformes. Les roadies sont en train de déballer le matériel.
20h45. Max, Jéjé, Clark et Karim ont terminé l’installation scénique. La balance a eu lieu dans un climat tendu, Adams n’ayant pas aimé de se faire traiter de « petit bourgeois » par son pote de toujours. Max va se poser à l’accueil du Zénith, boire une bière après trois heures d’effort. L’édition locale du quoditien régional trône sur une table basse.
Avec dégoût, l’intermittent du spectacle se désole de reconnaître un proche en page Montauban, ville située à vingt minutes en train de Toulouse. Chat noir de sa famille, Max a quitté le foyer le jour de ses 18 ans. Depuis six années, il n’a donc pas revu son jumeau. L’article lui apprend que son frère Julien est devenu délégué régional d’Ile-de-France des Jeunesses Actives. « Futur leader des jeunes de droite de la France, il a réussi le petit opportuniste. Contrairement à moi, il n’a jamais dû se demander si sa mère l’était vraiment », marmonnait-il dans sa barbe entre deux veloutes de fumée.
Max a grandi jusqu’à sa majorité dans un environnement opposé à son mode de vie. Dès l'adolescence, le confirme se son double le désolait. Le roadie entame sa troisième tournée avec Subvers/If, en plus de militer à la CNT. Un anarchiste pur et dur que Xavier, l’ancien batteur décédé brutalement en 2011, avait rencontré dans un squat début 2000.
Quelques soirées ont suffi aux deux hommes pour devenir de fidèles compagnons d’infortune. Au point que Max se sentit obligé d’ « avouer » au batteur d’un des groupes les plus revendicatifs qu’il a beau être anarchiste jusqu’au bout des ongles, il n’en reste pas moins le fils de Marianne Marseillot, secrétaire générale du syndicat patronal français. Armand connaît semblable mésaventure puisque sa famille détient une cinquantaine d’hypermarchés dans le Sud-Ouest.
21h. Le concert a pris du retard. Le tueur savait qu’Armand buvait deux bières vingt minutes avant de monter sur scène. Un rite immuable qui a connu une légère entorse ce 17 juillet. A avoir chanté comme un dératé la veille, sa gorge en feu ne lui a autorisé que trois gorgées une poignée de secondes avant d’investir le Zénith…
Plein comme un œuf, le Zénith toulousain entre en ébullition quand Armand rentre le dernier pour hurler d’une diction rocailleuse : « Rahhh, quel plaisir de revenir à la maison. Comment ça va bien Toulouse ? ». Les titres s’enchaînent, nul ne peut imaginer l’après-midi ubuesque des Subser/If. La complicité entre Adams et Armand fonctionne comme au premier jour. Nico les regarde et se réjouit de constater que la scène est plus forte que les événements extérieurs à un groupe qui connaît le succès.
D’un coup, le public du Zénith assiste à une scène surréaliste. Armand chancelle, sa voix s’efface, une toux incessante s’invite. Nico dépose sa basse par terre, arrive vers Armand qui se tient la gorge à deux mains. Des cris fusent de la fosse. Les fans les plus hystériques tombent en larmes, la sécurité doit contrôler les punks alcoolisés.L
Incapable de développer, Armand arrive à murmurer : « J’ai un sentiment d’étouffement, ça me brûle depuis dix minutes ». Nico prend le micro, larmes au coin des yeux, et annonce que le show s’arrête là. « N’ayez pas peur, c’est aussi le rock », tente-t-il pour calmer une salle divisée en deux sentiments : la peur et l’indignation. Une poignée d’excités n’accepte pas d’avoir payé pour seulement trois quarts d’heure de concert. Au même moment, dans les coulisses, la Croix-Rouge s’active pour escorter le chanteur inconscient direction les urgences.
Jonathan convoque en urgence les trois autres membres du groupe afin de prendre une décision. Les médecins viennent de lui demander si Armand était défoncé. Chacun sait que le leader de Subvers/If ne tourne ni à la menthe à l’eau, ni à la cigarette. Son penchant pour le poudrage de nez énerve d’ailleurs ses compagnons de route, mais ne refusant pas une petite ligne à l’occasion, personne ne se voit faire la leçon à un ami. D’autant qu’Armand avait une carrière tracée dans la prolifique entreprise familiale, il n’a donc pas choisi le rock par appât du gain mais bien pour son mode de vie.
« Vous savez qu’à l’hosto, ils vont procéder à une prise de sang. Ils verront alors qu’Armand était coké dans les 48 dernières heures. Mais on ne va pas se mentir, je sais qu’il a été raisonnable. Cette brûlure dont il t’a parlé Nico une fois à terre, ça sent le motard de la terrasse de cet après-midi. J’en mettrai ma main au feu », clame l’agent en tenant les trois autres membres comme un pack de rugby. Jusqu’à nouvel ordre, et par respect pour leur ami, cette affaire restera entre les mains de la police. Discrétion totale assurée. Reste à s'assurer qu'un fonctionnaire ne joue pas le rôle de taupe.
23h20. Les trois musiciens regardent leur chanteur allongé dans un lit d’hôpital derrière une vitre. L’incompréhension domine. Qui voudrait s’en prendre à notre provocateur adoré, pensent-ils sans oser l’exprimer. Max, le jeune roadie, s’immisce entre eux. Gêné, il casse le silence pour rappeler qu’avant chaque concert, il sort deux bières du pack présent dans le tour-bus. Le rituel mis en place avec Armand a été modifié aujourd’hui.
« J’avoue avoir été surpris de ne pas trouver de pack, mais me suis dit que vous aviez peut-être éclusé plus que d’habitude. J’ai donc été commandé deux binouzes servis dans des verres plastiques au bar. C’est en allant me coucher que ça a fait tilt. Vous ne trouvez pas louche qu’Armand présente les symptômes d’une personne empoisonnée la seule fois où il ne boit pas dans des bouteilles. » Les trois paires d’yeux se regardent avec exaspération. Comme dans une mauvaise sitcom, quelqu’un chercherait à tuer la rockstar. Non, Nico ne veut pas y croire. Pourtant, le bassiste se souvient parfaitement que le pack contenait quatre ou cinq bières avant qu’ils ne descendent prendre leurs marques au Zénith. Ce détail n’a rien d’anodin s’obstine à répéter Adams. Marco, égal à lui-même, ne cesse de réfléchir mais aucun son ne sort de sa bouche.
23h40. Jonathan n’a pas décollé l’oreille de son téléphone depuis l’évacuation sur civière. L’ex-femme d’Armand n’arrive pas à voir qui pourrait vouloir tuer son premier amour. Malgré la séparation, la kyrielle de conquêtes du rockeur, les deux enfants qu’ils ont eus ensemble ramènent toujours Armand à la raison. Si une chose primordiale arrive dans sa vie, Sandrine sera la première informée.
En revenant vers les Subvers/If, Jonathan est surpris de la présence de Max. Bis repetitita. L’anecdote tient debout. Epuisé par cette journée, Jonathan pète les plombs et laisse entendre par ses sous-entendus que le fils de bourges qu’est Max n’est peut-être pas l’anarchiste qu’il prétend être. Sidéré, puis abattu moralement, celui-ci préfère partir. Marco sort de son silence, engueule son agent pour ce soupçon stupide et lui remémorre l’amitié profonde entre son prédécesseur à la batterie et Max. Le temps de le rattraper, de se confondre en excuses, Jonathan et le roadie anar prennent la direction de l’hôtel. Le trio d’artistes font de même après une dernière pinte à imaginer des scénarios plus improbables les uns que les autres.
Mercredi 18 juillet
8h. Toute l’équipe se retrouve à l’hôpital. Quelle robustesse, quelle force de récupération, quelle soif de vivre… Les qualificatifs pleuvent devant la santé d’Armand. « Ok, je ne peux pas gueuler comme une truie bande de petites cochonnes, mais vous reconnaîtrez que ça va pas mal pour un mec qui a bu 10 cl de Destop », taquine le rockeur. Impossibilité de forcer sur ses cordes vocales, donc de jouer demain soir à Bordeaux : le verdict sans appel exige un repos des cordes vocales d’au moins une semaine. Les médecins n’en reviennent pas de la force de récupération du Toulousain. Lui est convaincu que dans quatre jours, il brandira le poing sur la scène des Francofolies.
13h. La matinée fut ponctuée de discussions endiablées sur la stratégie de communication à établir. Grande gueule par nature, Armand a du mal à se taire. Surtout quand le sujet porte sur sa personne. Mégalo avait été employé à juste titre dans la menace. Il accepte de jouer le jeu d’écrire si son explication nécessite de trop parler et donc fatiguer son organe mis à mal. Les quatre complices arrivent sur un terrain d’entente.
Un communiqué publié sur leur site ne nie pas l’empoisonnement. Pour ne pas se victimiser et donner galvaniser son ennemi, Armand a pris un malin plaisir à écrire le post scriptum. « Il faudra plus qu’un produit chimique à fausse septique pour fermer mon clapet, petite fiente ». Rock. A jamais rock. Jonathan reste consterné face à cet ado attardé qu’il défend. Allez savoir pourquoi, au fond de lui, c’est ainsi qu’il le préfère.
16h. Le tour-bus a été tagué. Une plainte est déposée avant le départ pour La Rochelle. Armand a accepté l’annulation de la date bordelaise de demain, mais pas le festival qui lui tient à cœur. Quatre jours suffiront, se convainc-t-il. Les autres le suivent. Privé de concerts, leur ami sera tellement malheureux qu’il se droguera. Les conséquences pourraient être largement plus désastreuses.
Une menace orne le bus gris métallisé : « La fiente te chie dessus ». Jonathan, voix de la raison, n’arrive pas à convaincre Subvers/If que le jeu a assez duré. Armand sourit, l’air carnassier. Marco s’enterre dans un mutisme d’indignation. Nico prend l’épaule d’Armand afin de murmurrer un secret. Adams demande de façon ironique si un tweet ne serait pas de circonstance. Ce déséquilibré ne devrait pas se louper la prochaine fois, prévient leur agent. « Si j’ai besoin de rien te demander, je t’appellerai Jo », coupe court Armand. Plutôt que d’aller derechef au conflit, les deux hommes se séparent. L’agent décide de faire le trajet dans le van avec les roadies.
Dimanche 20 juillet
10h. Trois jours à ne pas boire une goutte d’alcool n’ont pu qu’assainir le corps d’Armand. Sa gorge apaisée lui en forte reconnaissante. Le problème se concentre dans l’humeur du chanteur. Cette abstinence l’a rendu irascible. Ses pulsions sexuelles compensaient quelque peu le goût du houblon. Adams chambrait en faisant remarquer que l’hôtel rochellais où séjourne le groupe a vu passer un nombre rares de fans. Toutes de la gent féminine. « Une pensée pour les femmes de chambre », avait tweeté le guitariste. Quant aux cigarettes, heureuse surprise, la sensation de manque s’est avérée minime.
18h. A trois heures du concert, Armand avoue à Jonathan être plus stressé qu’à l’accoutumée. Incapable de prendre du recul, il s’interroge sur ce potentiel tueur. « Franchement, tu penses que son énervement provient de mes chansons ? Je suis quand même pas le Che », s’autoanalyse l’artiste. Les tentatives d’explication de Jonathan sur l’incapacité à comprendre les hystériques le calmera quelques instants. Ce qui prime, ne cesse de lui répéter son agent, c’est qu’il ne faut pas monter sur scène si Armand ne le sent pas. Il n’a même pas tenté d’évoquer les assurances ou la compréhension du public, tant Armand appartient à cette race d’humain sensible, à fleur de peau.
20h40. Les vingt minutes précédents l’entame du concert sont devenus cultes et font vendre du papier depuis le concert toulousain. Même la presse people commencerait à se pencher sur la vie privée. Sang animal, lettre de menace, poison : le storytelling sied à merveille les torchons. Armand ne quitte pas du regard les deux bières apportées cinq minutes auparavant par Max. « Ah, tu crois que je vais changer mes habitudes pour toi espèce de fils de chien, s’époumone l’artiste blessé dans son for intérieur. C’est mal me connaître. » Quarante secondes suffisent à vider les 25 premiers centilitres. Un coup de tête vers la droite, un second sur la gauche, afin de détendre les cervicales. Un énorme rot résonne en loges. Les roadies se marrent, le régisseur également.
21h. Zéro retard, l’organisation se réjouit de la bonne tournure des événements. Les médias ne se cantonnent pas à évoquer Subvers/If, les trois autres formations ont reçu un bon accueil. Le microcosme parisien n’a cependant pas arrêté de lancer les plus folles rumeurs depuis l’ouverture des portes. La sécurité a été doublée, ce qui n’a pas empêché Les Défonceurs de Mouches de chauffer à blanc la jeunesse punk.
La deuxième bière a été ingurgutée à 20h50. Armand cache son trac derrière un humour assassin. « Si on arrive à donner de la rage à 17 000 personnes ce soir, soyez assuré que cette petite fiente aura un goût de poison sur les papilles. » Marco sourit, joue avec ses baguettes et s’exprime comme rarement jusqu’à ce jour : « Tu sais Armand, le rock nous fait bander. Mais si tu le sens pas, aucun de nous trois ne t’en voudra de ne pas affronter le public. Ni ce soir, ni demain ». Nico approuve, Adams se relève. Il rejoint son ami d’enfance dans cette soif d’affronter l’empoisonneur en répondant par un show « dantesque ».
21h20. La clameur de la foule en transe s’élève dans le ciel rochellais. Le chanteur se fait désirer, une fois n’est pas coutume, Armand arrive en dernier. La chaleur estivale plombe la cote Atlantique. Le mercure affiche 25°C à neuf heures et demie. A l’issue des deux premiers titres, la voix d’Armand n’a pas déraillé. Soulagement du côté de l’organisateur et de l’encadrement.
En sueur, le rockeur s’approche du côté droit de la scène. Max est là avec une serviette. Au moment de la recevoir, Armand est saisi d’un doute. Ce mec ressemble comme deux gouttes d’eau à Max, mais il me paraît plus mince. A peine le temps de poursuivre sa réflexion qu’une fiole d’acide vole en direction de son visage. Une partie termine son parcours près de l’oreille, une autre dans le cuir chevelu. Armand ayant eu le réflexe de donner un violent coup de tête sur sa droite, la majorité a échoué sur un ampli. Un machino comprend l’urgence, suivi d’un policier en civil… Le jeune homme, sosie du roadie de Subvers/If, est plaqué au sol. A faire pâlir d’envie un ailier du Stade Rochellais.
La musique coupée nette laisse résonner un râle rageur d’Armand, dont le seul but est d’exploser à coup de santiags le crâne de cet excité. Il en oublie la brûlure engendrée par l’acide. Au final, une cicatrice de 5 cm restera à proximité de l’oreille droite. Un moindre mal, car sans réflexe, c’est la vue que le chanteur pouvait perdre. La police évacue en deux minutes celui que la presse de caniveau surnommait « l’empoisonneur ».
21h50. Après dix minutes de pause, Armand revient accompagné de ses trois musiciens pour annoncer que le concert ne faisait que commencer. Jamais Les Francos n’avaient entendu le public donner de la voix de la sorte. Une alchimie, loin des compositions chimiques, se dressait le long des remparts de la vieille ville.
Lundi 21 juillet
2h. La prestation scénique restera dans les annales. L’histoire du rockeur faisant fi de la douleur aussi. Un passage aux urgences a révélé la nature de la marque indélébile qui restera gravé sur la face d’un Armand remonté à bloc.
Il vient d’apprendre que « la petite fiente » n’était autre que le frère jumeau de Max. Le dénommé Julien avait endormi son frère juste avec du Synthol après qu’il est déposé les deux bières d’avant-concert. Ligoter à un poteau sous la scène, personne n’aurait eu idée d’aller chercher son sosie physique dans un endroit aussi incongru. Seule fausse note que Julien n’avait pas prise en compte, la différence de poids entre les deux hommes. Le jeune représentant de la droite passait des heures dans une salle de sports quand son frère y préférait le café. Une heure de garde à vue a suffi pour faire avouer ce garçon ambitieux.
3h. Rageux d’entendre Armand prendre pour cible sa mère, Julien a décidé de se faire passé pour son frère afin de tuer celui qui chante « Un grand patron, ça jouit quand la masse en chie pour de bon. Un bon patron du Cac 40 mérite un destin à la Robespierre. » Dans sa déposition, il expliquera que sa décision de passer à l’acte est née au moment où le rockeur se vantait – lors d’une émission de radio nocture - que « Marianne Marseillot, sinon rimer avec intelligence de moineau, pourrait bien finir comme Marie-Antoinette si elle ne pensait pas à distribuer autre chose que des miettes aux salariés ». Julien n’a pas vu en ses mots une provocation, il a dit en pleurs aux policiers qu’il craignait qu’un fan de Subvers/If ne passe à l’acte. Alors, le fils a voulu éviter le pire à sa mère en éliminant ce leader d’opinion opposé à la sienne.
Mercredi 22 juillet
Dans une tribune au quotidien référence de gauche, Armand présente ses excuses à Marianne Marseillot à propos de la scission familiale qu’il a provoqué malgré lui. Le Toulousain a félicité l’attitude de Max. « Tu as su dépasser l’égoïsme familial dans lequel tu as grandi pour se reconstuire à travers la seule famille qui compte à mes yeux : celle du rock ! ».