Le Psaume du Duc Noir

Vincent Vigneron

L'Art Subtil des Fils de Kali tient en équilibre sur le bureau, menacé par les cold cases, les cercles concentriques des cafés, assemblées de gobelets vides ou bouillants, les chiffonnades de papiers fritures que la pause-déjeuner a laissé en l'état.

Entre les stores baissés, le soleil déclinant l'atteint, l'illumine comme un vitrail choisi entre tous. C'est un incunable, relié dans le cuir d'un animal des chaînes enneigées, il contient un savoir, jamais traduit, macérant depuis l'antiquité dans les hachures du sanskrit, imbuvable, irréductible, richement illustré par des agonies mythologiques, il patiente sur le bureau de Dean Salinas, rebut parmi d'autres priorités anodines, l'air de ne pas y toucher. C'est le kama-sutra de la mort.

Thanksgiving approche. L'Hudson agité dévergonde les éléments venus du Nord et les parapluies à un dollar, baleines incluses, s'arrachent sur les pavés, face aux voituriers des palaces contraints à l'immobilité. Le froid intense s'engouffre là où il peut, rencontrant façades colmatées, pas de porte sous brasero, seules les fenêtres de Salinas sont grandes ouvertes, alors le froid il ne se prive pas, il s'engouffre. Mais l'homme bouillonne, saisi par la fièvre du détective dans son instant Sherlock.

Quelques heures plus tôt il a auditionné ''Le Sherpa'', un mafieux dans la force de la quarantaine mais déjà totalement blanchi, un ours polaire, connu pour son dévouement sans faille. Il a gagné son surnom après des années à porter sur ses épaules les corps à faire disparaître, jusqu'au dernier étage sans ascenseur, à l'ancienne, derrière la porte vérolée d'un entrepôt au pied du Pont de Brooklyn, porter les vies brûlées par le mauvais business et les décharger dans une baignoire lugubre, dissoutes à jamais. Une baignoire uniquement consacrée à cet usage.

Si ''Le Sherpa'' se met à causer c'est qu'il a peur, lui le zélé, le taiseux par nature et devoir. Il a peur de son maître. Il a peur pour sa vie.

Ses paluches entravées ont accompagné son monologue, elles ont dit les allées et venues, les tabassages en règle, les rackets à droite et à gauche. Le coin de table des prévenus est toujours rayé, il est comme un palimpseste recouvert par les menottes grinçantes et les gestes saccadés sur le formica.

Duke Aberdeen, le boss venu des terres à alambics, de l'autre côté du Mur d'Hadrien, est connu comme le loup blanc. Son parcours a forcé le respect dans le milieu. Il a pris le bateau, armé de son acné et d'un tartan de rechange dans la valise, il a posé le pied dans la Grosse Pomme, l'asile, la terre promise qu'il voulait marquer de son empreinte. Novice dans une société secrète, il ne lui a fallu que quatorze mois pour élaguer les branches hiérarchiques qui le séparaient du pouvoir. Depuis, il est dans la place. Il s'est diversifié. Il prie toujours des dieux inconnus mais ils ont de plus en plus son visage. La moitié de Canal Street lui appartient. L'autre moitié lui mange dans la main. Il y a 5 ans il a racheté les maisons insalubres de Mulberry Bend car l'une d'entre elles a abrité les frasques d'Al Capone en culotte courte. D'aucuns disent qu'il a dépassé son mentor. Ses revendeurs distribuent comme des galettes précieuses les DVD piratés et ceux, payables une fortune en cash dans des boudoirs confidentiels, contenant les images d'orgasmes et de morts non simulés. Avec sa garde prétorienne il organise la disparition des gêneurs, il casse les jambes les jours de météo contrariante. Ainsi agit Duke Aberdeen, premier du nom.

Des sténos en képi déroulent des théories de noms, lieux et délits ajoutés ou retranchés aux contingences humaines. En s'étirant Salinas fait craquer ses phalanges. On entend le gaz se déplacer et non pas les os craquer. C'est pour lui une métaphore de l'investigation policière, une traque de la réalité au creux des apparences. Si Le Sherpa n'avait pas grandi dans les tôles fangeuses d'une mégapole indienne il n'aurait jamais pu boucler l'affaire. Cet homme, presque illettré en anglais, connaît par cœur mantras et poèmes de la Bhagavadgita. Son sang n'a fait qu'un tour en lisant le grimoire de Kali dans lequel sa mort de serviteur était programmée. Il a frémi devant le pouvoir occulte qu'il s'apprêtait à déchaîner s'il le traduisait.

L'inspecteur referme la fenêtre sur un ballet de voitures NYPD, sirènes et gyrophares toujours au bord de la disparition, décibels et photons en route quelque part. Aujourd'hui la plupart se dirige vers le manoir d'un Highlander qui se croyait immortel.

  • Est-ce que ce texte est le "pilote" d'une série ou un one shot ? Est-ce qu'on va revoir Salinas ? Je trouve ça très bon, très dense, et il me semble que ce personnage-là, ainsi que le Duc en ont encore pas mal sous la pédale...

    · Il y a presque 11 ans ·
    Sylviane doise  petite narratologie du quotidien  rip

    gameover

    • Merci pour votre commentaire. En fait Dean Salinas est un personnage assez malléable, qui se glisse d'une histoire à l'autre, mais il incarne des protagonistes différents. Cependant quand il apparait sur le papier il a toujours les mêmes traits pour moi, ceux de Sam Shepard, une sorte de cow-boy fatigué, de personnage qui a roulé sa bosse un peu partout, qui a bon fond mais est un peu coupé de ses émotions... Il chemine, il apprend ;)

      · Il y a presque 11 ans ·
      Vincent web 195

      Vincent Vigneron

    • J'avais découvert Sam Shepard avec l'Etoffe des héros et depuis, je le suis parce que je suis une inconditionnelle de l'Amérique qu'il représente; en fait je suis une inconditionnelle des héros hobos dans l'âme.
      En tous les cas votre personnage existe et votre écriture le sert pleinement. Je vais lire vos autres textes pour partir à sa recherche :-)
      Un dernier mot L'Art subtil des fils de Kali... J'adore!

      · Il y a presque 11 ans ·
      Sylviane doise  petite narratologie du quotidien  rip

      gameover

    • Merci, ça me touche !

      · Il y a presque 11 ans ·
      Vincent web 195

      Vincent Vigneron

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