Le repos du guerrier

franz


Bouche entrouverte gourmande, yeux marron effrontés… droit dans les miens, narines dilatées… Décidément la photo en couverture de ce Livre de Poche me fait un sacré effet. Brigitte Bardot est couchée sur un homme nu, au torse velu et au sourire narquois. Et le titre en noir semble proclamer la victoire de ce mâle repu après une nuit orgiaque : «Le repos du guerrier ». En quatrième de couverture, l'épaule ronde et la cascade dorée de l'actrice s'offrent en prime à mon regard de seize ans.

Contrairement à Rimbaud qui prétend qu'à dix-sept ans on n'est pas sérieux, moi je le suis… Très sérieux même, au moment où je sors de ma serviette le livre que m'a discrètement refilé Jean, mon meilleur copain. J'ai le cœur qui bat violemment, les tempes qui tapent et les jambes flageolantes. Je me précipite sur mon lit pour ouvrir au hasard le fameux bouquin dont parlent à voix basse les adultes initiés.

Une odeur puissante me saute au nez… une effluve troublante s'échappe des pages… Je les approche de mes narines, ah… je ne sais pas si c'est le mélange d'encre et de papier… ou le parfum des aisselles de Brigitte que je respire à plein nez... La page 75 qui me saute aux yeux achève de mettre en émoi le jeune puceau que je suis.

Geneviève - … J'ai seulement besoin de toi.

Renaud - Besoin de quoi? dit-il froidement.

Geneviève - De toi.

Renaud - De quoi, moi?

Geneviève - De… que tu sois là.

Renaud - Assez de généralités. Des précisions.

Geneviève - De… tes mains… de…

Renaud - De?

Geneviève - De ta bouche.

Renaud - Je te fais jouir?

Geneviève - Oui.

Renaud - Tu aimes ça?

Geneviève - Oui.

Renaud - Dis-le.

Geneviève - J'aime ça.

 Mes doigts tremblent en tournant les pages, mes yeux avides cherchent d'autres mots comme «jouir»… Je tombe sur «con», «cul», «baiser»… C'est la première fois que je lis dans un livre des mots pareils. Et c'est une femme écrivain qui les met dans la bouche d'une autre femme, si belle, si désirable…

Complètement remué, j'entame le livre de Christiane Rochefort depuis le début et je ne le lâche plus. Zut ma mère m'appelle pour le repas du soir, je n'ai pas faim, j'ai juste envie de dévorer l'histoire de cette jeune bourgeoise, rangée, fiancée, étudiante en psychologie qui tombe sous l'emprise d'un jean-foutre rescapé d'un suicide, au physique ingrat mais à l'intelligence aiguë.

J'ai l'impression de tomber sur une planète inconnue.

Au deuxième appel de ma mère, je rejoins la table familiale.

- Que se passe-t-il? tu n'as pas l'air dans ton assiette, me dit ma mère.

- Non... ce n'est rien... un peu de fatigue peut-être...

J'ai trimballé le bouquin partout, au lycée, dans le bus, dans la rue, même aux toilettes, et deux jours après l'avoir achevé, j'ai eu envie de le recommencer.

J'ai découvert avec Geneviève la naïve narratrice, la frénésie du désir, de jouissance, l'aliénation de l'amour, l'aveuglement, l'esclavage, l'humiliation extrême. Je découvre en même temps le langage de cette jeune femme qui parle en je de son aventure destructrice. Langage qui me secoue par sa crudité, sa force, sa lucidité, son autodérision.

Je découvre avec Renaud la liberté sexuelle, la différence entre amour et désir, le cynisme, la goujaterie, la manipulation, la déchéance dans l'alcoolisme...

Je suis choqué par la perversité du bourreau mais aussi par la docilité de la victime.

Le temps a passé. Ma vie est derrière moi. Un demi-siècle plus tard je tombe sur ce livre par hasard en cherchant tout autre chose dans ma bibliothèque. Les pages ont jauni mais l'odeur est toujours là et Brigitte sur la couverture est encore plus resplendissante que dans mon souvenir. Je l'ouvre, replonge dedans, happé par le parfum intime des années soixante, étourdi par l'atmosphère qui annonce mai 68.

Merci Christiane Rochefort! Grâce à vous, mon adolescence a voyagé à travers des livres qui ont été des lignes blanches tracées sur le bitume de mon existence. Des bornes lumineuses dans la nuit, des points de repères sur ma carte de géographie, des phares dans la tempête, des petits cailloux sur mon sentier. J'en ai ramassé quelques-uns de ces cailloux et progressivement j'ai composé à mon tour des parcours modestes, des poèmes, nouvelles, récits, romans. En espérant éclairer l'itinéraire de quelques promeneurs-lecteurs.

 

 

  • je crois que c'était peut-être violent mais je ne m'en souviens plus.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

  • ah j'ai lu ce livre à 20 ans, un peu plus tard que toi, j'avais essayé d'en écrire un à moi entre temps, je continue, toujours écrire, lire, écrire, mais j'ai adoré ce livre et cette auteur. De l'érotisme qui se passe d'images, et de violence, oh! merci mon passé.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

    • Sympa de partager quelques émotions autour de ce livre qui manifestement nous a marqués. Bonne route sur le chemin de l'écriture! longue et difficile route parfois...

      · Il y a presque 11 ans ·
      26012013757

      franz

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