Le rire du bois qui meurt

Fanny Chouette

Les tous premiers temps, mes cartons et moi prêtions à cet endroit tous les charmes du Monde ; son dépouillement m'attendrissait. Les murs sobres et signés par le temps, le silence des mètres carrés qui n'attendent plus rien, les portes trop nombreuses. Tout ici me ressemble. Oui, cet appartement mal fagoté m'offrait d'emménager dans la réplique de mon cerveau : depuis toujours, je cultive une obsession pour les formes géométriques improbables, tant elles s'apparentent à des dessins d'enfants mal élevés. Et depuis toujours, je sais que mon dernier logement sera à l'image de mon encéphale et de l'architecture que je m'en fais : une boîte à fenêtres où les couloirs n'en peuvent plus de distribuer de l'air.


La visite a duré un long moment je crois. Il me semble avoir effrayé le type de l'agence à mesure que je lui exposais sans pudeur mes théories géométriques. Il se taisait, il a laissé flotter les minutes sans rien toucher à mon décor. Le tact ne pardonne pas une cravate immonde, mais c'est un début.
J'ai su dans l'instant que cet appartement serait mien ; j'ai voulu faire de cette évidence une attente infernale pour l'homme en face. J'ai tourné, viré, commandant à chacun de mes regards une redécouverte totale des lieux. Et partout le même émerveillement : quel artiste chevelu avait eu l'audace d'agencer un lieu avec si peu de bon sens ?

-       Je le prends, ai-je lancé au bipède en cravate.

C'était il y a trois mois.
Le jour de mon installation, j'ai connu le néant magnifique.
Je suis entré comme on assiste à une naissance prématurée, sur la pointe du souffle, à l'affut du moindre balancement cardiaque. J'ai laissé la clé tourner dans la porte jusqu'à me sentir parfaitement enfermé, je me suis assis. Pas l'ombre d'un voisin au-dessus de ma tête et sous mes pieds, une femme vaguement vivante. Je suis seul.
J'ai depuis l'enfance une perception bien particulière de mon environnement ;  ainsi chaque odeur, couleur et bruit évoluant alentour traduit à un instant T mes humeurs les plus justes. Et ce jour-là, funambule sur un carton nauséeux, l'improvisation sensorielle de mes sept ans me retrouvait enfin. Je commence ma quête. 

Pourtant ici, le parfum qui devrait m'envelopper est engourdi, se jetant partout où l'espace l'attend, il veut l'emplir mais n'y parvient pas tout à fait. Visuellement je ne ressens rien, je cherche encore. Ma main droite s'accroche au premier mur qui passe, elle y devine un appui solide mais bien trop lisse. Je ne trouve pas.
De longues heures me laissent ainsi en archéologue du vide. Dans ces pièces tout est tristement normal ; pourtant je m'en persuade une fois encore : si l'architecture de cet appartement semble en tous points correspondre au croquis que je connais de mon cerveau, je dois finir par la trouver, cette chose qui déconne ; tomber dessus et m'en féliciter.
Ce jour-là, mon logement me contait encore l'histoire d'un esprit sain, à l'abri des pathologies, des questions qui dérangent et des réponses qui rendent fou .J'eus au coucher du Soleil la sensation hasardeuse de ne pas être chez moi, du tout.
Ainsi au soir de cette journée sans rien me suis-je abandonné à l'ivresse des premières heures. L'instant d'après, j'éventrai un carton que le déménageur déposé dans l'angle de la pièce, épousant parfaitement les lignes du mur. Cette délicatesse m'avait fait sourire.
Et puis emmitouflée dans son manteau de journal, une bouteille d'un vin blanc admirable guettait son heure sur le dessus du carton.
Bientôt déjà elle gisait sur le sol, avec moi dans ses bras.

A la naissance du matin suivant, c'est là que tout a commencé. J'allai chercher un verre d'eau après une nuit suspendue entre le sol et l'amertume. Le type de l'agence avait souligné qu'elle souffrait du temps ; j'avais souri comme par réflexe :

-       Vous verrez, elle grince un peu ça fait un petit bruit rigolo. Si vous n'aimez pas, un peu d'huile et vous ne l'entendrez plus.

La porte de la cuisine. La vieillesse discrète ne m'a jamais fait sourciller, sauf que rien n'est plus instable qu'un silence qui s'ennuie. C'est en pressant la poignée sans y croire vraiment qu'il m'a bondi au cœur.
Et je suis resté là bien des minutes, à l'écouter : si je ne sentais, ne voyais et ne touchais rien d'anormal en ces lieux pourtant prédestinés à la métastase, c'est l'audition qui m'accordait finalement la victoire. 
« Elle grince un peu ça fait un petit bruit rigolo. »

Je revois l'homme à la cravate jeter cette phrase à mes pieds comme on diagnostique une angine. C'est pas grave ça va passer. Cette porte qui grince est tout sauf une angine, elle est le reflet idéal du grain de sable qui fait de mon cerveau une boîte à musique déréglée. Je l'avais trouvé : j'entrais enfin chez moi.
Le rire du bois qui meurt est comme un sifflement trop aigu. C'est timide et sournois, ça ne pense pas à mal. Je l'ai de suite jugé savoureusement dérangeant,  et refusais d'agir pour le supprimer : par la force de l'habitude deviendrait-il un ronronnement familier.
Pendant treize jours, mes trajets salon-cuisine ont alors singé des combats de gladiateurs, le bon sens défigurant ma santé mentale. Une fois seulement j'ai pensé au Monde, autour : qui pourrait concevoir de loger dans une métaphore neurologique de cinquante mètres carrés avec pour unique compagnie une porte qui grince ? J'ai souri en refermant la porte.

Je n'entends plus qu'elle.
Au soir du quatorzième jour, les oreilles anesthésiées par un silence pointu, j'entrai dans la salle de bain : la journée m'avait semblé jolie, je voulus lui sembler digne jusqu'au soir.  Face au miroir,  j'observais d'un œil amusé l'épaisse mousse blanche jouer avec les traits de mon visage. La lame brillante vint  y creuser des sillons profonds, rendant à ma barbe ses fantasmes de jeunes pousses. C'est à l'instant où j'improvisais une énième grimace qu'elle se fit connaître.
Une planche de parquet, là, sous mon pied gauche. Je n'ai d'abord pas osé bouger,  je devais faire erreur. Ma barbe, comme montée en neige, fondait à vue d'œil ; et tout autour de moi se trouvait comme figé. Je remuai à nouveau. Le même bruit, discret et prenant, m'envahissait à une allure définitive. J'ai pensé sortir sans rincer mon visage, avorter de l'évidence  et me dire que rien ne changerait.  Et l'eau s'est mise à couler dans le lavabo, et mon pied droit rejoignant la cadence du gauche pour intensifier sans le vouloir le craquement découvert. Hilare, le parquet suffoquait sous mon poids.
Le rire du bois qui meurt, il ne devait y en avoir qu'un. Mon cerveau est ainsi fait : depuis que j'en esquisse les plans, un unique grain de sable est admis.
Terré dans mon salon, je désertais la salle de bain pour éviter l'affront. A demi rasé, je suis resté là plus d'heures qu'une nuit n'en admet. Sans sommeil au petit matin je décidai de bannir de mon quotidien cuisine et salle de bain.

« Si vous n'aimez pas, un peu d'huile et vous ne l'entendrez plus ».
Au trente-huitième jour, je concluais ceci : le type de l'agence est un sombre con. Comment peut-on fonder tant d'espoirs dans un liquide gras qui assaisonne des salades vertes ? Les grains de sable se donnaient la main et le bois se fendait la poire, j'étais malade. Enfin.

Au soixante-troisième jour, j'ai eu besoin d'air. Dans un mouvement qui se voulut aussi délicat qu'inquiétant, mon corps s'envola du sol jusqu'à la fenêtre qui alimentait le salon. La seconde qui a suivi les autres n'aurait jamais dû. Car alors un frisson résigné m'a lentement parcouru lorsque, née d'un bois sans âge, la poignée de la fenêtre m'a ri au nez.
J'ai condamné le salon.

Aujourd'hui ma chambre est ma phase terminale. Depuis des jours qui n'en sont plus, je cultive une haine affirmée envers les architectes. Ce matin je m'offre le temps de deviner les plans qu'ils dessinent, la courbe des murs, la taille du lavabo, le bois qu'ils choisissent. Assassins.
Et puis je compte, je compte et j'attends.
Je compte, j'attends, et j'entends rire.
Je ris. 

Signaler ce texte