Le Royaume de ce Monde, Alejo Carpentier

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Suite à la journée consacrée à Haïti sur France Culture vendredi dernier, il m’a semblé très à propos de vous parler du Royaume de ce monde d’Alejo Carpentier.

Ce court roman publié en 1949, est considéré comme une « fiction historique ». En effet, il évoque de façon ouvertement romancée les évènements de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle à Saint Domingue, qui deviendra Haïti. On assiste donc à la première grande révolte d’esclaves en 1791, jusqu’à la révolution de 1804 et la déclaration d’indépendance d’Haïti, première république noire.

C’est à travers la figure de Ti Noël, esclave d’un riche planteur, que nous suivons les évènements. Derrière un ton relativement neutre, le point de vue est donc celui d’un esclave qui assistera et participera à la révolte. Au fil du texte, on rencontre différentes figures phares de l’histoire haïtienne, comme celle de l’esclave enfuit Mackandal, qui, caché dans la montagne, distribue du poison aux esclaves, les chargeant de l’incorporer ensuite aux repas de leurs maîtres. On croise un peu plus loin le jamaïcain Bouckman, leader de la grande révolte (1791). Puis Henri Christophe, roi d’Haïti (de 1806 à 1820) et jusqu’à Pauline Bonaparte, venue prendre des bains et se faire tendrement masser par l’esclave Soliman…

C’est donc une vaste peinture historique que Le Royaume de ce Monde. Et même si l’on s’y perd parfois (l’histoire d’Haïti étant malheureusement trop mal connue des lecteurs français) on prend plaisir à suivre les aventures de Ti Noël et de son peuple pour qui la quête de liberté est toujours à recommencer.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser après la lecture du Royaume de ce monde, Alejo Carpentier (1904-1980) n’est pas haïtien, mais cubain. Il est donc intéressant d’observer en connaissance de cause, le regard d’une Amérique insulaire, sur une autre. Deux îles dont l’histoire a beaucoup de points communs. D’ailleurs, c’est en 1949  qu’Alejo Carpentier publie Le Royaume de ce Monde, alors que la révolution se met en place dans son propre pays. Rappeler les évènements d’Haïti en cette période troublée relevait peut-être d’une revendication politique, du moins, cela à certainement participé à une prise de conscience.

Pour finir, voici un petit extrait du roman, qui révèle bien le ton à la fois poétique, simple et plein d’humour, du Royaume de ce Monde :

 

« Le colon et l’esclave attachèrent leurs montures devant la boutique du coiffeur […]. Pendant que le maître se faisait raser, Ti Noël put contempler à son aise les quatre têtes qui ornaient l’étagère de l’entrée. Les ondulations des perruques encadraient des visages immobiles avant de s’étaler en boucles sur le tapis rouge.  […] Par un hasard comique, la triperie voisine exhibait des têtes de veau écorchées avec un brin de persil sur la langue qui avaient le même teint de cire et qu’on eût dit assoupies […]. Seule une cloison en bois séparait les deux étalages et Ti Noël s’amusait à penser qu’à côté des têtes incolores des veaux on servait des têtes de maîtres blancs sur la nappe de la même table. […]Ti Noël entendit la voix de son maître qui sortait de chez le coiffeur avec les joues trop poudrées. Sa figure ressemblait à s’y méprendre, maintenant, aux quatre visages de cire terne qui s’alignaient sur l’étagère avec leur sourire stupide. Au passage [le maître] acheta une tête de veau à la triperie et la donna à l’esclave. […] Ti Noël palpait ce crâne blanc et froid en pensant qu’il devait offrir au toucher un contour pareil à la calvitie que le maître dissimulait sous sa perruque. »

 

Le Royaume de ce Monde, Alejo Carpentier, Gallimard, 1954, p. 12-17.

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