Le Santonnier...

Cyrille Royer

Le Santonnier…

… ou Naissance et Mort d’une Start-up Provençale

Personnages

 

LE SANTONNIER

ROVERT

LA VIEILLE DAME

LE GROSSISTE

LA SECRETAIRE

LE LIVREUR

LE CHARGE DE COMMUNICATION

LA DRH

LE DELEGUE SYNDICAL

L’AUDITEUR QUALITE

Scène 1

                Intérieur de l’atelier du santonnier. Des santons de toutes tailles occupent le fond de la scène. Le santonnier est affairé sur une petite table de travail. Rovert entre, tintement de clochette .Il reste à la porte et balaie la pièce du regard. Le santonnier le regarde par-dessus ses lunettes.

LE SANTONNIER

                Oui ?

ROVERT

                Vous faites des santons en bois ?

LE SANTONNIER

                C’est marqué sur la porte.

ROVERT

                Je suis pas aveugle, mon vieux. Montrez-moi ce que vous faites, ça m’intéresse.

LE SANTONNIER (se levant)

                Avec grand plaisir. Par ici, monsieur.

ROVERT

                Appelez-moi Rovert, mon vieux. Pas de chichis entre nous. Rovert, de chez Rovert et Chapuis.

LE SANTONNIER

                Enchanté.

                Le santonnier entraîne Rovert vers les santons. La vieille dame entre, tintement de clochette. Elle regarde les santons à l’autre bout de l’atelier.

LE SANTONNIER (à Rovert)

Chacun de ces modèles en bois d’olivier est unique. Chaque pièce est sculptée et vernie à la main.

ROVERT

                Vous en faites combien par jour ?

LE SANTONNIER

                Je dirais deux ou trois en moyenne.

ROVERT

                C’est pas beaucoup.

LE SANTONNIER (montrant un grand santon)

                Notez que pour une pièce comme celle-ci, il faut bien compter une semaine de travail. Vous remarquerez la finesse dans l’expression du regard…

ROVERT

                Excusez, mon vieux, un coup de fil à donner. Occupez-vous de la dame en attendant.

LE SANTONNIER (à la vieille dame)

                Madame ?

LA VIEILLE DAME

                Oui, ce serait pour faire un souvenir.

LE SANTONNIER

                Vous êtes au bon endroit, madame.

ROVERT (au téléphone)

                Jean-Paul ? C’est Jean-Michel. Dis-moi, comment est le marché du santon à Tokyo ? Non, parce que je suis sur un truc, là…

LE SANTONNIER (à la vieille dame)

                Tous les santons présentés ici sont uniques. (montrant le grand santon) Vous noterez sur celui-ci la finesse dans l’expression du regard…

LA VIEILLE DAME (montrant un petit santon)

                Et le moins grand, là, il est moins cher ?

LE SANTONNIER

                Ah ! C’est pour faire un petit souvenir, alors.

LA VIEILLE DAME

                C’est ça, un petit souvenir.

ROVERT (au téléphone)

                À ce point là ? Ecoute, si je monte un projet maintenant, t’es avec moi ?... Super, je savais que je pouvais compter sur toi.

LE SANTONNIER

                Je vous mets celui-ci, alors ?

LA VIEILLE DAME (regardant le prix)

                Oui, celui-ci, il est très bien.

ROVERT (au téléphone)

                Schumaker est dans le coin ?... Bien sûr, tu me l’envoies, comme ça on saura tout de suite si on est sur un bon coup. Je te file l’adresse…

                Le santonnier et la vieille dame sont au comptoir.

LA VIEILLE DAME

                Vous pouvez me l’emballer ? C’est pour offrir.

LE SANTONNIER

                Mais bien sûr, madame.

ROVERT (au téléphone)

                C’est ça, je te rappelle. Salut !

                Il raccroche, attrape la vieille dame et la pousse dehors. Celle-ci a juste le temps d’emporter le santon.

ROVERT

                De l’air, la vieille. Va dessécher ailleurs, c’est pas un dépotoir ici.

LA VIEILLE DAME

                Mais il est pas emballé !

ROVERT (jetant la vieille dame dehors)

                Hop !

LE SANTONNIER

                Mais vous êtes malade ! J’ai même pas eu le temps d’encaisser !

ROVERT

                Laissez tomber, mon vieux. Moi, c’est pas trois euros cinquante que je vais vous faire gagner. Je veux investir dans votre affaire.

LE SANTONNIER

                Héla, héla ! Doucement. J’ai besoin de rien, moi. Je me débrouille très bien comme ça.

ROVERT

                Ne me dites pas que cette situation vous convient ! Vous voulez moisir dans votre atelier minable qui sent le renfermé, là ?

LE SANTONNIER (regardant son atelier)

                C’est vrai que les murs auraient besoin d’être rafraîchis…

ROVERT

                Vous voyez ! On a toujours intérêt à travailler avec Rovert et Chapuis. (sortant des feuilles) Signez là, mon vieux, je vais m’occuper de tout ça. On va donner un bon coup de fouet là-dedans.

LE SANTONNIER

                Allez, je signe, ça a l’air de vous faire tellement plaisir…

                Il signe.

ROVERT

                À la bonne heure ! Vous allez voir, mon vieux, nous allons faire de grandes choses ensemble.

                Le grossiste entre, tintement de clochette.

LE GROSSISTE

                Rovert, c’est vous qui m’avez fait venir ?

ROVERT

                Entrez, monsieur Schumaker. (au santonnier) Je vous présente monsieur Schumaker, spécialisé dans l’import-export de santons avec le moyen-orient.

LE GROSSISTE

                Au diable les civilités, Rovert, j’ai pas tout mon temps. Vous avez quelque chose à me montrer ?

ROVERT

                Mon chef d’atelier va vous présenter sa production.

LE SANTONNIER

                Chef d’atelier, moi ?

ROVERT

                Votre première promotion, mon vieux. Il y en aura d’autres, croyez-moi.

LE GROSSISTE

                Alors ?

LE SANTONNIER (montrant les santons)

                Ces santons en bois d’olivier sont sculptés et vernis à la main. (montrant le grand santon) Vous remarquerez sur celui-ci la finesse dans l’expression du regard…

LE GROSSISTE

                Pas mal. Vous pouvez me faire les mêmes en plastique ?

LE SANTONNIER

                Vous m’insultez, monsieur.

                Il retourne à sa table de travail, fâché.

ROVERT

                Le bois fait un très bon retour cette saison. De plus, vous n’êtes pas sans connaître les vertus thérapeutiques du bois…

LE GROSSISTE

                Qu’est-ce que vous me serinez avec votre bois ? C’est du plastique que je veux, moi, pas du bois ! Le client est roi, oui ou merde ? Alors qu’est-ce que vous venez me faire chier avec votre bois, là ? J’ai travaillé avec Mattel, moi, monsieur ! Et croyez-moi, j’avais droit là-bas à autrement plus d’égards !

ROVERT

                J’abonde entièrement dans votre sens. La période du bois est révolue. Ceux qui travaillent encore avec le bois sont restés à l’âge de pierre.

LE GROSSISTE

                C’est scandaleux !

ROVERT

                Je vous comprends complètement. C’est scandaleux !

LE GROSSISTE

                Vous me comprenez, vous ?

ROVERT

                Je suis là pour ça, vous savez.

LE GROSSISTE

                Ah bon ? Qui c’est que je vais engueuler, alors ?

ROVERT (montrant le santonnier)

                Engueulez-le, lui. Il est là pour ça aussi.

LE GROSSISTE (tapant du poing sur la table de travail du santonnier)

                C’est scandaleux !

LE SANTONNIER

                Dites donc, vous ! Si vous n’êtes pas content, vous pouvez aller voir ailleurs, hein !

ROVERT

                Permettez-moi de me faire l’interprète de la pensée de mon chef d’atelier. Si vous allez voir ailleurs, pensez-vous trouver une entreprise assez dynamique et flexible pour répondre à votre attente ? Non. Car je vous le dis tout net, et je m’y engage ici formellement devant vous, par rapport au plus compétitif de nos concurrents, je dis bien le plus compétitif, nous divisons nos prix par deux ! Et nous réduisons nos délais de livraison non pas de une semaine, ni de deux semaines, non, mais de, attention mesdames et messieurs, de trois semaines ! Oui, mesdames et messieurs, vous avez bien entendu, de trois semaines ! Alors, convaincu ou je continue ?

LE GROSSISTE

                Ça va, Rovert. Faites m’en quinze mille unités pour demain matin, ce sera comme qui dirait un coup d’essai. On verra pour la suite.

ROVERT

                C’est entendu. Quinze mille santons en plastique pour demain matin. Vous les aurez. Je vous laisse discuter des termes du contrat avec mon collègue à Paris. Vous comprendrez que je ne vous accompagne pas, il faut que je reste ici pour organiser la production au mieux afin de vous satisfaire. Et excusez-nous pour le malentendu de tout à l’heure, vous savez ce que c’est, avec le petit personnel…

LE GROSSISTE

                Demain matin sans faute, hein ?

ROVERT

                Demain matin, vous aurez vos santons pieds et poings liés une heure après l’aube. Au revoir, monsieur Schumaker, vous ne regretterez pas d’avoir choisi Speed Santon !

                Le grossiste sort.

LE SANTONNIER

                Speed Santon ?

ROVERT

                Ça m’est venu comme ça… Speed Santon, le santon qui étonne ! Formidable, formidable… Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ?

LE SANTONNIER

                Je ne savais pas qu’on pouvait vendre quinze mille santons en cinq minutes.

ROVERT

                Notez bien que ce n’est pas grâce à vous, hein ! Nous en reparlerons. C’est une grande réussite commerciale. Un bijou dans l’art de la négociation. Prenez en de la graine, mon vieux.

LE SANTONNIER

                En tous cas, je me demande bien comment vous allez faire pour fabriquer quinze mille santons en plastique d’ici demain matin.

ROVERT

                Comment NOUS allons faire, cher collaborateur. Mais vous allez voir que je ne suis pas seulement un homme de parole, je suis aussi un homme d’action. Action numéro un : évaluer l’objectif à atteindre. Action numéro deux : évaluer les moyens à mettre en œuvre pour atteindre l’objectif à atteindre. Vous notez ?

LE SANTONNIER

                Hé ho ! Je suis pas dactylo, moi.

ROVERT

                Vous avez raison, mon vieux. Il nous faut une secrétaire. Heureusement, j’ai toujours une secrétaire de poche sur moi. Julie, s’il vous plaît.

                La secrétaire entre, tintement de clochette.

LA SECRETAIRE

                Oui, monsieur Rovert ?

ROVERT

                Voici votre nouveau bureau.

LA SECRETAIRE

                C’est un peu petit, mais nous y serons très bien, monsieur Rovert.

                Le livreur entre avec un bureau, tintement de clochette.

LE LIVREUR

C’est pour qui, le bureau ?

LE SECRETAIRE

                C’est pour moi !

LE LIVREUR

                Je vous mets ça où ?

LA SECRETAIRE (montrant le milieu de la pièce)

                Là !

ROVERT

                Installez-vous, mon petit, et notez.

LA SECRETAIRE (au livreur)

                Pas trop prêt de la fenêtre, hein !

ROVERT (dictant)

                Action numéro un : évaluer l’objectif à atteindre. Action numéro deux : évaluer les moyens à mettre en œuvre pour atteindre l’objectif à atteindre.

                La secrétaire note. Le livreur sort et entre avec une chaise et un téléphone, tintement de clochette. Il installe le bureau.

LE SANTONNIER

                Et concrètement, on fait quoi ?

ROVERT

                Rénovation, restructuration. (au livreur) Vous, là. (montrant les santons) Vous allez me virer toutes ces vieilleries. On va passer à l’ère moderne.

LE LIVREUR

                Comme vous voudrez.

                Il prend un sac poubelle et y jette tous les santons sans ménagement.

LE SANTONNIER

                Héla, doucement ! Il y en a pour des années de travail, là-dedans.

LE LIVREUR

                Vous inquiétez pas, on va vous les garder bien au chaud.

ROVERT

                À la place, je veux de grands casiers métalliques avec un code couleur pour chaque type de matériau. Ergonomie et simplicité sont les mamelles de l’efficacité.

LA SECRETAIRE

                Permettez, monsieur Rovert, que je note aussi cette phrase que vous avez faite et que je trouve très belle et très jolie.

ROVERT

                Admirez-moi en silence, Julie, vous m’empêchez de penser.

                Le livreur sort avec le sac poubelle.

LA SECRETAIRE (au santonnier)

                Vous allez voir, monsieur Rovert est un peu… (elle fait des gestes énergiques) comme ça, mais en fait il est super sympa. Nous allons faire une équipe formidable.

ROVERT

                N’oublions pas pour autant le but que nous nous sommes fixé en action numéro deux.

LA SECRETAIRE (lisant ses notes)

                … « évaluer les moyens à mettre en œuvre pour atteindre l’objectif à atteindre »…

ROVERT

                C’est ça. Pour cela, nous allons organiser une réunion. Julie, vous pouvez me planifier une réunion ?

LA SECRETAIRE

                Je vais voir si la salle est libre.

                Elle se lève et tourne sur elle-même.

ROVERT (au santonnier)

                Rien de tel qu’un bon brainstorming pour dégager les axes d’un futur développement.

LA SECRETAIRE

                La salle est libre !

ROVERT

                Parfait. (au santonnier) Venez, mon vieux.

                Il fait signe au santonnier d’amener sa chaise. Le livreur entre avec une table et quatre chaises, tintement de clochette. Il colle la table au bureau de la secrétaire et installe les chaises autour de la grande table ainsi formée.Il sort  Le chargé de communication, la DRH et le délégué syndical arrivent du fond de la scène. Tout le monde s’assoit. La secrétaire prend des notes tout au long de la réunion.

ROVERT (montrant le santonnier)

                Bien. Avant toute chose, laissez-moi vous présenter notre nouveau chef d’atelier. Merci de lui réserver le meilleur accueil.

                Le chargé de communication, la DRH et le délégué syndical adressent au santonnier un salut poli mais froid.

ROVERT

                Ensuite, pour célébrer le lancement de notre nouvelle activité, j’aimerais organiser une grande fête.

LA SECRETAIRE

                Chic ! Une fête. J’adore les fêtes !

ROVERT (au chargé de communication)

                Vous, je vous charge d’organiser la fête : cocktail, petits fours, orchestre et tout le toutim.

                Le chargé de communication prend des notes.

LA SECRETAIRE (au santonnier)

                Vous allez voir, monsieur Rovert danse admirablement le charleston.

ROVERT (au chargé de communication)

                Julie vous donnera l’ébauche du discours d’inauguration : « Action numéro un, blablabla… ». Vous y ajouterez les formules habituelles. Vous me faites un carton d’invitation personnalisé pour chaque actionnaire et vous contactez la presse.

LE SANTONNIER

                Et pour les santons, on fait quoi ?

ROVERT

                J’y viens, mon vieux, j’y viens. (au chargé de communication) Ah oui, tant que j’y pense, vous m’invitez aussi les élus locaux : maire, sous-préfet, préfet et tout le barda. Je veux que ça pète. Pour les santons, il nous faut des compétences dans le plastique. (au santonnier) Vous avez des compétences dans le plastique ?

LE SANTONNIER

                Ben moi, ce serait plutôt le bois, vous savez…

ROVERT

                C’est pas grave, on va vous faire une formation.

LA DRH

                Heu… On est plutôt charrette au niveau budget formation.

ROVERT (au santonnier)

                Oubliez la formation, mon vieux. On va sous-traiter le plastique en Chine.

LE DELEGUE SYNDICAL

                Avant de prendre une telle décision, il faudrait peser le pour et le contre de cette nouvelle situation.

ROVERT

                Aux chiottes la politique ! Faut délocaliser si on veut sauver l’emploi en France.

LA SECRETAIRE

                Il y a un S à « chiottes » ?

LE SANTONNIER

                Et moi, qu’est-ce que je fais là-dedans ?

ROVERT

                Comment ça, qu’est-ce que vous faites ? Mais il y a des dossiers à préparer, des livraisons à réceptionner, prenez des initiatives, mon vieux ! (aux autres) C’est dingue, ça, faut tout leur dire ! D’autres questions ? Bon, alors on fait comme ça et on se tient au courant.

                Le chargé de communication, la DRH et le délégué syndical disparaissent au fond de la scène. Le santonnier retourne dans son atelier, désoeuvré. La secrétaire se lève mais reste près de Rovert.

ROVERT

                Qu’y a-t-il, mon petit ?

LA SECRETAIRE

                C’est à propos de la fête. À votre avis, il vaut mieux que je mette ma robe verte ou bien la bleue ?

ROVERT

                Si vous saviez ce que je m’en balance ! Mettez la bleue si ça vous chante.

LA SECRETAIRE

                Je savais que vous préféreriez la bleue.

                Elle retourne à son bureau. Le livreur entre avec des pièces de machine, tintement de clochette.

LE LIVREUR

                Je vous mets ça où ?

ROVERT

                Ah oui ! Portez-moi ça à l’atelier, j’arrive.

                Il installe son bureau avec la deuxième table en l’avançant par rapport à la première. Le livreur porte les pièces à l’atelier puis sort. Il entre avec d’autres pièces, tintement de clochette .Il sort. Rovert rejoint le santonnier.

LE SANTONNIER (montrant les pièces)

                C’est quoi, ça ?

ROVERT

                Une colori-projecteuse. Cette machine va nous permettre de projeter la peinture sur les santons en plastique qui vont nous arriver de Chine. Vous avez sûrement entendu parler de la fermeture de l’usine Playmobil à Douai, cinq cents licenciements secs, ils en ont fait tout un patacaisse à la télé. En tous cas, ça m’a permis de récupérer cette machine dernier cri pour une misère, l’affaire du siècle. Prenez-en de la graine, mon vieux.

                Le livreur entre avec de nouvelles pièces, tintement de clochette.

ROVERT (à la secrétaire)

                Julie, vous pouvez pas me changer cette sonnette à la con ?

LA SECRETAIRE

                Je m’en occupe, monsieur Rovert !

                La secrétaire hèle le livreur. Celui sort et rentre avec un escabeau, tintement de clochette. Il entreprend de changer la sonnette.

ROVERT (au santonnier)

                Vous qui ne saviez pas quoi faire, vous allez pouvoir monter la machine. Bon courage, mon vieux.

                Le santonnier lit la notice. Le chargé de communication entre avec des feuilles cartonnées.

ROVERT (au chargé de communication)

                Qu’est-ce que c’est ?

LE CHARGE DE COMMUNICATION

                Les maquettes pour le nouveau logo.

ROVERT

                Faites-moi voir ça.

                Le livreur sort et entre. Message d’accueil : « Bienvenue chez Speed Santon ».

ROVERT (feuilletant les maquettes)

                Trop plat… Trop terne... Trop mou… Celui-là. Vous me refaites celui-là dans les tons orangés avec une ligne plus dynamique.

                Le chargé de communication sort avec les maquettes. Le livreur sort et entre. Message d’accueil : « Bienvenue chez Speed Santon ».

ROVERT (au santonnier)

                Eh bien alors ? Vous n’avez pas encore commencé ? Il y a un problème ?

LE SANTONNIER

                C’est la notice, elle est en hollandais.

ROVERT

                Et naturellement, vous ne connaissez pas le hollandais… Rappelez-moi qui vous a embauché ?

LE SANTONNIER

                Mais c’est vous !

ROVERT

                Ah, ne soyez pas insolent, hein ! Nous en reparlerons.

                Le livreur sort et entre en faisant de petits aller-retour. Message d’accueil : « Bien-bien-bienvenue chez Spee-pee-peed Santon-Santon ».

ROVERT (au livreur)

                C’est pas bientôt fini, ce bordel ?

LE LIVREUR

Faut bien que je teste.

ROVERT

                Vous connaissez le hollandais, vous ?

LE LIVREUR

                Le hollandais ? Ah oui !

ROVERT

                Alors allez subvenir à l’incompétence de mon chef d’atelier, je m’arrangerai avec votre employeur.

                Il retourne à son bureau. Le livreur rejoint le santonnier dans l’atelier.

LE SANTONNIER (au livreur)

                Vous connaissez vraiment le hollandais ?

LE LIVREUR

                Non.

LE SANTONNIER

                Pourquoi vous lui avez dit oui, alors ?

LE LIVREUR

                Oh, moi je suis en intérim, vous savez, alors, du moment que je bosse… Mais vous inquiétez pas, on va regarder les images.

                Le santonnier et le livreur montent la machine. La machine va prendre forme au fond de la scène jusqu’à la fin de la pièce.

ROVERT (regardant sa montre)

                Bon, c’est pas tout ça, mais c’est l’heure d’aller manger.

                Le chargé de communication et la DRH rappliquent comme des sangsues. La secrétaire regarde dans son sac à main.

ROVERT (à la secrétaire)

                Laissez, Julie, je vous invite.

LA SECRETAIRE

                Merci, monsieur Rovert.

LE SANTONNIER (au livreur)

                On va casser la croûte quelque part ?

LE LIVREUR (montrant son sac)

                J’ai mon sandwich, là.

LE SANTONNIER

                Je vais manger sur le pouce, je reviens tout de suite.

LE LIVREUR

                À tout à l’heure.

                Il sort son sandwich. Le santonnier s’apprête à sortir mais se heurte à Rovert.

ROVERT

                Héla, mon vieux ! Vous allez où comme ça ? Vous avez pas regardé le planning ? Vous êtes d’équipe d’après-midi !

LE SANTONNIER

                Mais ce matin j’étais déjà d’équipe du matin !

ROVERT

                Et alors ? Vous pouvez pas tout le temps être du matin ! Faut alterner, mon vieux, faut penser aux autres ! Non mais quel égoïsme !

                Il sort, suivi du chargé de communication et de la DRH.

LA SECRETAIRE (au santonnier)

                Je vous rapporte un sandwich ?

                Elle sort. Le santonnier retourne dans l’atelier.

LE SANTONNIER (au livreur)

                Vous trouvez ça normal, vous ?

LE LIVREUR

                Moi, je suis en intérim.

                Il mange son sandwich. Noir.

Scène 2

                Lumière. Le santonnier et le livreur montent la machine. La secrétaire entre avec un sandwich. Message d’accueil : « Bienvenue chez Speed Santon ». Elle va dans l’atelier et donne le sandwich au santonnier.

LE SANTONNIER

                Merci.

                La secrétaire retourne à son bureau. Eclats de voix du dehors.

LE SANTONNIER

                Ah, les voilà.

                Rovert, le chargé de communication et la DRH entrent, joyeux. Ils ont bien vécu. Message d’accueil : « Bien-bien-bienvenue chez Speed Santon ».

ROVERT

                Et alors là, le type lui dit : « Elle est bonne, hein ? Quand je l’ai racontée à ta femme, elle en est tombée du lit ! ».

                Rires forcés du chargé de communication et de la DRH.

LE CHARGE DE COMMUNICATION

                Elle est excellente, monsieur Rovert !

LE SANTONNIER

                Hé, Rovert !

                Rovert arrange sa tenue. Le chargé de communication et la DRH regardent le santonnier avec mépris, puis sortent par le fond de la scène.

ROVERT (glacial)

                Vous désirez ?

LE SANTONNIER

                Tout va bien pour vous ? Je veux dire : la vie est belle pendant que les autres marnent pour votre compte ? Non, parce que vu l’heure à laquelle vous revenez, j’ai l’impression que vous avez eu le droit à un sandwich amélioré, je me trompe ?

ROVERT

                Ça y est ? Votre petite crise est passée ? Bon. Alors maintenant, écoutez-moi, mon vieux. Moi, j’ai trimé pour en arriver où j’en suis. Quand vous en aurez fait autant, on pourra peut-être parler de vos avantages sociaux. En attendant, va falloir faire vos preuves. Maintenant, vous m’excuserez, mais j’ai une entreprise à faire tourner, moi, alors, vos petits problèmes personnels, hein…

                Il s’éloigne.

LE SANTONNIER

                Rovert, attendez !

ROVERT (revenant)

                Attendre quoi ? Je devrais peut-être pas vous dire ça, mais vous êtes sur la sellette, mon vieux. Qu’est-ce que vous croyez ? Moi, des types comme vous, j’en ai quarante qui attendent dehors que votre place se libère ! Et des plus jeunes et plus motivés que vous, croyez-moi ! Alors moi, je serais vous, je me tiendrais à carreau.

                Rovert part dans son bureau. Le délégué syndical entre derrière le santonnier.

LE SANTONNIER

                Mais c’est que je me ferais engueuler, en plus !

LE DELEGUE SYNDICAL

                Te laisse pas faire. Ces mecs-là, c’est tous des pourris.

LE SANTONNIER (se retournant)

                Vous êtes qui, vous ?

LE DELEGUE SYNDICAL

                Je suis le délégué syndical.

LE SANTONNIER

                Qu’est-ce qu’on peut faire contre un type comme ça ?

LE DELEGUE SYNDICAL

                Rejoins-nous dans la lutte, camarade ! Prends ta carte du syndicat !

LE SANTONNIER

                Si je prends ta carte, tu me fous ce gugusse dehors ?

LE DELEGUE SYNDICAL

                Depuis le temps qu’on y travaille, on finira bien par l’avoir, ce salaud.

LE SANTONNIER (sortant des billets)

                Tiens.

LE DELEGUE SYNDICAL (prenant les billets et donnant la carte)

                Merci pour la cause. Et tiens-toi prêt, camarade ! Nous allons bientôt déposer un avis de grève générale. Je te tiendrai au courant.

                Il s’éloigne. Le santonnier retourne à l’atelier. Le délégué syndical entre dans le bureau de Rovert.

LE DELEGUE SYNDICAL

                Salut, Jean-Michel.

ROVERT

                Salut, Thierry. Alors, quelles sont les nouvelles d’en bas ?

LE DELEGUE SYNDICAL

                La révolte gronde. T’as intérêt à faire hyper gaffe si tu veux pas avoir une grève générale sur le dos.

ROVERT (sortant des billets)

                Ah non, pas de ça ! Arrange-toi comme tu veux, mais je veux pas de vagues en ce moment.

LE DELEGUE SYNDICAL (prenant les billets)

                T’inquiète pas pour ça. Avec les camarades, on va peser le pour et le contre d’une telle action. Je vais noyer le poisson jusqu’à ce que la grève tombe à l’eau.

                Il sort par derrière. Le téléphone sonne.

LA SECRETAIRE (décrochant)

                Speed Santon j’écoute… Oui… (au santonnier) C’est pour vous !

LE SANTONNIER (s’approchant)

                Pour moi ? (prenant le téléphone) Allo oui, c’est pour quoi ?... Hein ?... Qu’est-ce que c’est que ce charabia ?

                Rovert passe devant le bureau de la secréaire.

ROVERT (au santonnier)

                Encore pendu au téléphone ?

LE SANTONNIER (montrant le téléphone)

                Je comprends rien.

ROVERT (prenant le téléphone)

                Faites-moi voir ça. (écoutant) Eh bien quoi, c’est du chinois !

LE SANTONNIER

                C’est ce que je vous dis.

ROVERT

                Evidemment, que c’est du chinois ! Vous savez qui c’est, à l’autre bout ? Nos sous-traitants en Chine pour le plastique ! Vous croyez qu’ils parlent quoi, les Chinois ? Le hollandais ?

LE SANTONNIER

                Non, mais…

ROVERT (donnant le téléphone à la secrétaire)

                Veuillez traiter, Julie, s’il vous plaît.

LA SECRETAIRE

                Oui, monsieur Rovert.

ROVERT (au santonnier)

                Attendez, attendez… Ne me dites pas que vous ne connaissez pas le chinois !

LE SANTONNIER

                Ben moi, je suis sculpteur sur bois, à la base, vous savez.

LA SECRETAIRE (au téléphone)

                Tong ting tong tong tong ting tong.

ROVERT

                Comment peut-on au vingt-et-unième siècle ne pas connaître le chinois ?

LA SECRETAIRE (au téléphone)

                Ting tong tong ting tong tong ting.

ROVERT

                À l’heure où la Chine s’ouvre au monde ?

LA SECRETAIRE (au téléphone)

                Tong ting ting ting tong ting tong.

                Elle raccroche.

ROVERT

                Dans une entreprise, de plus, au contexte international ! (à la secrétaire) Qu’est-ce qu’ils voulaient, les Chinois ?

LA SECRETAIRE

                Des tongs. Ils refusent de travailler parce que le plastique fondu leur brûle les pieds, à ce qu’il paraît.

ROVERT

                Qu’est-ce que c’est que ces gonzesses ? Vous me les rappelez, Julie, et vous leur dites que s’ils sont pas contents, moi je balance le chantier en Inde, ça me fait pas peur !

LA SECRETAIRE

                Tout de suite, monsieur Rovert.

                Elle décroche et compose le numéro.

LA SECRETAIRE (fort)

                Tong tong tong tong! (raccrochant) Ah ! Ça fait du bien.

ROVERT (au santonnier)

                Quant à vous… Quant à vous… Nous en reparlerons.

                Il repart dans son bureau. Le santonnier se dirige vers l’atelier.

LE SANTONNIER

                Mais c’est que je me ferais engueuler, en plus !

ROVERT (à lui-même)

                Il est grand temps de vérifier que les méthodes employées sont les bonnes. Où est l’auditeur qualité ?

                L’auditeur qualité sort de nulle part. Il est vêtu comme un espion.

L’AUDITEUR QUALITE

                Je suis là, maître.

ROVERT

                Ah ! Très bien. Allez en unité de production et faites-moi un rapport d’activité.

L’AUDITEUR QUALITE

                C’est comme si c’était fait, maître.

                Il se dirige sournoisement vers l’atelier. Il sort un mètre à mesurer et mesure la casquette du livreur.

LE LIVREUR

                Hé ho ! On se calme, mon bonhomme. Je suis pas de la maison, moi !

L’AUDITEUR QUALITE

                Oh pardon.

                Il mesure la blouse du santonnier et prend des notes.

L’AUDITEUR QUALITE (notant)

                La blouse du sujet est considérablement trop longue. Les frottements de l’air induits par cette longueur excessive entraînent une baisse considérable de la célérité du sujet lors de ses déplacements, d’où perte considérable de temps, donc de productivité.

LE SANTONNIER (montrant l’auditeur qualité au livreur)

                C’est quoi, ce type ?

LE LIVREUR

                On voit ça dans toutes les grandes boîtes, maintenant. C’est des mecs qui sont payés super cher pour faire gagner deux centimes.

                Le santonnier hausse les épaules.

LE SANTONNIER (au livreur)

                Passe-moi la clef de douze, s’il te plaît !

L’AUDITEUR QUALITE (notant)

                Le sujet n’a pas suffisamment anticipé, il n’a pas clairement défini son poste de travail pour accomplir la tâche qui lui était assignée. Il est obligé de s’exprimer oralement par la bouche pour réclamer les accessoires nécessaires, produisant ainsi une perte considérable de salive et d’énergie, d’où perte considérable de productivité.

LE SANTONNIER

                Il commence à me courir, celui-là !

                Il s’agenouille près de la machine et l’auditeur qualité regarde le dessous de sa chaussure.

L’AUDITEUR QUALITE

                Le sujet ne porte pas les chaussures réglementaires à semelles plates préconisées par l’entreprise. Ces chaussures à crampons achetées en supermarché ont la propriété désastreuse d’acheminer les saletés de l’extérieur à l’intérieur de l’enceinte même de l’entreprise, ce qui aura pour effet néfaste d’accroître considérablement les heures de la femme de ménage, et de nuire considérablement à la productivité.

LE SANTONNIER

                Non, mais ça commence à bien faire ! Je vais me plaindre au patron, moi, tu vas voir !

LE LIVREUR

                Tu peux toujours essayer.

LE SANTONNIER

                Je vais me gêner !

                L’auditeur qualité se dirige sournoisement vers le bureau de Rovert.

L’AUDITEUR QUALITE (tendant le dossier à Rovert)

                Voici mon rapport, maître.

ROVERT

                Parfait. (feuilletant le dossier) Quelles sont vos conclusions ?

L’AUDITEUR QUALITE

                Le salaire du chef d’atelier est considérablement injustifié.

ROVERT

                C’est bien ce que je pensais. Merci. Allez voir la compta de ma part, vous toucherez votre prime.

L’AUDITEUR QUALITE

                Merci, maître.

                Il disparaît .Le santonnier s’approche.

LE SANTONNIER

                Dites donc, Rovert !

ROVERT

                Appelez-moi monsieur, mon vieux. On a pas élevé les cochons ensemble. On peut dire que vous tombez assez mal, mon vieux. J’ai là un rapport plutôt accablant sur votre compte.

LE SANTONNIER

                Un rapport sur moi ? Qu’est-ce que c’est encore que ce tissu de conneries ?

ROVERT (feuilletant le dossier)

                Je vois par exemple dans ce rapport que vous allez beaucoup trop souvent aux toilettes. Pourquoi allez-vous si souvent aux toilettes ? Vous voulez faire couler ma boîte ou quoi ? Vous vous rendez compte du temps perdu ? Et le papier toilette ? C’est vous qui le payez, le papier toilette ?

                Le chargé de communication entre.

LE CHARGE DE COMMUNICATION

                Monsieur Rovert…

ROVERT

                Quoi encore ?

LE CHARGE DE COMMUNICATION

                C’est à propos du cocktail de la fête d’inauguration. Qu’est-ce que vous préférez ? Champagne ou mousseux ?

ROVERT

                Champagne, évidemment ! Du Mercier, hein. On ne lésine pas avec le budget de la communication, combien de fois faudra-t-il vous le dire ?

                Le chargé de communication sort.

ROVERT (au santonnier)

                Où en étais-je ? Ah oui ! Le papier toilette. Vous croyez qu’il tombe du ciel, le papier toilette ? Oh, et puis retournez à l’atelier, je sens que vous allez encore commencer à m’énerver.

                Le santonnier retourne à l’atelier.

LE SANTONNIER (au livreur)

                Je me suis fait engueuler.

LE LIVREUR

                Ben ouais.

ROVERT (regardant le santonnier)

                Mais c’est qu’il prendrait ses aises ! (à la secrétaire qui sort en coulisses porter des dossiers) Julie ! Vous pouvez m’appeler la DRH ?

LA SECRETAIRE

                Bien sûr, monsieur Rovert.

                Elle sort.

ROVERT

                Je vais quand même pas me laisser emmerder !

                La secrétaire revient en tirant sur un fil de téléphone, elle tend le combiné à Rovert.

LA SECRETAIRE

                Monsieur Rovert, la DRH.

ROVERT

                Merci. (au téléphone) Sylviane ? C’est Rovert. Dites-moi, j’ai un gros problème en production… Oui, je sais, c’est toujours en production que ça coince. Vous pouvez venir tout de suite ?

                La DRH entre en tenant le combiné situé à l’autre bout du fil. Rovert et le DRH donnent leurs combinés à la secrétaire.

ROVERT (donnant le dossier à la DRH)

                Sylviane. Vous me faites un bilan avec le chef d’atelier, d’accord ? Voilà le dossier.

LA SECRETAIRE (écoutant dans les deux combinés)

                Allo ?... Oh, c’est moi !

                Elle pose les deux combinés sur son bureau. La DRH se dirige vers l’atelier.

LA DRH (au santonnier)

                Vous êtes le chef d’atelier ?

LE SANTONNIER

                Qu’est-ce que je peux faire pour votre service, ma petite dame ?

LA DRH

                On peut se voir cinq minutes ?

                Le santonnier suit la DRH dans le bureau de Rovert. Pendant l’entretien, Rovert, accomagné de la secrétaire qui prend des notes inspecte le montage de la machine avec le livreur. Un temps.

LA DRH

                Nous sommes là pour vous aider.

LE SANTONNIER

                Heureusement que vous le dites.

LA DRH (ouvrant le dossier)

                Je vois dans votre dossier que vous avez été embauché en tant que chef d’atelier. Depuis, vous n’avez pas cherché à évoluer. Peut-être n’avons-nous pas les mêmes objectifs ?

LE SANTONNIER

                Ça doit être ça, parce que moi, ce que j’aimerais, c’est qu’on me foute la paix.

LA DRH

                Ne faites pas le fanfaron. Vous n’êtes pas en position de force, vous savez. Quel est votre problème ?

LE SANTONNIER

                Les cadences sont infernales.

LA DRH

                La concurrence est rude.

LE SANTONNIER

                Les salaires sont bas.

LA DRH

                Le marché du travail est difficile.

LE SANTONNIER

                On est traité comme des moins que rien.

LA DRH

                Je ne suis pas d’accord avec vous. Si vous allez voir ailleurs, vous verrez que nous ne sommes pas pires que la pire des entreprises.

LE SANTONNIER

                Comme des chiens, qu’on est traité.

LA DRH

                Je connais des chiens qui sont très heureux de leur sort. Estimez-vous heureux d’avoir un emploi.

LE SANTONNIER (agacé)

                Bon, je peux retourner au travail, maintenant ?

LA DRH (regardant le dossier)

                Tout ça n’est pas très concluant. On va vous passer en contrat d’apprentissage.

LE SANTONNIER

                Mais j’ai cinquante-six ans !

LA DRH

                On fera une dérogation.

                Elle salue brièvement et sort.

ROVERT (regardant sa montre)

                Holà ! Déjà cette heure là ? On voit pas le temps passer, il est temps de rentrer.

                Le chargé de communication, la DRH et le délégué syndical rappliquent.

LE SANTONNIER

                Je vais rentrer aussi, tiens, je suis vanné.

                Il s’apprête à sortir, mais se heurte à Rovert.

ROVERT

                Holà, pas si vite, mon vieux ! Vous êtes d’équipe de nuit !

LE SANTONNIER

                Alors ce matin, j’étais d’équipe du matin, cet après-midi, j’étais d’équipe d’après-midi et cette nuit, je suis d’équipe de nuit ?

ROVERT

                Vous avez jamais entendu parler des trois huit ?

LE SANTONNIER

                Ben si, mais…

ROVERT

                Bon alors !

                Il sort, suivi du chargé de communication, de la DRH et du délégué syndical.

LE LIVREUR (au santonnier)

                Salut, à demain !

                Il sort. La secrétaire dépose une couverture sur une chaise.

LA SECRETAIRE

                Je vous laisse une couverture, hein !

                Elle sort.

Scène 3

                La lumière baisse. Musique : « Airbag » (Radiohead). Le santonnier travaille sur la machine. Il est de plus en plus fatigué. Il finit par s’asseoir sur la chaise et s’enveloppe dans la couverture, puis s’endort. La lumière revient. Rovert entre. Message d’accueil : « Bienvenue chez Speed Santon ». Le santonnier ne se réveille pas. Rovert entre directement dans son bureau. Sonnerie de portable. Rovert décroche.

ROVERT

                Allo ?... Ah, c’est toi, Jean-Paul… Ouais, je viens d’arriver, là… Non, j’ai pas encore eu le temps de voir ce qu’avait fait la bourse à Tokyo, pourquoi ?... Comment ? Meeeeeerde !... Mais dis-moi, dis-moi… Schumaker est bien passé te voir hier pour confirmer sa commande ?... Comment ? Meeeeeerde !... Bon, je prends les dispositions nécessaires. Je te rappelle. Salut !

                Il raccroche et se dirige vers l’atelier. Le santonnier se réveille.

LE SANTONNIER

                Oh, excusez-moi, monsieur Rovert, je me suis endormi…

ROVERT

                Vous excusez pas, mon vieux, ça arrive. (montrant la machine) Ça va comme vous voulez ?

LE SANTONNIER

                Encore quelques petits réglages, mais tout sera prêt quand les pièces arriveront de Chine.

ROVERT

                C’est très bien, mon vieux, continuez comme ça.

                Il retourne dans son bureau. Le santonnier se remet au travail. La secrétaire entre. Message d’accueil : « Bienvenue chez Speed Santon ».

LA SECRETAIRE

                Bonjour monsieur Rovert !

ROVERT

                Réunion de crise, Julie. Vous me rassemblez tout le monde illico.

LA SECRETAIRE (se dirigeant vers l’atelier)

                Le chef d’atelier doit être là, je vais déjà le prévenir.

ROVERT

                Non, pas lui.

                La secrétaire s’assoit à son bureau. Rovert retourne à l’atelier. Le chargé de communication, la DRH et le délégué syndical entrent tour à tour. Message d’accueil : « Bien-bien-bienvenue chez Speed Santon ». La secrétaire leur donne des directives. Ils s’installent pour la réunion.

ROVERT (au santonnier)

                Tout va bien ?

LE SANTONNIER

                Ça baigne. Vous savez, je vais vous faire une confidence, monsieur Rovert. Au début, j’y croyais pas trop, à votre projet, mais là, quand je vois le résultat, je suis fier d’y avoir participé.

ROVERT

                C’est pour ça que je vous ai choisi. Je savais que je pouvais vous faire confiance.

                Il retourne à son bureau où tout le monde l’attend.

ROVERT

                Fermez la porte, Julie.

                La secrétaire se lève et ferme la porte. Rovert s’assoit. Un temps.

ROVERT

                Bien. J’ai des mauvaises nouvelles. Le cours de la bourse s’est écroulé à Tokyo. Le santon ne vaut plus un clou.

LA DRH

                Mais ça ne change rien pour nous pour l’instant, nous avons toujours notre commande pour monsieur Schumaker ?

ROVERT

                Schumaker a rompu le contrat, il est retourné bosser avec Mattel. Notre service juridique va le mettre en pièces, mais pour l’instant, nous n’avons plus de commande.

LE DELEGUE SYNDICAL

                Alors qu’est-ce qu’on fait ?

ROVERT

                On se casse. (à la secrétaire) Allez chercher nos manteaux, Julie. Mais discrètement, hein !

LA SECRETAIRE

                Oui, monsieur Rovert.

                Elle traverse l’atelier à pas de loup.

LA SECRETAIRE (au santonnier)

                Faites comme si je n’étais pas là !

                Elle repasse dans l’autre sens, chargée des manteaux.

LA SECRETAIRE (au santonnier)

                Je vous dis au revoir discrètement, hein !

                Le livreur entre avec un pli. Message d’accueil : « Bienvenue chez Speed Santon ». Rovert lui fait signe d’attendre. La secrétaire entre dans le bureau. Tout le monde met son manteau. Rovert sort son portable. Intrigué, le santonnier a suivi la secrétaire dans le bureau.

LE SANTONNIER

                Qu’est-ce que vous faites ?

ROVERT

                C’est fini, mon vieux. On y a tous cru, mais là, faut être réaliste, c’est foutu.

LE SANTONNIER

                Mais vous allez pas me laisser comme ça !

ROVERT

                Soyez beau joueur, mon vieux. Vous avez joué, vous avez perdu. Ça vous apprendra à vouloir piétiner dans la cour des grands.

LE SANTONNIER

                Et la machine, qu’est-ce que je vais en faire ?

ROVERT

                Je suis bon prince, je vous la laisse. Vous pourrez toujours en tirer un petit prix chez le ferrailleur. De toutes façons, j’ai pas voulu vous froisser, mais vous l’avez montée à l’envers.

LE SANTONNIER

                Et mes santons en bois ? Je peux au moins récupérer mes santons en bois ?

LE LIVREUR

                Ils ont été recyclés en bois de chauffage, je viens d’avoir la confirmation du crématorium. Mes plus vives condoléances.

                Il salue et sort.

ROVERT (au santonnier)

                Salut, mon vieux. Heureux de vous avoir connu. (au téléphone) Jean-Paul ? C’est Jean-Michel. Dis-moi, comment est le marché de la pantoufle à Montréal ?

                Il sort, suivi du chargé de communication, de la DRH et du délégué syndical.

LA SECRETAIRE (au santonnier)

                Bon courage !

                Elle sort. Le santonnier reste immobile. La lumière baisse tandis que le répondeur se met en marche.

LE REPONDEUR

                Bip… (voix du répondeur) Bienvenue chez Speed Santon. Speed Santon, le santon qui étonne. Une envie de santons ? Speed Santon vous livre à domicile dans les vingt-quatre heures. Merci de laisser votre message après le bip sonore et à la fin de votre message, tapez dièse. C’est à vous. Bip… (voix numéro un) Allo ? Ici la gendarmerie. Dites donc, on a un trente-huit tonnes rempli de figurines en plastique qui bloque le pont, avec un chauffeur chinois qui refuse de bouger tant qu’il ne sera pas payé. Alors si vous pouviez voir le problème rapidement, parce qu’ici, ça commence à faire désordre. Bip… (voix numéro deux) Allo ? Ici le propriétaire du magasin. Dites, je n’ai pas reçu le loyer ce mois-ci. Vous ne m’oubliez pas ? Merci ! Bip… (voix numéro trois) Ouais, c’est le boucher ! Dites donc, j’ai une ardoise à votre nom de quatre euros vingt-cinq, alors faudrait peut-être voir à payer, parce que faut pas déconner ! Bip… (voix numéro quatre) Oui, c’est l’inspecteur des impôts. Dites donc, mon vieux, je viens d’éplucher votre comptabilité, tout ça ne m’a pas l’air bien catholique. Ce serait bien qu’on se voit pour parler de tout ça, hein ? Je vous rappelle.

                Noir.

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