Le tableau

Je ne m'ennuie jamais... et pourtant...

Dans ma chambre aseptisée où nul ne peut entrer sans montrer patte blanche, au sens propre du mot, c'est à dire avec chaussons spéciaux, grande blouse et bonnet d'un blanc immaculé, je sais comment m'échapper de ma prison sans barreaux.

J'ai dix ans, je souffre d'une mystérieuse maladie, mon organisme ne pourrait supporter aucun microbe venu de l'extérieur, donc, je vis recluse depuis ma naissance. Tout est fait pour me divertir, mais aussi m'instruire. Mes parents, ainsi que tout le personnel de cette clinique spécialisée, sont d'une gentillesse extrême pour me rendre cette vie difficile, le moins pénible à supporter.

Mais ce que je préfère, c'est ce grand tableau, accroché juste en face de mon lit. J'aime noyer mon regard dans l'eau de ce lac où l'ombre des grands arbres se mire.

Je cours jusqu'à la barque, près du ponton, et je rame, je rame, jusqu'en son milieu. Des canards, des cygnes majestueux m'escortent. C'est dimanche, le soleil étincelle, j'ai presque trop chaud. Au loin, les flonflons d'une fête, il se rapprochent, je fais joyeusement signe aux enfants qui s'ébattent sur l'herbe.

Sous leurs ombrelles, les femmes papotent pendant que leurs maris, manches retroussées s'essayent à la pêche. Des amoureux, enlacés, les pieds dans l'eau, me regardent passer. Et je continue, à pagayer, heureuse de respirer le bon air de la campagne environnante. Je croise d'autres barques et personne ne paraît étonné de voir une petite fille, pourtant si pâle, empoigner les rames presque plus grosses que ses bras.

Le soir descend mais je ne sens pas la fatigue, c'est miraculeux. Le soleil a teinté d'orange le grand lac, les flonflons se sont arrêtés, tout le monde est rentré.

Je vais laisser là ma barque, près du ponton, mais je reviendrai demain, comme tous les autres jours, depuis tant d'années ...

J'ai dix ans, je suis une enfant BULLE.