Le temps est un putain de numéro de téléphone toujours sur répondeur.
jones
Fut un temps, celui de nos pères probablement, en tout cas un temps jadis qui s’enchantait de lui-même, qui fleurissait dans les mots qui lui étaient attachés. On le désignait libre car c’était un temps arraché au travail, un temps qui se construisait en opposition avec celui que l’on devait à son employeur dans un contrat qui n’en avait que le nom. Peut-être aurait-il mieux valu l’appeler avis de subordination pour en résumer toute la portée.
Et ce temps était libre non seulement parce qu’il échappait aux contraintes du travail mais aussi et certainement, parce qu’il avait été gagné de haute lutte. Congés payés, retraites, week-ends et dimanches, semaine de 40 heures, tout ça ne devait rien ni au hasard, ni aux largesses des dominants mais aux grèves, manifestations, luttes syndicales dont est jalonné le siècle dernier, troué en son milieu par deux guerres humanophages.
Rien ne se devait à ceux qui ne se voyaient avancer que dans nos reculs.
Aujourd’hui, qui se souvient qu’il y a moins de deux cents ans, le monde n’était pas prêt pour, successivement, l’abolition de l’esclavage, l’interdiction du travail des enfants ou l’indépendance des empires coloniaux. Partout la rumeur montait que les hommes ne pouvaient subir ce changement de cap, cette négation de l’ordre naturel sans qu’un Dieu au large dos ou ses représentants autoproclamés ne déclenchent leurs courroux. Cagoules et bruits de bottes, et pourtant, et partout, il a suffi qu’un homme, des hommes et des femmes, un pays entier parfois se dresse pour contester cette assertion et montrer au monde que sa face peut changer. Aujourd’hui rétablir le commerce triangulaire, l’asservissement des enfants ou occuper ostensiblement un pays souverain, nous semblerait inacceptable, isn’t it ?
Continuons donc de croire que la main invisible n’est pas un horizon indépassable.
Parce qu’hier comme aujourd’hui et sûrement encore demain, les mots font l’objet d’une bataille sans merci quant au sens qu’on veut leur faire porter. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à écouter tous ceux qui nous parlent de charges sociales (au long coût, double en fait, coûteuses et coupables), quand d’autres, et à juste titre, rappellent qu’il s’agit de cotisations sociales. L’enjeu idéologique se loge décidément au creux des mots, pauvres otages des pressés, des complices et des paresseux.
D’ici, j’entends déjà ceux qui me diront que le monde évolue et que ces changements sont inévitables, que le temps d’aujourd’hui ne peut se définir comme celui d’hier, qu’il serait par trop nostalgique (pour les plus courtois) ou poussiéreux et passéiste (pour les plus vindicatifs) de penser que nous devons en revenir au temps de papa, celui où tout se mouvait à une lenteur morbide. Ils m’opposeront le fait qu’il est possible, de nos jours, en quelques clics de raccourcir les distances qui nous séparent de l’autre bout du monde, que tout est mondialisé et que mondialisation oblige, nous ne pouvons pas aller en sens inverse de l’Histoire (avec un grand H s’il vous plaît, notez le bien !).
Le mot monde n’échappe donc pas à la règle idéologique et peut se transformer en masse informe et indistincte obéissant peu ou prou aux mêmes règles économiques comme désigner des entités spécifiques tentant de trouver des modus vivendi ici, des statu quo là, des pax romana ailleurs.
J’entends aussi, ceux-là mêmes qui finiraient dans une apothéose quasi mystique sur l’idée que le mouvement c’est la vie, l’énergie, demain en un seul mot, le futur, quoi. Moi et mes idées de temporalité ralentie ferions désormais partie des oubliés, des has been, des dinosaures devant l’aube magnifique et radieuse du lendemain qui pointe déjà son nez avant qu’aujourd’hui ne s’achève. Allez zou au musée, les tortues !!
En plus, difficile de leur donner tort. Effectivement, aujourd’hui tout va plus vite. Le concept est pourtant bien réel : le temps s’accélère.
Evidemment, les heures, les minutes et les secondes s’égrènent au même rythme qu’avant mais le temps est perçu comme s’accélérant parce qu’il nous est demandé de faire plus de choses dans une même durée. Et même quand cela ne nous est pas demandé, nous tentons de le faire. Nous voulons remplir nos week-ends, nos soirées, nos entre deux temps de toutes sortes, d’activités, culturelles, sportives, de divertissements, d’apprentissages, de rencontres, de voyages et que sais-je encore ?
Pour couronner le tout, l’insatisfaction étant ce qui reste de cette course contre la montre perdue d’avance, nous n’en retirons qu’une sorte de culpabilité moderne, grasse, lourde et trempée d’un liquide douteux comme les confettis après la fête. Sincèrement, combien de fois avez-vous entendu autour de vous quelqu’un se plaindre qu’il n’y ait que 24 heures dans une journée ou qu’il n’ait pas réussi à gérer efficacement son planning pour faire ce qu’il avait à faire dans son week-end, par exemple ?
Dans ces conditions, il existe une figure patentée, accrochée comme aliénée aux jours qui passent, une figure théorique et réelle à la fois, qui symbolise un autre rapport au temps : le chômeur. L‘hydre à sept têtes. Coupez-en une, elle repousse aussitôt. Tour à tour, à visage étrange d’étranger, à voisin en pyjama à 14h, à jeune à casquette, à femme à poussette, à musicien à dreadlocks, à senior jardinant, à assisté sur ses lauriers… Et tous les autres. Renseignez-vous, ils sont partout ;)
Dans un monde fini qui n’en finit pas de finir, il existe quelqu’un qui ne vit pas les heures comme les autres, quelqu’un qui s’il ne peut emplir ses week-ends d’évènements culturels ou de saut de puce à Rome, Prague ou Dublin, n’en sent pas moins la police des jours qui passent. Et cet homme (ou cette femme) à multiples facettes a donc du temps à perdre puisque celui-ci n’est pas contraint, pas limité.
Et le voilà, attendant dans un lieu quelconque, impersonnel et dépressif, de rencontrer le travailleur social de permanence pour lui exposer son problème, sa difficulté comme on dit dans le milieu. Il attend ses papiers à la main, son nom partout dessus, cachant sa honte et son discrédit aux autres, luttant et refusant d’en dire trop au premier venu pour ne pas se retrouver à poil, à attendre. Et il se rappelle l’histoire, toute l’histoire, la sienne et celle qui l’a amené jusque-là, et de ça aussi il doit se cacher. Il guette du coin de l’œil, les autres comme lui, avec les mêmes histoires, les mêmes choses à raconter, les mêmes hontes et les mêmes mains qui se nouent. Il est en colère, sans savoir. Il est en colère contre lui, contre tous.
Il attend et les autres, tous les autres sont ses ennemis, ceux qui veulent lui prendre son tour, ceux qui sont plus misérables que lui et feront pencher l’oreille dans leur sens, l’obligeront à dire ce qu’il ne veut pas dire pour obtenir ce qu’il veut, un sursis et rien d’autre. Il est prêt à le promettre, se compromettre pour que ça n’arrive pas ou plutôt pour que ça arrive, qu’on lui laisse le temps, le temps qu’il a ou qu’il n’a pas.
Il attend et l’heure passe, méduse molle au gré du courant.
La porte s’ouvre, c’est son tour. Il entre, s’assied. Il a beau avoir préparer ce qu’il avait à dire, il bafouille, reprend, se trompe, rectifie, s’embrouille, ne voulait pas dire ça, mais l’a dit. Trop tard ! On lui explique qu’on a bien compris mais qu’il devra attendre… Et revenir parce qu’il lui manque des papiers, un petit bout de son histoire. Il devra revenir raconter à quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ne le connaît pas et qui lui posera les mêmes questions et d’autres auxquelles il n’aura pas envie de répondre. Il sait qu’il devra revenir encore et à chaque fois dire pourquoi il est là, il sait qu’il devra répondre encore et encore et tenter de cacher ce qu’il ne vaut pas qu’on sache. Et sa colère est là contre son ventre, dans ses bras, dans sa gorge comme un enfant que l’on voudrait calmer.
Le temps est un putain de numéro de téléphone toujours sur répondeur.
Une analyse intéressante, doublée d'un rappel des changements incroyables survenus au cours des deux derniers siècles... mais comme Reverrance, j'ai un peu de mal à saisir l'articulation entre les deux parties, qui ne me semblent pas forcément liées par un lien de cause à effet.
· Il y a plus de 12 ans ·Et j'aurais aimé voir développée cette idée que des bouleversements qui semblaient impossibles en d'autres temps ont bien fini par avoir lieu, et que donc peut-être d'autres sont possibles, même s'ils nous semblent relever de l'utopie aujourd'hui ...??
junon
Merci à tous d'être passés...
· Il y a plus de 12 ans ·@ Reverrance, j'avais fait un long développement sur ton commentaire mais il a disparu bizarrement ???
Du coup, je n'ai pas le courage de le refaire... une autre fois peut-être !
jones
surprenant que tu n'aies pas fait deux textes, je pense que c'aurait été intéressant que les deux soient développés d'autant que je me refuse à y voir une interaction
· Il y a plus de 12 ans ·J'ai bien aimé tes propos sur l'accélération pas forcément inévitable à mon sens et qui ne doit pas être synonyme de croissance à tout prix dans le cadre de la mondialisation
concernant le chômage la force patronale a été de leur insinuer le sentiment de culpabililité et de concurrence ce qui provoque une individualité qui ne permet pas les rares mouvements de concertation de s'unir et de se développer
reverrance
J'ai pris le temps de tout lire, c'est vrai c'est une bonne analyse, une belle rhétorique sur les chômeurs tant stigmatisés ces dernières semaines par ceux qui ont le temps Rolex ...
· Il y a plus de 12 ans ·cdc
sophie-dulac
Occuper son temps ou l'être tout le temps.
· Il y a plus de 12 ans ·yl5