Le Terrier (5)
carouille
Il reste immobile sur le seuil de sa nouvelle chambre, osant à peine respirer. Ses histoires merveilleuses et toutes ces épices dont elle parsème ses plats auraient dû lui mettre la puce à l'oreille. Il s'est trompé sur toute la ligne, sauf sur un petit détail, le lourd chignon qui repose sur la nuque.
Sauf qu'il est noir corbeau. Sauf qu'elle a les formes souples et généreuses des danseuses de ses histoires. Sauf qu'elle doit juste avoir quelques années de moins que lui. Sauf que roulée en boule au pied du fauteuil, sa robe chatoie comme une fleur en plein été. Sauf qu'elle semble aussi frêle que les branches du saule qui se balancent dans le vent.
Sauf que sa Shéhérazade est une indienne aux traits fins dont le sourire éclaire la peau sombre jusque dans son sommeil.
Il reste sans bouger, les bras ballants, à la regarder fixement, elle et le chat blotti sur ses genoux.
Jusqu'à ce que ses paupières papillonnent et qu'il parte précipitamment s'enfermer dans la cuisine. Tétanisé derrière la porte, il entend sa course affolée à travers les pièces, les miaulements furieux du chat dérangé en pleine sieste. Pris entre le passé et le présent, il n'ose pas faire le moindre geste, jusqu'au moment où il sent sa panique, l'entend répéter sans relâche.
Les règles. Les règles. Les règles.
Alors il ouvre, fait un pas dans le salon, lève une main apaisante. Mais elle se recroqueville en cachant ses yeux derrière ses mains, lui tourne le dos en se précipitant vers la porte.
Elle est désolée, elle s'en veut terriblement, elle a trahi le marché qu'ils avaient passé. Elle s'excuse du fond du cœur, supplie qu'elle a besoin de ce travail, qu'il lui pardonne. Et promet qu'elle n'a rien vu, à peine une silhouette du coin de l'œil, même pas.
Juste une ombre.
*
Deux jours plus tard, elle tremble sur le pas de la porte. L'avocat ne l'a pas appelée pour la licencier, mais elle n'a pas connu une minute de repos à l'idée que le téléphone pouvait sonner à tout instant.
Du coup, elle recommence son manège avec autant de précision que le premier jour. Le garage est désert. Aucune lumière n'est allumée. Elle a frappé plusieurs fois à la porte. Elle entre sur la pointe des pieds, cherchant partout le petit mot qui la congédie.
Mais elle ne trouve rien nulle part. Juste des plantes, disposées dans toutes les pièces, qui viennent parachever son travail et donner vie à la maison.
Elle reprend un peu confiance, remplit le frigo, installe son cadeau. Mais aucune excentricité aujourd'hui. Elle fait le ménage avec application, le plus vite qu'elle peut, nourrit le chat sans s'attarder et prend soin de disparaître quelques minutes avant l'heure.
*
Planté dans la salle de bain, il pleure.
Elle a remarqué le changement dans ses habits. A la place de la petite glace toute simple fixée au carrelage, elle a accroché un grand miroir. Avec un magnifique cadre en bois sculpté. Il se regarde, avec ses kilos en moins, son teint frais et ses épaules droites, et il pleure.
Il ne veut plus être une ombre.
*
Elle a un coup au cœur et ses jambes manquent flancher. Ce gros dossier posé sur la table du salon, c'est son fantôme qui a changé d'avis, et le petit mot est un adieu. Elle se penche la gorge serrée puis reprend espoir.
« Aujourd'hui, pas de ménage. A mon tour de vous raconter une histoire. Asseyez-vous et lisez. Je ne rentre que ce soir. »
Et voilà que son fantôme investit un corps, prend un prénom, a une histoire.
Une histoire qui commence avec ce regard vert qui fait tourner toutes les têtes, ce sourire conquérant qui attrape tous les cœurs. A l'intérieur de cette belle enveloppe, il y a un homme d'une intelligence redoutable, armé d'une grande détermination. Il travaille d'arrache-pied pour que les portes que son sourire a entrebâillées s'ouvrent en grand. Il réussit, déambule sur les tapis rouges, signe des autographes, baigne dans une mer grisante d'admiration et d'adoration.
Sa chance continue. Au milieu de la foule, il rencontre une princesse. Bientôt elle porte une belle robe blanche, des fleurs dans les cheveux, et promet de l'aimer jusqu'à ce que la mort les sépare.
Et il y a ce jour merveilleux où ils roulent tranquillement au bord de la mer, en plein soleil. Cet instant magique où elle lui annonce qu'il va être papa, où elle le regarde avec un sourire lumineux en serrant sa main. Où il tourne la tête pour la regarder, juste une seconde, juste le temps de dire qu'il aime.
Mais tout ça, c'était avant.
Après, il y a le procès. La douleur dans leurs regards et leur soif de vengeance. La haine de toutes ces foules, jour après jour, durant tout le procès. Le cœur brisé de sa mère et son père tout habillé de noir qui le renie.
Il y a les semaines de prison où les pires criminels le montrent du doigt comme un monstre, où on finit par le mettre à l'isolement pour avoir une chance de le garder en vie jusqu'au tribunal. Il y a sa propre culpabilité, son désespoir, qui l'écrasent, l'étouffent, et le jettent sur des lames de rasoir.
Et tout cela étalé, amplifié, déformé dans les pages des journaux. Enfin la fin du procès, qui conclut à un accident. Tragique, mais dont on ne le tient pas pour responsable. C'est l'autre conducteur qui était ivre.
Puis le retour à la liberté, sa solitude de plus en plus intense, son dégoût de tout, sa dépression. Cette liberté dont chaque minute est une souffrance, qu'il décide de prendre comme une pénitence, car lui se sent coupable.
Il y a son corps qui le trahit à son tour, qui enfle et grossit quand il voudrait disparaître, comme une arche de Noé censée transporter tous ses péchés.
Et encore la presse, qui le harcèle, qui jouit de sa déchéance, se délecte de sa douleur, se moque de ce corps devenu difforme, dont la verve est alimentée par les amis, les voisins, les inconnus, la famille, qui tous sont en veine de confidences. Et au milieu de tout ça, la princesse qui jette sa robe blanche aux orties et passe entre les mains des médecins pour qu'il ne soit plus rien, plus même un futur papa, et qui le clame sur tous les toits.
Et lui qui s'enfonce de plus en plus loin dans la solitude, qui se cache de plus en plus, jusqu'à s'enfermer dans une unique pièce au bout d'une maison vide.
Entre le avant et le après, il y a cet instant précis où il a détourné les yeux juste une seconde pour dire je t'aime, avant de les reporter sur la route pour se retrouver face à un bus qui se trompait de voie. Il y a les hurlements des pneus, le volant braqué trop tard, le noir. Les cris et la chaleur qui le sortent de l'inconscience pour voir ces mains qui tapent contre les vitres et le bus qui s'enflamme.
Des mains toutes petites, minuscules. Il n'a le temps de faire sortir que quatre enfants avant que le moteur n'explose, quatre sur seize, ce n'est rien.
Alors depuis il y a sa vie comme une punition, la solitude totale comme seul rempart, l'impossibilité absolue de s'accorder le pardon, à cause des ces douze enfants qu'il n'a pas réussi à attraper.
Jusqu'à ce qu'elle arrive et commence à cueillir des fleurs pour ne pas devenir un fantôme.
Elle lit toutes les coupures de presse une par une. Après, elle s'accorde quelques minutes pour pleurer puis se lève.
*
La nuit tombe lorsqu'il se décide à rentrer. Il a connu des moments de panique pure, se disant qu'il était complètement fou de s'être ainsi mis à la merci d'une inconnue. Que dans quarante-huit heures tout au plus, il verrait les médias rouvrir la chasse.
À d'autres moments, il a retrouvé un peu de paix, se disant que celle qui l'avait fait sortir de son terrier pas à pas était incapable de le livrer. Mais il y a eu tant de trahisons.
En ouvrant la porte, il est seulement épuisé, exsangue.
Elle est partie, mais il lui faut faire le tour de toutes les pièces plusieurs fois pour en être sûr, parce que la maison…déborde, il n'a pas d'autre mot. Toutes les lumières sont allumées, elle n'en a pas oublié une seule. La musique s'entend jusque dans sa chambre. Son couvert est dressé dans le salon, la table disparaissant presque sous les plats. Des bouquets de fleurs sont semés sur tous les meubles. Le chat repu ronronne sur le canapé. Le parfum du gâteau au chocolat qui finit de cuir dans le four enveloppe chacun de ses pas.
Et au milieu de la terrasse, elle a dressé un bûcher. Sa Shéhérazade indienne a soigneusement entremêlées les branches jusqu'à presque un mètre de haut. Au sommet, bien au milieu, elle a déposé le dossier, enveloppé d'un drap blanc. Pour un peu, il se persuaderait qu'elle a détourné un bras du Gange pour l'obliger à passer dans son jardin.
Juste devant ses pieds, une boîte d'allumettes l'attend.
*
Elle franchit le seuil avec sa chariote à la traîne et laisse la porte se refermer derrière elle. Sans hésiter, elle laisse toutes ses affaires en vrac pour aller droit sur la terrasse voir ce qu'il en est.
Et il est assis là, juste à côté du bûcher, une allumette à la main, la regardant. Elle s'approche timidement, esquisse un salut maladroit les mains jointes sous le menton.
Elle ne sait pas quoi faire, pas quoi dire.
— Je t'attendais.
Et il lui tend une allumette.
Ensemble, ils allument le bûcher et restent immobiles et silencieux le temps qu'il se consume. Il prend timidement sa main. Son cœur bat fort. Il aime son sourire doux et tranquille, la façon dont elle lui abandonne ses doigts, le poids de sa tête qu'elle vient d'appuyer sur son bras. Quand il ne reste plus que des braises, elle fait une dernière prière muette puis disparaît dans la cuisine.
En voyant le couvert mis pour deux, elle marque un temps d'arrêt, se retourne. Il est sur le seuil, guettant sa réaction. Elle incline la tête avec un grand sourire et le voit disparaître dans le jardin.
Elle est heureuse, elle aime cuisiner pour lui. Elle s'est déjà tellement attachée à son fantôme que l'homme n'a plus beaucoup de chemin à faire pour aller jusqu'à son cœur.
Quand tout est prêt, elle se dirige vers le jardin pour l'appeler, prend au passage son téléphone qui ne cesse de sonner. Il est dans le fond, en train de cueillir des framboises.
Juste derrière lui, dans le petit bassin, une énorme fleur de lotus s'épanouit. Elle sourit.
— Tu sais quel est la signification du lotus ?
— Non.
— La renaissance.
Il se retourne enfin pour lui sourire à son tour, mais il ne voit que le téléphone dans sa main, n'entend que le petit déclic. Les souvenirs surgissent en bloc. Les journalistes qui le poursuivent, les reportages ignobles qui s'étalent dans les journaux à scandale. Son intimité violée et étalée au grand jour. Sa déchéance physique et morale exposée aux yeux de tous.
Avant même d'avoir décidé quoique ce soit, il est sur elle, et le téléphone tombe avec un bruit sec quand il frappe brutalement son poignet.
Il n'entend plus que son propre cri.
Non, non, non, non, NON !
Il prend conscience de la force de ses bras, de la violence de ses mains et ouvre les yeux.
Il s'effondre à genou dans la terre, la secoue, l'appelle, tente d'effacer la marque bleue de ses doigts autour de sa gorge.
Il baisse les yeux sur le téléphone, avec cette magnifique fleur de lotus qui occupe tout l'écran brisé.
Le chat se lèche la patte et le regarde avec dédain. Puis il se dirige vers le fond du jardin et disparaît dans une brèche du mur.
Wahou ! je ne m'attendais pas à ça !.... pauvre petite indienne.... bon, ben j'aurais bien aimé une happy end, mais c'est sûr que celle là, scelle aussi le destin du personnage ! retour à la case prison.... Bravo en tout cas pour toute cette histoire que j'ai adoré découvrir et lu avec délectation..... :-) et bravo encore pour ta peinture
· Il y a environ 9 ans ·Maud Garnier
Merci Maud !! ;)) oui, désolée pour la petite indienne, moi aussi je l'aimais bien. Mais je crois que cela me faisait encore plus mal pour lui !! ;(((( Merci encore pour la délectation, et pour les compliments sur la peinture. J'attends avec impatience de découvrir tes dessins ;)
· Il y a environ 9 ans ·carouille
tellement beau que j'ai versé ma larme avant la chute!
· Il y a plus de 9 ans ·mylou32
Merci beaucoup de votre lecture, vous l'avez effectivement dévoré !! Et merci pour tous vos commentaires, ce retour me fait chaud au coeur.
· Il y a plus de 9 ans ·carouille
Waouh quelle chute !!! On tombe de haut ! J'ai adoré cette série.
· Il y a plus de 9 ans ·chloe-n
Ben oui je sais c'est dur la fin mais bon...Ils n'allaient quand même pas être heureux et avoir beaucoup d'enfants, hein ? Merci :))
· Il y a plus de 9 ans ·carouille
Je ne vais pas être très originale mais tout comme erge je me suis régalée à suivre ce fantôme. Belle écriture avec une vraie signature !
· Il y a plus de 9 ans ·ade
Merci bien Ade, cela me touche. Quant à l'originalité, vos textes en regorgent suffisamment, vous pouvez vous permettre de souffler dans les commentaires :)
· Il y a plus de 9 ans ·carouille
C'est toujours un plaisir de faire de belles découvertes :) merci beaucoup carouille pour vos mots qui me touchent également à bientôt
· Il y a plus de 9 ans ·ade
Le fantôme a livré son secret. Je me suis régalé à suivre cette ombre bien qu'elle aurait du rester dans son terrier.
· Il y a plus de 9 ans ·erge
Pour la demoiselle, je suis bien d'accord. Déloger un animal de son terrier est une activité dangereuse.
· Il y a plus de 9 ans ·carouille