Le Test

Aurélie

C'est sûrement la dernière fois que j'en parle car je ne comprends pas. Je ne comprends pas d'où vient ce désir, d'où est venue la déception. Je ne comprends pas pourquoi j'ai eu mal et pourquoi j'en fais tout un plat.


   C'était il y a deux  mois. Juste après la rentrée. J'avais attendu ce jour avec impatience. Et appréhension. C'était vendredi, j'avais partiel d'espagnol et pourtant j'avais de bonnes raisons de ne pas m'y rendre. En fait j'en avais une seule, mais elle valait toutes les autres. J'avais peur d'arriver en retard, et surtout peur que le secrétaire, très gentil et bien bavard, ne me fasse rater un des rendez-vous les plus importants de ma petite vie, néanmoins le premier qui ne m'effrayait pas.

   Cette façon de penser, cette "positive attitude" qui n'avait pas lieu d'être, je l'ai cachée et assumée à la fois. Je l'ai vécue non comme une épreuve mais comme quelque chose sans nom qui allait sans doute changer ma vie d'adulte encore enfant.

Cependant, je savais déjà que je ne réagissais pas de la bonne manière, que j'allais vite retomber du futur luxueux que j'avais, au fil des semaines et du suspens grandissant, construit de toutes pièces.

"Je vais avoir un bébé."

"Je vais peut-être avoir un bébé."

"Si ça se trouve, il y a déjà quelque chose en moi."


   A dix-huit ans, je ne fais ni partie de celles qui sont contentes de se retrouver enceintes, qui l'on souhaité si fort que c'est arrivé, qui l'ont parfois même fait exprès, à leurs risques et périls. Je ne suis pas non plus une de celles qui se retrouvent soulagées, voire libérées, à l'annonce du verdict, parce qu'elles ont pas voulu ça, parce que c'est un accident, parce qu'elles feraient  n'importe quoi pour revenir en arrière, et puisque ce n'est pas possible ainsi, elles prient en attendant, elles comptent les secondes, les minutes qui séparent de la vérité, et elles vérifient encore une fois avant de tout jeter à la poubelle - et pas que le test de grossesse, mais aussi la mémoire. Elles recommenceront pas, c'est promis. Trop de frayeur, trop jeunes pour subir un truc pareil ! Ensuite elles oublient et elles recommencent, ou pas.


   Moi, je n'allais ni recommencer - surtout après ce que les médecins m'avaient dit tour à tour - ni être soulagée ou bien  heureuse,  ni oublier.

J'avais seulement fait ce qu'ils appelaient "une erreur", ce que moi je considérais comme le désir et l'envie, simplement.

Je savais et lui aussi, avant même qu'il ne soit trop tard, avant même que ça n'arrive, que ça allait arriver, et que ça pourrait devenir quelque chose d'irréversible voire de dramatique, et je ne m'en foutais pas et lui non plus, c'est juste le fait qu'on s'aime qui a pris le dessus, malgré nous.


   Alors enfin elle a ouvert sa porte et ma laissée entrer. Il y avait une stagiaire et j'aurais normalement trouvé ce fait imprévu terrifiant, mais tout  ce qui me dérangeait chez le médecin, c'était de me mettre à moitié nue devant lui. J'étais au courant de ce qui allait m'attendre dans les prochaines minutes et il n'était pas question de ça. Donc courageusement j'ai dit bonjour et je me suis assise. J'allais prendre le train dans moins d'une heure, j'allais le voir, lui raconter. Il attendait un peu aussi, peut-être, mais moins que moi, c'est certain. Et finalement je me suis dégonflée, et elle m'a donné le test qu'elle m'a fait promettre de ne pas jeter ou de prendre à la légère, parce qu'attention c'est du sérieux.

Elle m'a posé la question qui m'a prise au dépourvu, mais son vouvoiement m'a donné la preuve ultime que maintenant je n'étais plus adolescente, et que toute la décision me revenait entièrement. "A mes risques et périls..."

Lorsqu'elle m'a donc demandé "Et si vous êtes enceinte, vous savez déjà ce que vous allez faire ?", j'ai réfléchi un instant mais comme jamais, et j'ai répondu "Je ne suis pas sûre, il y a plein de choses à prendre en compte, je sais qu'il faut de l'argent, qu'il faut être capable, qu'il faut un papa, aussi...", et j'ai pensé à toi, à ce que tu ferais, vraiment. Elle semblait approuver avec un hochement de tête et a continué : "Mais  pour le moment vous voudriez faire quoi, le garder ?" et j'ai répondu avec une détermination et un cran que je ne me connaissais pas : "Oui.".


   Un peu déçue de devoir encore attendre, je l'avais en effet fait  inconsciemment et consciemment un peu volontairement.

Je voulais une réponse, mais aucune ne semblait être la bonne pour moi j'en étais consciente, alors ne pas savoir était encore le mieux, car après tout, c'était une chance sur deux ni plus ni moins.

Alors je t'ai retrouvé, je ne me souviens plus trop de ce moment-là à vrai dire. Je crois qu'on s'est vite quittés et je t'ai dit que je le ferai "ce soir". Parce que je te le devais, et que je le devais au médecin. Ca c'est la seule chose sur laquelle je ne pouvais pas passer outre.

Quand je continuais à te raconter, ça me faisait rire et flipper.

Toi, tu flippais plus que tu ne riais. Ce qui était normal. On n'avait ni la maturité, ni les moyens pour se préparer à quelque chose de si inattendu, de si fou. Je t'avais demandé ce que tu ferais si jamais, si tu me laisserais tomber, si tu oserais me défendre et nous défendre devant ton père. Je crois que sans hésiter, tu avais répondu que tu trouverais un travail et que tu assumerais.

Moi je savais que c'était pas vrai, mais tu disais ça parce que tu m'aimais alors j'y croyais un peu.


Le soir je l'ai fait très vite fait.

Je n'ai pas attendu plus d'une minute, car j'avais deviné que la deuxième barre ne s'afficherait jamais.

Je voulais quand même attendre une dernière fois avant de pouvoir aller vérifier deux heures plus tard, mais je n'ai pas attendu deux heures pour ça, et j'ai encore moins attendu pour t'annoncer le résultat final.


   Je ne sais pas ce que j'ai ressenti, toi, tu te sentais soudain très léger.

J'ai un peu souffert je crois, je n'explique pas ce qui s'est passé, ça s'est passé c'est tout, ça reste gravé là, pas de la même façon pour lui que pour moi. Ni que pour toutes les autres qui sont passées par là.

Je me demande si elles aussi y pensent encore.


   Je ne veux pas oublier, c'était ma première fois, ma première chance, c'était une expérience, quelque chose qui me faisait me sentir différente.


   Je t'en ai parlé tous les jours ensuite. Je pense que tu voulais mais que tu ne comprenais pas, pour toi c'était juste un événement banal de plus dans notre histoire, dans ta vie.

Moi ça m'a chamboulée. Les bébés que je vois dans le tramway, dans la ville, me chamboulent.

Le test de grossesse est resté sur mon frigo, je tombe dessus chaque jour, et quand tu as voulu le jeter, je t'ai crié "non, s'il te plaît.". C'est tellement puérile, futile.

Maintenant j'évite de t'en parler, mais je suppose que quand tu viens chez moi tu poses encore ton regard, quelquefois, par inadvertance ou même pas, sur cet objet que tu trouves bizarre.

Et quand tu effleures l'idée du mot "bébé" je te supplie en silence de te taire, et d'un autre côté, je suis folle de joie parce que ça signifie que t'en as envie aussi, finalement. Tu m'avais même répliqué un jour "peut-être plus que toi". Et alors ça viendra. Sûrement.

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