Le Tout va bien
Rosanne Mathot
1. Il tue son beau-père en lui tirant le slip
Il se demanda ce qu'il détestait le plus : le ping-pong, le nudisme, ou les promesses qu'il débitait à la chaîne dans le pénitencier de sa relation amoureuse.
S'il voulait se marier ce jour-là, il lui faudrait respecter la clause 73B de son contrat de mariage : 45 minutes de nudité sautillante avec son beau-père en devenir.
Scrutant sans retenue l'ample appareil reproducteur de son adversaire, Baptiste Beauvisage décréta qu'il ne se sacrifierait pas sur l'autel de la félicité matrimoniale.
Son beau-père acquiesça gravement.
Plus naturistes par oppression sentimentale que par militantisme sincère, le duo décida qu'il ne tomberait pas le slip, créant ainsi les circonstances favorables au maintien de sa santé mentale.
Soudain, un bruit de taffetas rampa dans le couloir, comme un tissu en embuscade, un voile de mariée en approche.
La panique d'être surpris fit entamer une haletante course de relai respiratoire au cœur des deux hommes. D'un bond, mâchoire en avant, Baptiste s'élança pour arracher le slip de son beau-père. Il visa l'entre-jambe. Le lycra fleuri était devenu un continent à conquérir, un Everest à dompter, un champ de bataille à napalmiser.
Quand Baptiste s'écroula de tout son poids, ce qu'il prit pour du parquet était dépourvu de slip, barbouillé de sang et rendait son dernier soupir. Dans un arc de cercle surprenant, les dents de son beau-père vinrent se ficher, comme des fléchettes, dans le faire-part de mariage punaisé au mur.
2. Il simule sa mort, pour échapper à son mariage
« Toute mon esthétique est en désarroi », se lamentait Baptiste Beauvisage en arpentant la nuit mouillée. En jupes culottes et blouse à manches bouffantes, le comédien cherchait à retrouver sa contenance.
- “J'ai envie de béatitude et de mots bigarrés, de satyre et de poésie, je veux construire un boulevard à ton théâtre !» s'était exclamé, implacable, Pedro Catane, une heure auparavant, en lui dictant la mission d'improvisation théâtrale de la soirée : Baptiste serait bossu et borgne. Et c'est en pareille tenue qu'il lui fallait encastrer l'éperon de son désir dans le coeur de la petite Bernadette.
Se plantant derrière un palmier magnifique, Baptiste repéra promptement la jeune fille.
Sans perdre de temps, par une mimique éminemment expressive, il lui fit comprendre qu'il l'aimait.
Contre toute attente, Bernadette trembla dans sa peau et prit le large en hurlant entre les lampadaires.
- « Quand je pense que je dois épouser cette fille-là demain. Je ne veux plus d'elle », s'insurgeait à présent Baptiste au téléphone.
- « Tu feras semblant d'être mort !», lui rétorqua gaillardement Pedro. « C'est ta nouvelle mission ».
A 10 heures tapantes, le lendemain matin, Bernadette et Baptiste se retrouvèrent devant le maire.
Le marié contempla un instant l'oreille gauche de sa bien-aimée. L'esgourde avait été à moitié dévorée par un caniche enragé, mais si proprement, si fraîchement que Baptiste en éprouva, comme toujours, une tendresse infinie.
Dans la plus pure et feinte subtilité, il mourut à la minute. Pedro serait content. A jamais.
3. Un combat de caniches vire au drame
Un œil aveugle sonde un bois clair dans une cage d'idées.
Deux jours ont passé, depuis que Baptiste Beauvisage est descendu au cercueil. « Décidément, fait pas bon tomber dans l'oreille d'un sourd » pense le mort enterré vivant, alors qu'une fois encore, sa voix cassée se fiche comme un pieu dans le bois de sa nuit.
Quel silence fait plus de bruit que la mort ?
Au même moment, dans l'odeur sylvestre des croix nouvelles, Pedro Catane promène ses caniches et son chagrin. La tombe de Baptiste est la 7e, en partant de la gauche, à la droite de l'allée B.
Soudain, le couple canin s'affaire, s'excite, semble avoir flairé le même os. Chacun veut sa part du festin. Pedro est dépassé. Dans une bataille en coups de molaire et tant de griffes, il regarde, impuissant, ses caniches déchirer par terre le trou où gît Baptiste.
Prise au piège à loups des crocs de son mâle, la femelle caniche s'effondre alors même que crève le ventre du cercueil. Pedro pleure.
Sous les coups de ciseaux du soleil, ses émotions flanchent : dans l'espace éventré de la boîte en sapin, le mort respire les yeux ouverts.
Baptiste s'était endormi, pour apprendre à mourir.
Baptiste croyait rêver de la vie lorsque, dans l'incendie mauve du ciel, des poils de chien recouvrirent les nuages.
Alors, Baptiste s'est cru mort. Comme un vertige, il a propulsé un ultime songe vertical au ciel : « Je présenterai une femme au bon dieu, pour qu'il sache ce que c'est que l'amour ».
4. Egaré, il survit deux semaines, en mangeant des mouches
Un mois s'est écoulé depuis la résurrection inespérée de Baptiste Beauvisage.
Loin de s'étioler dans la touffeur de sa chambre d'hôpital, il a entamé une carrière discutable de chansonnier pour la revue du « Canard Antarctique ».
Dressé comme un arc de triomphe dans son lit, il entonne, d'une voix rauque : “Ma plus belle histoire d'humour, c'est vous », à l'instar d'une Barbara testostéronisée.
L'infirmière, qui avait choisi ce moment-là pour faire son entrée, faillit en avoir un choc opératoire. Sans tarder, elle tourne les talons dans une éloquence cotonneuse que Baptiste voudrait lubrique.
Immédiatement, il se lève et parcourt à toute allure le couloir à la suite de l'excitante blouse blanche.
Désorienté dans le grand hôpital, affublé d'un plaid en polaire rouge bordé de glands dorés, il se perd.
Et c'est le drame. La buanderie désaffectée dans laquelle il a pénétré n'a pas de poignée à l'intérieur. Et la porte est blindée.
Une souris agonise dans un verre à dents. Elle a la peau gaufrée et nervée comme le ventre d'un livre. Baptiste décide qu'il l'aimera jusqu'à sa mort. Exactement 2 heures et 3 minutes plus tard, le rongeur passe l'arme à gauche.
Quinze jours s'écoulent jusqu'à ce qu'un vrombissement suspect dans la buanderie alerte un technicien de surface.
Lorsque la porte s'ouvre, Baptiste surgit, vivant et magnifique, auréolé d'un ronron noir intensément vibratoire, impérial dans sa couverture carmine aux glands d'or, une mouche entre les dents.
5. Le mystère du son de canard dans l'antarctique enfin résolu
Il ne peut plus dormir simplement. Ses nuits réclament l'espace antarctique et les bonds ensorcelants de la faune en fête.
Il marche de long en large dans le salon. Il vérifie que tous les chauffages sont bien éteints.
Peu avant son voyage dans le cercle polaire, Baptiste Beauvisage a installé, chez lui, un théâtre de bonbonnière, un cabaret feu follet. Des gradins en bois sont adossés en hémicycle à la colline du vaisselier et ouvrent sur le paysage de mer et de falaises de sa bibliothèque.
Mais voilà. Baptiste n'aime plus le théâtre. Et en lieu et place de l'ancienne scène, il a construit un océan en émail. Il scrute à présent la surface blême d'une eau nouvelle : l'eau que Baptiste a ramenée de là-bas, de l'Antarctique. De temps à autre, à la faveur d'un infime giclement, il sait qu'il peut entendre à nouveau le bruit de ses vacances. POC TOC POC TOC : le son de l'eau qui cabote d'une rive glacée à une autre. Le bruit qui évoque le monologue amoureux d'un canard.
Ancré sur le littoral de son salon, dans le murmure boréal des lampes, Baptiste se souvient vaguement d'avoir fait, un mois auparavant, une valise de petits vœux prudents : il irait peut-être voir les baleines. Il mangerait peut-être du renne aux airelles.
Cette nuit, à Paris, dans la féérie bleutée de ses appartements, Baptiste sourit vermeil.
Tel un paralytique espérant un miraculeux sauvetage, il ne quittera plus son océan d'émail. POC TOC POC TOC. L'eau chante et respire. L'eau cancane. L'eau a le coeur qui bat.
FIN
Textes de Rosanne Mathot. Titres extraits de l'anthologie 2015 d'Adrien Gingold : "Le Tout va bien", aux éditions “Le Tripode”. http://le-tripode.net/evenements/a_venir
J'aime beaucoup cet univers ! Bravo
· Il y a plus de 9 ans ·anton-ar-kamm
J'aime beaucoup quand vous aimez...
· Il y a plus de 9 ans ·Rosanne Mathot
Ca a de la gueule. Un bel univers et un très beau visage...
· Il y a presque 10 ans ·effect
Et pourtant, je ne m'appelle pas Baptiste ! (Merci ... ;)
· Il y a plus de 9 ans ·Rosanne Mathot
Quelle dextérité ! Je vais avoir besoin de le relire ce texte pour en tirer toute la saveur. Un univers très personnel.
· Il y a presque 10 ans ·Cleo Ballatore
C'est un peu baroque, un peu foutraque, en effet ;) Merci pour votre commentaire !
· Il y a plus de 9 ans ·Rosanne Mathot