le verre du jeudi

Le verre du jeudi soir... plaisir d'une convention non établie.

Un avant goût du week-end, volé à la semaine. Un petit goût de liberté, saupoudré d'une pointe de "I give no fuck", parce que non, on n'est pas vendredi ; mais oui, après tout, pourquoi pas. Même sans devoir se récompenser d'un début de semaine particulièrement productif et éprouvant, l'idée même de cette petite coupure en milieu de semaine fait plisser les yeux et s'esquisser un sourire malicieux. S'échapper de la routine et tromper l'ennui, par un acte tout à fait banal pour certains, tout à fait impensable pour d'autres.

Ce soir, c'est jeudi soir. Et le début de la semaine a été particulièrement productif et éprouvant. Alors ce soir, à défaut d'une vraie plage avec coucher de soleil, ce sera tout de même Sex on the beach, sur les pavés parisien, dans un dégradé orangé ajusté sur 15 cL.

D'abord, Jaune. Sucre ensoleillé d'un matin de printemps, qui envahit suavement le palais. Première impression à la fois fraîche et enveloppante, annonciatrice d'une bonne soirée à venir.

Puis, Orange. Savant équilibre âcré-sucré, où le goût de l'alcool fait frémir les papilles, et pétiller les pupilles. C'est un coucher de soleil parfum pêche déposé sur les lèvres, qui laisse doucement filtrer la doucereuse amertume goût vodka.

Enfin, Rouge, profond, qui progressivement l'emporte sur le reste, à mesure que les particules d'alcool envahissent le sang, colonisent le corps, et entament leur siège au milieu des neurones.

Torpeur de cette ivresse, qui grise les synapses. Ou plutôt, qui les colore, et emplit momentanément le vide de l'âme, de ses volutes éphémères et bariolées. Street art du cœur, graffiti du cerveau.

Fermer les yeux, apprécier, se laisser porter...

Douce ivresse, qui peu à peu s'amplifie sourdement, réchauffe de l'intérieur, et rend les temps de réaction imperceptiblement plus longs, les pupilles plus dilatées, les yeux plus rieurs, les joues plus roses, les sensations décuplées. Elle fait rire aux éclats, parler un peu fort, surtout quand on est en bonne compagnie. Toujours boire avec de vrais amis.

Douceur de l'alcool, qui délivre de l'introversion. Trop tard pour la timidité, trop tard pour la bienséance. Entre deux joyeux jurons, ce sont des regards qui se croisent, des sourires qui s'échangent. Ce sont des verres qui se lèvent discrètement, d'une table vers une autre, des signes de tête entendus. Drôles d'échanges, à la fois usuels en ces lieux, et si rare de nos jours, en d'autres circonstances. On devrait toujours se balader dans la rue avec un verre d'alcool à la main.

Et puis, il est temps de changer d'air. Sur le passage étroit qui mène à la sortie, au milieu de tous ces gens, ce sont d'autres sensations, extérieures au corps. Douceur du contact des tissus qui frôlent l'épiderme, là où la peau est découverte. Voluptueux velours, tiède feutrine, coton lisse... Contact agréable de ces étoffes à la fois inconnues et familières. Ou doux frisson d'une veste en polyester qui hérisse les poils des bras. Chaque texture évoque un souvenir furtif, fait remonter des sensations gravées dans la mémoire sensorielle. Là où le cerveau ne suit plus, quelque chose d'instinctif, tapi au fond des souvenirs, reprend le dessus.

Dehors il fait frais. Inspirer à pleins poumons la fraîcheur d'une nuit tout juste entamée. On étouffait un peu en dedans, finalement. Mais les particules d'alcool, frileuses, restent encore un peu blotties bien au chaud, dans les veines.

Il est tard, on se plaque la bise. Il est temps de rentrer, parce que demain, ce n'est pas le week-end. Parce que c'était le verre du jeudi. 

Et malgré les vapeurs de légèreté et d'oubli embuées d'alcool, ce soir, sur le trottoir bitumé, Sex on the beach laisse une impression d'inachevé : au fond de moi, je continue d'entendre cette petite voix, qui réclame tes bras...