Le veuve, le grillon et le bibliothécaire

ysee-louise

A son arrivée, elle reconnu, derrière le comptoir, le charmant jeune homme qui s’était occupé de son inscription quelques semaines auparavant. Malgré son assiduité nouvelle au lieu, elle ne l’avait pas revu depuis. Pourtant, leurs échanges de sourires pendant qu’elle rendait ses documents portaient à croire qu’il la reconnaissait lui aussi.  Elle s’appliqua à pauser les ouvrages de manière à l’agréer : le code barre sur le dessus. Il s’en rendit compte et la remercia par ce petit compliment quelque peu grandiloquent :

 « - Merci beaucoup. Vous êtes vraiment prévenante. Ça me facilite grandement la tâche ! En fait, vous savez, vous êtes la seule personne à le faire… »

La seule ? Un peu exagéré… mais gentil tout de même. Début d’une conversation fort  sympathique, sur la pluie, le beau temps, les gens qui travaillent le samedi et ceux qui sont déjà en week-end. Entre deux mots, son attention fut attirée par la gigantesque affiche qui recouvrait un bon quart du mur face au comptoir, derrière elle. Il s’agissait du festival de théâtre régional.

« Avec une telle affiche sous vos yeux, vous ne pouvez pas faire autrement que d’aller au théâtre ! lui lança-t-elle alors.

- Oui, rétorqua-t-il goguenard, justement j’y étais hier soir.

-Hier soir ? Pas possible ! Mais moi aussi…

Wat toevel een ! pensa-t-elle à ce moment là. Elle aimait cette expression néerlandaise qui signifiait quelque-chose comme Incroyable, quel hasard ! Elle connaissait son goût pour le théâtre contemporain. Ils en avaient parlé lors de son inscription. Mais de là à être dans la même salle au même moment !

- Ah bon ? Il était sceptique. Vous êtes sure ? Je ne vous ai pas vue.

- Pourtant j’y étais, je vous assure, avec deux amis. Mais moi non plus je ne vous ai pas vu. Vous y étiez vraiment, vous êtes certain de cela ?

Elle affichait maintenant un sourire inquisiteur.

- Si je vous le dis !

Il souriait de plus belle, l’air amusé. Elle répondit à son sourire :

- J’ai fait rapidement un tour d’horizon de la salle, mais il y avait du monde et peut-être êtes-vous arrivé après nous ? Nous sommes arrivés dans les premiers et nous étions assis au deuxième rang.

- Ah, tout s’explique alors, moi j’étais au fond. C’est vrai qu’il y avait pas mal de monde, mais c’est vraiment bizarre que je ne vous ai pas vue. Je vous aurais reconnue tout de même. Alors, vous avez aimé ?

- Oui, beaucoup. Et c’est pour ça que je suis là ce matin d’ailleurs…

-Vous revenez sur les lieux du crime!

Il l’avait coupée, visiblement content de cette connivence nouvelle créée par la situation.

- Oui, c’est tout à fait ça, je suis sur les traces du texte, ce texte qui m’a tant enchantée hier.

- Ah bon, à ce point ?

Il était moins enthousiaste qu’elle apparemment.

- Oui, c’était super. Le plaisir des mots et des belles phrases, mais aussi ce que ça impliquait, le caractère intemporel du propos, l’humour courtois. Et puis le jeu des acteurs aussi, enfin surtout lui, un vrai régal ! Mais vous avez l’air moins emballé que moi…

- Non, non, c’était bien.

De toute évidence, il ne voulait pas la contrarier. Il modérait son propos pour ne pas rompre cette complicité naissante qui se tissait spontanément entre eux…

- C’était bien, agréable. Mais je ne sais pas si…

- Oui, bien sûr.

Elle lui souriait de manière rassurante.

 - Ca ne plait pas forcément à tout le monde. Il faut aimer ce type de langage. Vous qui aimez le théâtre contemporain, vous auriez sans doute préféré une mise en scène plus avant-gardiste, des propos plus dans l’air du temps.

- Non, non, c’était pas mal. Et vous avez raison, l’acteur était très bien et le propos pouvait être tantôt drôle, tantôt touchant.

- Oui.

Ils étaient de nouveau en phase.

- Oui, enfin, c’était surtout drôle, hasarda-t-il.

- Oui, enfin non… enfin pas trop…un peu peut-être ? Je dirais plutôt savoureux, intelligent, vif, qui donne à penser, fait jubiler l’esprit...

- Ah ?

Elle opina et continua, de nouveau prise par l’enthousiasme que lui a procuré le texte.

- Oui, c’était tout à fait savoureux. En fait, c’était plutôt elle qui aurait pu parfois être touchante. Mais j’ai trouvé que son jeu n’était pas assez profond pour pouvoir me toucher vraiment.

- Elle ?

- Oui, la veuve, Madame de Sévigné. Elle aurait pu être touchante dans sa tristesse de femme bafouée qui se recroqueville sur son amour maternel et qui s’accroche désespérément à sa fille, aux lettres de sa fille. Finalement, ça touche au pathétique quand on y pense.

- C’est en effet pathétique, mais quel rapport ?

Il la scruta d’un air interrogateur. Quelque-chose lui échappait apparemment.

- Quel rapport ? C'est-à-dire ?

- Et bien, quel rapport entre lui et Madame de Sévigné ?

- Le rapport ? Je ne sais pas, j’aimerais relire le texte pour cette raison, entre-autre. Je n’arrive pas à me décider : Le personnage féminin sert-il de faire-valoir aux propos de son partenaire ou bien l’intérêt réside-t-il justement dans le contraste entre ces deux regards si différents posés sur le monde ?

Il la regardait maintenant avec perplexité. Elle était étonnée qu’il n’y ait pas pensé lui-même. Il avait pourtant l’air intelligent et cultivé. Elle était partagée entre l’envie de le convaincre et celle de connaître son point de vue. Elle s’entêta tout de même et insista. Prise dans son élan, elle parlait de plus en plus fort, dans un emportement plein de gaité.

- Mais oui, lui, truculent, jouisseur notoire, mal habillé, bedonnant, tenant ses propos irrévérencieux, et elle, dans sa robe de deuil, droite, froide. On la supposerait même frigide ! Toute de bienséance et de bonnes manières. C’est la confrontation de deux mondes, de deux esprits. Et c’était vraiment bien servi par l’acteur. Par contre, elle, était beaucoup moins charismatique. Son jeu n’était pas aussi brillant, même si son personnage se devait d’être austère…

Une drôle d’expression, qu’elle ne sut définir, apparut alors sur le visage du jeune bibliothécaire. Il avait l’air tout à la fois étonné, content d’avoir compris quelque-chose et un peu gêné aussi. Cela donnait un mélange contradictoire à ses traits. Il la coupa en parlant avec prévenance:

- Vous voulez parler de l’actrice qui interprétait Madame de Sévigné ?

- Oui, bien sûr.

C’est elle qui devenait perplexe maintenant. De qui d’autre aurait-il pu s’agir ? Il n’y avait qu’une seule femme sur scène et seulement deux personnages, on ne pouvait s’y tromper !

Il continua en lui souriant avec douceur. Il était visiblement de plus en plus gêné et voulait la ménager.

- Je crois que nous n’avons pas vu la même pièce !

Oui, c’était certain, ils n’avaient pas vu cette pièce de la même manière…

Court-circuitage du flot de ses pensées ! Elle le regarda bouche-bée, et la gêne la gagna toute entière. Elle n’était plus qu’une grande boule de honte écarlate. Et pas un seul trou d’autruche pour se cacher, pas une seule baguette magique pour la transformer en petite, toute petite, minuscule souris ! Elle était tout à fait décomposée quand elle lui demanda, l’air penaud :

- Vous n’êtes pas allé voir « La Veuve et le Grillon » hier soir ?

Il éclata de rire. Qu’elle se sentait bête !

- Non, pas du tout. J’ai vu  « Le remplaçant », avec en effet un acteur qui jouait très bien. Mais il était seul sur scène, ni veuve coincée, si comtesse frigide avec lui! On ne risquait pas de se comprendre, on ne parlait pas de la même pièce…

Il l'observait maintenant quelque peu malicieusement. Il continua, taquin :

- Ca se jouait ici, dans la salle du haut, et c’était gratuit en plus ! Je vois que Madame nous fait des infidélités…

Enfin, il enfonça le clou :

- Vous saviez, bien-sûr, qu’il n’y avait pas une pièce unique par soir pendant le festival. Evidemment, vous aviez vu qu’il s’en jouait plusieurs, dans des endroits différents, puisque c’est un festival. C’est un peu le principe des festivals, vous savez, de présenter un choix intéressant… »

Elle l’avait bien mérité ! Il la chinait et il avait bien raison. Mais qu’elle pouvait être idiote parfois. Elle se couronna sur le champ reine des gourdes. Après un fou-rire partagé, elle partit en quête de ce qu’elle était venue chercher. La pièce de la veille était truffée de moments délicieux empruntés à Lafontaine. Elle voulait en prolonger le plaisir et débusqua ses œuvres complètes.  Lorsqu’elle revint vers le jeune-homme pour ses emprunts du jour, elle lui tendit l’ouvrage, ouvert à une page soigneusement sélectionnée pour lui : Comment l’esprit vient aux filles.

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