Lecture

Corinne Champougny

                                                                 Lecture

            Le livre est sur la table. Un sujet, un verbe et un complément circonstanciel de lieu. Bien. La phrase qui revenait à intervalles réguliers a été clouée contre le mur de la bibliothèque. Etiquetée, inventoriée, totalement vidée de son sens. Et j'aimerais apercevoir les taches brunes d'un sang grammatical sur le crépis sale derrière l'étagère de la littérature française à la lettre F. Ce serait une grande satisfaction. Ephémère, mais intense. Bien sûr, il n'en est rien. Et la phrase n'a pas effacé le livre qui patiemment, attend qu'on arrache péniblement les mots qui maculent ses pages pour les enfouir au plus profond d'une conscience déjà surchargée de données. Le livre est bien sur la table. Et me guette.

            C'est la fatigue. Evidemment. J'invente. Et réduire la réalité, aussi désagréable soit-elle, à une analyse grammaticale ne résout rien. Je vais porter la main sur la couverture. Qui sera usée, dont le plastique protecteur arraché par endroits, laissera passer le grain grossier d'une édition purement universitaire. Je vais. C'est sûr. C'est obligatoire.

            Le livre est sur la table. Voilà que je parle à voix basse. Idiote. Comme si verbaliser un fait pouvait le modifier. Et puis, je pourrais hurler, personne ne se retournerait. Silence. Recueillement. Et bonne éducation. Les étudiants se métamorphosent, à peine le seuil passé. Peut-être qu'ils se déplacent sur la pointe des pieds. Sur la pointe de l'âme, c'est sûr.

            Bien entendu, dehors, un soleil impassible participe à la vie des arbres, de l'herbe, du temps perdu.

            Si je baisse la tête, si je prends une feuille , si j'ouvre ce livre, j'entrerais alors vraiment dans la sphère des humbles, de ceux qui savent ne rien savoir, de ceux qui apprennent, toujours, le front bas, le regard perdu, les mains agitées par une étrange fièvre intérieure, ceux qui sont décalés, étrangers oubliés par le reste, la foule, les autres, moi. Ils se cognent sans le savoir, s'excusent avec une drôle de voix embrumée par les monologues intérieurs, s'animent pour un mot, brusquement, et repartent vite, loin, très loin, exilés. Ce sont des stéréotypes. Je ris doucement.

            Je cherche des yeux un menton levé, un regard égaré, une mauvaise conscience fatiguée de cette pénombre soporifique. Peut-être. Un visage un peu usé, marqué, touchant de fragilité, appuyé sur des mains aux longs doigts serrés. Pas un mot. Pas une parole. Pas même le désir de parler. D'échanger, un peu, un tout petit peu, au dessus des couvertures, à travers les étagères, en interceptant les infimes particules d'ennui qui virevoltent dans l'air.

            Ce qu'il faudrait, c'est réussir à extraire toutes les données absolument inutiles, laisser la matière d'un triste grisâtre au repos total. J'imagine déjà une salvatrice brise fraîche pénétrer par tous les pores et débarrasser gaiement mon cerveau encombré. Un vide grenier. L'assurance de tout oublier. Et redevenir sensations. Humer, caresser, respirer, voir, bêtement, bêtement. Animalement. Les paroles redeviendraient sons, mélodie, courbes ondulantes éprises de liberté, les paroles seraient inconstantes et désordonnées, superfétatoires. Nous viendrions ici pour regarder les livres. Les toucher. Peut-être les goûter. Et puis leur trouver une utilité, ou pas. Parce qu'il faudrait encore penser. Les petits signes noirs emberlificotés dans tous les sens nous amuseraient, et peut-être nous ennuieraient par leur rectitude d'agencement. Mais la masse d'ouvrages recèlerait des trésors de jeux, à empiler, à déconstruire, à manipuler sans ménagement et sans retenue.

            Nier ainsi l'intelligence de l'homme. Des siècles de réflexion, de nuits difficiles, de trouvailles géniales, d'auto-analyse et de critique stérile, des siècles de lutte contre la censure, des siècles de lutte contre la bêtise, et parfois la fugitive illusion de se trouver. Les livres sur l'étagère attendent. Des mains fébriles. Des faim inextinguibles. Une clarté soudaine.

Mon livre attend. Et je me sens fatiguée.

Signaler ce texte