Leitmotiv

Daniel Macaud

Fatigués de lutter contre les forces d’inertie, nous roulions soudés vers la nuit, subissant l’odeur aigre des corps entremêlés. Le bruit sourd et saccadé de l’acier sur les rails étouffait les soupirs. Mes compagnons de route s’endormaient un par un, vaincu par la torpeur et l’angoisse. Autour de moi, le silence lourd dans lequel résonnait le claquement régulier des boogies semblait vouloir emporter mon esprit. Lutter. Rester éveillé coûte que coûte. Ce train ne devait pas s'arrêter avant sa destination finale: Bolenda. Mais y allait-il vraiment ?


Dehors, le hurlement des loups des plaines réveilla en moi de douloureux souvenirs. Qu’aurais-je donné pour ne pas revenir ici ? Tant d’efforts, de sacrifice et de combat, pour rien, retour en enfer. Eux ne savaient pas. Ils se laissaient aller, en espérant que le cauchemar allait se finir au bout de cette voie ferrée. Bolenda. Le no man’s land des refusés.

Mon nom est Georges Flandres. Je suis un refusé. Un rejeté de la société. Un délinquant économique. Un resistant. Quel que soit le qualificatif qu’on me donne, le fait reste le même: J’ai refusé de consommer. Un crime que la société punit d’extradition vers une zone de non-droit: Bolenda.

Il y a un an, je fus déporté. Je vécu l’enfer de ce train de la honte, et en revint pour témoigner au monde les mensonges des dirigeants. J’ai été repris il y a un mois. De nouveau condamné à l’exil.

Le claquement régulier des boogies résonnait dans le silence. Autour de moi, mes compagnons d’infortune ne bougeaient plus. Ca sentait la sueur, la peur. Je n’avais pas souhaité cela. A coté de moi, Anne ouvrit un oeil inquiet. Lui sourire. Lui dire que tout irait bien. Je n’en avait pas la force. Deux jours de train, entassés comme les futurs cadavres que nous étions, sans un morceau de pain, ce n’est plus la faim qui vous tenaille, c’est l’angoisse et la colère. Elle semblait tenter de lire en moi. Peine perdue. Mes traits tirés ne trahissaient plus rien, j’étais devenu un visage sans âme. elle se redressa et me sourit.
- Ça ira. Cette fois...
- Anne... Tu sais bien que c’est sans espoir. Bolenda est un trou dans lequel on va crever !
- Je t’interdis de dire ça ! Cria-t-elle.

Ses éclats de voix réveillèrent certains corps immobiles. Je tentai de la faire taire, en vain.
- Nous allons nous en sortir, tu entends Georges !? Nous avons le devoir de survivre !
- Anne... Moi j’ai vécu six mois à Bolenda. J’ai eu de la chance de m’échapper. Depuis, il est certain qu’ils ont resserré la sécurité.
- Georges... Ne m’abandonne pas... S’il te plaît...

Sa voix s’étrangla dans un sanglot. Elle était terrorisée. Comment ne pas l’être ? Je détaillais son corps menu, sa silhouette fine, ses seins parfaits, et son visage en larmes. Je la trouvais belle. La protéger, mais comment ? Je la pris dans mes bras, elle continuait à sangloter.
- On a peut-être une toute petite chance, lui dis-je, enfin... Tu as une petite chance. Moi pas.
- Pourquoi ?
- Ne pleures pas. Moi, mon sort est réglé. A peine arrivé, je finirai dans leurs geôles. C’est sûr qu’ils ne vont pas prendre le risque de me laisser filer une seconde fois. Et je n’ai jamais craché le morceau sur les circonstances de ma fuite. Donc... Je te dirais tout le moment venu. Pour l’instant, moins tu en sais, mieux c’est pour toi.
- D’accord... Mais si tu es prisonnier ? Je te retrouve comment ?
- C’est moi qui te retrouverais. Ne t’en fais pas. Tâche de dormir un peu, et reprends des forces. Tu en auras besoin.

La protéger d’elle-même. Le plus grand danger de Bolenda finalement, c’était soi-même. Dans ce repaire sans lois, tout le monde était prêt à vendre la moindre information aux “juges” afin de repartir, repentis, vers la civilisation. Je le savais. Si je lui disais tout maintenant, elle irait vendre la mèche.

Le train stoppa finalement, au bout de la nuit et de la voie ferrée. Un grand crissement métallique, et tout fut silencieux. Les corps sans âmes se relevèrent, en silence, et se massèrent derrière la grande porte latérale. Anne et moi nous nous mîmes en retrait. Personne ne vint. Au loin, on entendit un coup de feu. Tout de suite après, des cris de joie, et les portes des autres wagons s’ouvrirent. On criait. Dans le wagon, l'incompréhension, l’incrédulité.

Notre porte s’ouvrit finalement. Ce n’était pas un militaire qui nous attendait. C’était un refusé, comme le montrait le “R” rouge peint sur son habit déchiré. Tous mes compagnons d’infortune sortirent en hâte. L’homme expliquait en criant à l’assemblée qu’il venait d’y avoir une révolte à Bolenda. Que le soulèvement avait surpris les militaires, et que désormais, Bolenda était libre. Anne me regarda pleine de joie et d’espoir. Moi... Je n’y croyais pas.

Nous sortîmes les derniers. Le refusé me regarda un instant.
- Tu es Flandres, n’est-ce pas ?
- Oui.
- On savait que tu arriverais par ce train. On a vu tous les noms dans le listing militaire. Et on a vu les infos aussi. Ça faisait des mois que j’avais pas vu une télé moi ! Ça fait bizarre !
- Depuis quand vous vous êtes soulevés ? Pourquoi les militaires n’ont pas reçus de renforts ? Ce n’est pas normal !
- T’inquiète mec. Dans le fond, je suis sûr qu’ils s’en foutent, c’est même pas passé à la télé ! Viens avec moi, je veux te faire rencontrer quelqu’un. Euh... C’est ta nana ?
- Oui, répondis-je aussitôt très froidement.
- Ok, t’inquiète, si t’as pas envie de partager...

Je posai ma main sur l’avant-bras d’Anne, histoire de la calmer. Maintenant, elle comprenait un peu mieux ce qu’était Bolenda. Et cette révolte m’inquiétait beaucoup. Personne en Europe n’en avait parlé. La dernière fois que j’avais regardé les informations, c’était deux jours avant mon transfert dans le train. En quatre jours, des révoltés sans expérience militaire avaient pu renverser un pouvoir établi et ultra-corrompu ? Ce genre de révolte, je le savais très bien, se finissait en bain de sang. C’était comme ça que je m’étais enfui la première fois. Anne me serra la main.
- Georges... Tu sais ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’on est libre !
- Peut-être, dis-je doucement, mais je n’en suis pas certain.
- Allez monsieur le héros, le chef t’attend !

Le refusé nous guida vers la ville. A peine sortis du hangar d’acier qui servait de gare, Un gigantesque grillage défoncé nous attendait. Derrière lui, des baraquements plus ou moins délabrés, et la même odeur de moisi, de sang, et de pisse. L’homme s’enfonça dans la ruelle salle en nous faisant un signe de la main, nous lui emboîtâmes le pas.

Quelques ruelles plus loin, un baraquement identique aux autres, aussi sale et délabré nous attendait. Des armes étaient suspendues au toit, et au sol, de nombreuses tâches de sang témoignaient de la violence des combats passés. Je reconnu la baraque grâce aux petites marches devant, en pierres brutes: le poste du “Juge”.

Dans Bolenda, tous les refusés étaient contraint à travailler gratuitement pour la société qui les avait refusé. La ville ressemblait à un énorme bidonville crasseux, sans eau et sans électricité, encadré par des usines qui avaient de la main d’oeuvre gratuite à volonté, car ceux qui mourraient étaient remplacés par les nouveaux arrivants. Régulation de la population sous couvert de repentance. Rien de nouveau au vingt-deuxième siècle. La seule variation sur le thème étant la nature du crime, et la forme de la société.

L’état d’Europe fonctionnait comme une multinationale, et chaque citoyen était un employé qui se devait de participer au chiffre d’affaire de son entreprise, et donc devait consommer, coûte que coûte, s’endetter si besoin, ce n’était pas un problème, il pouvait toujours revendre sa dette pour s’endetter encore, et consommer toujours. Si il refusait, c’était le jugement, et la déportation. Une fois à Bolenda, chaque refusé devait voir un juge une fois par mois, avouer ses fautes, et si le juge le souhait, il le renvoyait à la civilisation. Retour impossible car les juges étaient pires que corrompus: ils étaient devenus la définition même de la corruption, et tenaient la ville d’une main de fer avec les militaires.

Dans la baraque, Un homme derrière un bureau. Grand gaillard bien bati, une grande cicatrice sur le bras gauche qui se terminait sur un tatouage. Un cliché de rebelle méchant de film. Je ne pus m'empêcher de sourire.
- Gaspard. Pourquoi je ne suis pas étonné ?
- Ah, ce bon vieux Georges. Tu m’as manqué tu sais. Après ton départ, les choses ont changé rapidement ici.
- Quand je suis parti, la révolte se terminait dans un bain de sang.
- Oui. Cela fait six mois maintenant. Je ne risque pas de l’oublier.
- Ta cicatrice ?
- La mort de Karim.
- Désolé.
- Ne le sois pas. Il est mort en homme courageux. Et maintenant, c’est fini. Quand on a appris qu’ils t’avaient choppé, on a espéré que tu sois renvoyé ici. T’as foutu un beau bordel tu sais ?
- Sans blagues !
- Nan sérieux ! Tu m’as bluffé ! Débarquer au parlement, arme au poing et cracher tout ça à la gueule de ces...
- Qu’est-ce que tu veux ?
- Ok... Je veux que tu diriges la révolution. Avec moi. T’es un symbole.
- Je reste juste un symbole, et toi un général, hein ?
- Ouais.
- On se fera massacrer avant même qu’on ai pu arriver à la frontière d’état.
- Pas sûr. Après tout... ça fait trois mois qu’on est libre, et toujours pas un “para” dans le coin !
- Trois mois ? Impossible... Je ne le savais pas... On ne m’a rien dit quand ils m’ont arrêté !

Le visage de Gaspard se décomposa. Je me retournai aussitôt.
- Anne ? Que...
- Désolé Georges. Tu ne peux pas comprendre.

Le coup de feu partit. La douleur. La trahison. Je m’écroulai au sol, haletant. Ma poitrine versait des gerbes de sang. Un second coup de feu avait claqué et j’entendis un bruit sourd. Gaspard. La salope ! Je vis son visage au dessus du mien, elle eut un sourire triste.
- C’est rien contre toi Georges. Mais... Bolenda ne se vide plus assez vite... On a beau laisser éclater les révoltes pour les réprimer dans le sang... Vous ne mourrez pas assez vite... On est trop nombreux maintenant... Et il faut qu’on continue à consommer, tu comprends ? Sans quoi, tout s’écroule. Tu avais raison au parlement. Nous sommes en train de nous manger la queue, alors le seul moyen qu’on a trouvé... C’est de remplacer cette queue, indéfiniment. Nous avons atteint la taille critique, et il faut qu’on réduise les effectifs, pour faire des économies. Mais personne ne doit savoir... Je suis désolée.

Une voix derrière moi. Une voix d’homme. Elle confirma que personne ne devait savoir... Un nouveau coup de feu... Le corps d’Anne tomba à coté de moi, sans vie... La douleur devint atroce, je ne voyais plus rien... mon corps m’abandonnait petit à petit... Salaud ! Dans une demi torpeur, j’entendit des coups de feu et des hurlements. Le massacre venait de commencer. Tuer pour mieux consommer, consommer pour mieux tuer... Je n’arriverais jamais à finir cette pensée...

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