Lemna Minor
nyckie-alause
L'eau verte mouvante autour de moi comme un serpent affamé, siffle et clapote, dessine alentour des moirages divinatoires. L'impression persistante de l'absence de bruit occulte les pépiements d'oiseaux et les craquements des branches basses sur la rive. L'embarcation, comme mon esprit, glisse.
Déjà, mais est-ce un signe prémonitoire, l'homme qui me l'a fournie n'a précisé qu'au dernier moment « Faites attention à la périssoire ! Elle a appartenu à mon pauvre père ! ». A mon air interloqué, il a souri et ajouté « Il n'est pas mort mais il est vieux… » comme si, cela pourrait me rassurer. Mais mon angoisse, nouvelle, qui est venue se rajouter à celle qui occupe mon esprit quand il est en état de veille, ne tient qu'au mot « Périssoire ». Vieillir me fait moins peur que périr.
Il m'a aidée à m'installer « Tenez-vous droite ! » et il m'a tendu la pagaie comme il m'aurait offert des fleurs, ou des chocolats « Cadeau ! » accompagnée d'un sourire flamboyant. Ses dents grisâtres et son menton rugueux, ses joues de boxer, ses mains boudinées, ses gros yeux d'un bleu glauque démentaient sa jovialité. Depuis que le mot terrible de périssoire avait été prononcé.
Mais que pouvais-je faire à ce stade de l'aventure ? J'avais enfermé mes affaires dans un bidon blanc et rouge, étanche, m'avait-on affirmé. Toutes ces choses indispensables : le téléphone, l'appareil photo, une veste polaire, une bouteille d'eau et un casse-croûte, le cahier sur lequel, si je survivais au naufrage, je noterais mes états d'âme. Dans mon dos, je sens le regard de l'homme immobile dont le père a vieilli, une flèche d'ironie qui me transperce. « Moins rapide les coups de rame ! » et il s'en retourne sur le chemin de terre, j'entends la voiture qui démarre et s'éloigne. La carte des canaux est pliée dans un sac de plastique à zip prévu pour la congélation. Un restant d'humidité qui se condense la rend presque illisible et fait baver le gros point de feutre noir qui indique mon point de départ, ce petit quai de bois gris au bout du chemin de terre aux ornières immémoriales.
Je sais, car j'ai appris le début du parcours par cœur, que je dois emprunter la première bifurcation à droite, puis deux fois à gauche, puis à la fourche… heu… à la fourche, « un saule plus que centenaire » me semble-t-il avoir dit l'homme en l'indiquant d'un trait d'ongle épais et crasseux. Oui, à la fourche prendre à gauche. Ou, enfin à droite puis à gauche. Des saules centenaires il y en a plus que des centaines. Un créateur pervers en a parsemé tout du long, comme un copié-collé, inépuisable. J'en suis là. Un petit coin de ciel se reflète et hop, le coup de pagaie suivant m'envoie dans un couloir où la vie même semble s'arrêter ; l'eau qui ne coule plus, qui stagne et que les fougères flottantes recouvrent comme un faux-semblant. Je me persuade que je ne dors pas. Bien au milieu, la double rame posée sur mes cuisses, je trempe les mains dans ce qui m'entoure : frais et doux. Puis je les porte devant mes yeux et vois ces petites pustules vertes et végétales, mi-végétales mi-animales, avec leurs racines claires mobiles comme des pattes, des écailles grises sur leur surface en contact avec l'eau. Tout à coup, elles me font horreur et je secoue les mains, déterminée à me défaire de leur emprise.
Libérée ! Je ferme les yeux. A cette étape, qu'écrirais-je dans le cahier emprisonné dans le bidon ? Comment pourrais-je cadrer la photo de ce lieu ? Que dire de cette solitude que mon esprit recherche et dont mon âme souffre ? Les mots m'échappent et s'entrechoquent comme ces bruits végétaux d'éclatement, ces bulles brillantes qui apparaissent entre les lentilles flottantes avant de s'éteindre à force de transparence, sans un son perceptible à une oreille humaine. Les insectes en revanche ramènent leur incessant ballet autour de ces élévations et tressaillements de la surface sans prendre la mesure des risques encourus. Une énorme bouche vient d'émerger autour d'une libellule avant de disparaître dans un scintillement, terrifiant péril, fatale fin. Derrière mes paupières, le vert s'immisce et gagne. Le lent mouvement de l'embarcation ? Une caresse, une berceuse, un … Ah non ! Un crissement sinistre suivi d'un choc ! Oserai-je ouvrir les yeux ? Il le faudra, à un moment ou à un autre, il le faudra bien pour le constat de vérité. Pas immédiatement, pas encore. Je touche mes pieds, ils sont au sec. Je cherche la pagaie, la pagaie, la pagaie et mes larmes me forcent à affronter la réalité toute crue avant que mes paupières n'éclatent. Le chêne, là devant, est centenaire et sauvage. Le chêne centenaire n'est pas un saule. Il en a vu bien d'autres que moi, naufragés, que ses racines ont emprisonnés et qui, par mimétisme dessinent des mains pour se saisir des prochains.
A quelques mètres, la double rame flotte, tranquillement, sans se sentir abandonnée, sans considérer ma présence en ce lieu comme un donnée importante. Quelque chose me guette pourtant attendant que je sombre, quelque chose de sombre, que je guette. A gauche, c'est cela, à gauche au chêne, pas au saule. C'est lui, il est en majesté, les bras étendus, les mains ouvertes, le doigt pointé vers la gauche où un courant imperceptible entraîne cette satanée pagaie. Quelle pensée me guette, quelle chose me guide, quel avenir m'attend ?
Sur le cahier, les pages ne peuvent rester blanches. Dans mon esprit, les mots viennent et se bousculent sans avoir été convoqués, les phrases s'arrangent entre elles, les points s'imbriquent comme échappés des dés du hasard, à leur guise. Jusqu'au personnage principal qui prend forme et vie, ne calquant qu'avec parcimonie des caractéristiques du loueur de bateau. Il emprunte juste ce qu'il faut au cafetier et à l'épicière, celui du sandwich jambon salade et celle de la bouteille d'eau que j'ai enfermés en sécurité au creux du bidon étanche.
Le dos courbé, je pousse l'eau vers la poupe de la minuscule embarcation et quand, enfin, je récupère la pagaie, je continue au même rythme. Je plonge les mains, je pousse en me redressant, je les secoue vigoureusement pour me débarrasser des lentilles vertes qui s'y collent. Je m'accoutume à leur contact. Quand elles rejoignent la surface, elles jouent des épaules pour faire leur place entre leurs nouvelles compagnes. Certaines restent cul par-dessus tête, pas convaincues de l'utilité de se battre.
Au loin, le tunnel vert me laisse apercevoir une trouée de ciel. Les fougères se resserrent, s'accrochent les unes aux autres, solidaires, pour échapper à ce trop de lumière que l'avenir dessine. J'éparpille les dernières collées à mes avant-bras pour reprendre les rames et la direction de ma vie. Dans le bidon, vibre et sonne le téléphone. Près de l'écluse ensoleillée, quelqu'un me fait des signes.
J'aime aussi ce lieu glauque et mystérieux.
· Il y a plus de 7 ans ·J'aime tes sensations attractions/répulsions.
Mais que diable vas-tu faire dans cette galère ??
Un besoin de solitude ? Un goût d'aventure ?
Entre Indiana Jones et Robinson ??
momo84
Juste un moment de réflexion sur la vie et le reste
· Il y a plus de 7 ans ·nyckie-alause
J'aime beaucoup cette atmosphère étrange dans laquelle tu nous emmènes. Tour à tour, on découvre des monstres, on suppose des présences peu ou pas amicales, on se laisse envahir par l'émotion et la vie de ce lieu pas comme les autres. Merci pour ce beau voyage :)
· Il y a plus de 7 ans ·Sy Lou
La Nièvre
· Il y a plus de 7 ans ·nyckie-alause
Merci pour cette précision :)
· Il y a plus de 7 ans ·Sy Lou
On reste dans un petit brouillard, mais j'aime bien, ça ne dérange pas, d'autant qu'à mon sens c'est une histoire d'atmosphère surtout, d'image peut-être seulement, mais les descriptions sont particulièrement chouettes, tout ce qui appellent à se ressentir, bien troussé :"Quand elles rejoignent la surface, elles jouent des épaules pour faire leur place entre leurs nouvelles compagnes. Certaines restent cul par-dessus tête, pas convaincues de l'utilité de se battre." que j'ai trouvé particulièrement cool. Je pensais qu'il y allait avoir une sorte de chute, et qu'on tomberait sur nos pieds, enfin le fin d'une histoire évidente, mais je préfère d'autant pas, et que tu aies laissé les chose flotter. Le Benameur qui ouvre le texte manque à ma collec', j'attends un peu, encore, j'aime bien lire plus tard en dehors du courant.
· Il y a plus de 7 ans ·hel
Pfiou désolée pour mes coquillettes en série, je ne me ferais jamais à ces petits cadres de commentaire
· Il y a plus de 7 ans ·hel
Très jolies les coquillettes ! Il est vrai que, quelques coups de pagaies et nous étions à une fin d'histoire plus convenue, rencontrant la personne qui fait des signes… Mais je crois que ce qu'il reste à dire peut être à la convenance de chacun. Ah ! Et merci pour ce commentaire fleuve. Ça me donne l'impression de recevoir la lettre d'une amie… ;-))
· Il y a plus de 7 ans ·nyckie-alause
:) les histoires qui laissent. Une liberté d'interprétation sont mes préférées
· Il y a plus de 7 ans ·hel
Classe, j'ai bien apprécié votre écriture.
· Il y a plus de 7 ans ·off
Merci pour ton passage et ta lecture
· Il y a plus de 7 ans ·nyckie-alause
Une très chouette histoire, non dénuée d'humour et fort bien écrite ...
· Il y a plus de 7 ans ·marielesmots
Merci Marie pour ta lecture. Un peu de légèreté et d'humour me semblent indispensables pour contrebalancer tout ce qui pourrait nous chagriner…
· Il y a plus de 7 ans ·nyckie-alause
Quelle aventure !
· Il y a plus de 7 ans ·Mario Pippo