Les bâtons
Camille Agard
Un bâton ne se prend pas au hasard. Il doit remplir de nombreuses conditions -précaires mais élémentaires pour mon émotion. Quand je rencontre les tas de bâtons qui se bousculent aux pieds de l'écume, je ne choisis d'abord que ceux qui ont un visage. Ca se voit directement, d'en haut, puisqu'ils me regardent droit dans les yeux. Je leur serre alors la main. Là, c'est comme une rencontre classique avec les humains, on sent déjà le degrés d'intimité que l'on aura avec le bâton. Bien sûr il faut faire abstraction de la boue ou du sable dont ils sont parfois recouverts. (Ne jamais juger un bâton sur son apparence.)
En fait, le moment où je me dis "Beau/Moche" et où je prends le parti de garder le bâton dans ma poche, n'a pas d'explication rationnelle. Ce que j'explique un peu mieux c'est le moment où je pose ma collecte sur la table, et que je regarde chacun d'eux, les yeux contents et maternels. Avant d'imaginer tout ce qu'est capable de faire un bâton, je pense inlassablement à sa beauté inutile. Il respire une liberté modeste. Il a derrière lui des années d'océan, de bitume et d'oubli. Son petit corps arrondi semble ignorer qu'un jour il était relié à un tronc plus gros, lui-même enraciné dans une terre anonyme.
Maintenant, les bâtons sont au calme face à moi. J'ai envie de saluer leur courage, de les rassurer en les tenant fermement, et en disant "ça va aller, c'est fini, le plus dur est derrière". Mais c'est idiot, on ne parle pas à un bout de bois. D'autant que je crois que la plus rassurée d'entre nous, c'est moi. Je me console d'avoir sauvé des ignorés. Je me réjouis de savoir que je vais même les posséder. Posséder leur beauté ignorée que personne ne sait voir. Cette blancheur, ces douces entailles et ces moignons de branches lessivés, cette courbure irrégulière et leurs extrémités approximatives. Voilà, à moi, juste à moi.
La première fois que j'ai compris l'importance sentimentale d'un bâton, est ce jour où mon père est rentré de balade en mer, des bâtons pleins les bras. Il les a disposé sur la table et s'est adressé à moi, comme s'il me confiait désormais une mission. Il me racontait avec humour pourquoi il avait pris celui-là, pourquoi cet autre. Je ne riais pas et prenais ça très à cœur. Et je me rappelle très bien cette phrase "Celui-là, je l'ai ramassé parce qu'il avait l'air usé, je me suis dit qu'il devait en avoir marre." J'ai eu envie de pleurer, parce que j'ai pensé à tous ceux qui n'avaient pas été choisis et qui gisaient encore sur les chemins. Alors, j'ai ri, comme à chaque fois que je voudrais pleurer.
Depuis, je sauve à chacune de mes sorties ces bâtons à visages. J'essaie à mon échelle de nouer des liens très forts avec ceux qui m'ont tapé dans le cœur, sans penser à ceux qui restent. Je ne voudrais pas saouler le monde avec des pétitions et des batailles sans issues pour que tous les bâtons soient sauvés. Parfois, le Chien et mon père m'en offrent : Ils savent aussi les voir et les entendre, alors je me contente de ces rares regards.
Superbe. Merci beaucoup de réussir à voir tant de vie dans ces détails, dont chacun est unique.
· Il y a presque 10 ans ·Pierre Magne Comandu
Les bâtons, les ficelles, de quoi se faire un mannequin à notre manière. J'aime beaucoup votre écriture.
· Il y a environ 10 ans ·lyselotte
Magnifique, majestueux comme un sceptre.
· Il y a environ 10 ans ·nyckie-alause
Un texte magnifique. Je vous envie de l'avoir écrit à ma place.
· Il y a environ 10 ans ·finir_de_tomber