Les Contes de la Mégère (1)
maelle
« Il était une fois un royaume où se mélangeaient chevalier et château fort, magicien et lutagnette ainsi que sac de couchage et MP3...»
Praline referma le calepin d'un clappement sec. C'était décidé. Elle ne serait jamais écrivain. À quoi bon s'inventer des histoires lorsque l'on pouvait en vivre ? La jeune fille de dix-sept ans avait choisi sa vie : vagabonde.
Prâline vivait au village de Mytilène. Elle aimait fumer en cachette, Tobi, le royaume, le chat des voisins, manger, ses cheveux emmêlés, s'échapper dans la forêt en se croyant libre et se coucher dans l'herbe pour regarder le ciel. Mais ça ne lui suffisait plus. Mytilène était trop petit. Et ses parents y habitaient. Leur obsession du moment était de faire de Prâline et de sa sœur jumelle des marchandes, perpétuant le métier familial. Pour que leurs parents soient fières d'elles au petit déjeuner. Prâline jeta une pierre dans le lac. Ils en avaient encore parlé. Pourtant la journée n'avait pas si mal démarré. Prâline racontait ses escapades nocturnes dans la forêt, sa rencontre avec une sylvette. Ses parents lui parlaient de leur futur.
— D'ailleurs, vous avez remarqué ? S'était exclamée Prâline d'une voix trop forte. Toutes les forêts du royaume s'appellent la forêt de Tintagel. C'est complètement stupide, non ? Et…
— Ne change pas de sujet, s'il-te-plaît, avait murmuré sa mère. Tu n'es plus une gamine.
— Je sais très bien. Et alors ?
— Alors il serait temps que tu grandisses.
La jeune fille avait reposé sa fourchette dans le potage de légumes, contrariée.
— J'y comprend plus rien.
Ses parents manquaient de logique, ou alors elle était l'idiote de Mytilène. Mais Prâline ne leur en voulait pas. Elle leur en voulait simplement d'avoir accouché de Praline en même temps qu'elle. Sa sœur jumelle. Cette dernière s'était contentée de porter une cuillère de soupe à ses lèvres, sans un mot, comme toujours. Le liquide avait un goût fade ; la jeune fille ignorait si c'était le breuvage ou elle-même qui lui conférait cet arôme insipide.
Prâline la détestait. C'était de sa faute si son prénom n'avait plus la même singularité. C'était sa faute si elle n'était plus Prâline mais une des Praline. C'était sa faute si elle était la seule à subir le flot de pression de leurs parents. Praline avait une bonne excuse : elle était muette. Le pire pour Prâline étant sa chère sœur capable de parler. Leurs parents avaient consulté des docteurs-charlatans, des druides, des soigneurs et des sorciers ; la jeune fille avait même rencontré un magicien, sans succès. Tous avaient répété : cordes vocales inutilisées, mais en parfait état. Leurs parents ne s'étaient résignés que depuis peu. En partie. Hors de question que leur fille se taise à jamais et ne puisse se débrouiller seule dans ce monde. Mais Prâline leur posait plus de problèmes qu'à l'accoutumé, vagabondant de droite à gauche.
Les habitants du village pensaient la petite timide ; elle ne devait parler qu'en présence de sa famille. Ils ne comprenait rien. Praline n'avait pas décroché un seul mot depuis ses dix ans. Prâline ne se souvenait même plus du son de sa voix. Alors elle s'était décidée. Sa sœur ne la jugeait pas assez « bien » pour l'écouter ? Elle les méprisait tous ? Très bien. Mais qu'elle ne s'attende à aucune compassion de sa part.
Prâline donna un coup de pied à un arbre. Avant de s'excuser. Elle n'était pas calmée pour autant. Qu'est-ce qu'ils avaient, tous, à lui trouver des responsabilités ? Responsable du potager, d'où est-ce que ça sortait ? Prâline était réaliste sur la situation. Il était trop tard pour l'éduquer correctement, et trop tard pour la prévenir contre la rudesse du monde extérieur. Elle avait essayé d'expliquer.
— Tais-toi maintenant, avait répliqué son père.
— Vous n'en avez pas marre de donner des ordres !
— PRÂLINE !
— Oui, c'est le magnifique prénom que vous m'avez infligé, et alors ?
— Pars de cette table. Maintenant.
— Très bien.
Elle avait croisé le regard fatigué de son père, les yeux mouillés de sa mère et la tête baissée de sa sœur. Ils pouvaient bien la traiter de lâche, ça lui était égal. Elle ne devait rendre de compte à personne. Prâline avait laissé retomber la cuillère dans le potage et quitté la table sans un mot. Sa fuite s'était terminée dans la forêt de Tintagel, comme toujours.
« Change ta coiffure, change la forme de ton nez, cache l'emplacement de tes oreilles, tu resteras toujours la même, Prâline. Tu resteras toujours ma fille. »
Prâline finit par revenir à Mytilène. C'était son village après tout. Un étrange attroupement s'y tenait, sur la place centrale du village. Plusieurs petits êtres, des lutins apparemment, entouraient un jeune être humain. Prâline s'approcha, se heurta au regard noir de sa sœur, se demandant si elle n'allait pas lui lancer l'eau du seau au visage avant de se faire bousculer par Killian.
— Pardon.
Il s'arrêta, détailla l'épaisse chevelure brune de la jeune fille, aux mèches éparses, la fine tresse qui en descendait en se tortillant pour venir chatouiller l'épaule. De grands yeux assorti aux cheveux fins, un petit nez en trompette, un large sourire, une silhouette svelte soulignée par un T-shirt vert trop grand et un pantalon marron moulant. Des bottines terminaient le tout.
— Qu'est-ce qui se passe ?
Killian faisait une tête de plus que Prâline ; ses cheveux gris rêches s'élevaient vers les cieux. À la fois le faire-valoir de Tobi et son meilleur ami, il avait la sale manie de planter ses yeux dans ceux des autres pour leur parler.
— Les lutagnettes sont au village.
Prâline hocha la tête ; elle les voyait pour la première fois et pourtant elle les avait immédiatement reconnu. Les facteurs blancs du royaume de Tinténiac.
Blancs car tout était clair chez eux, de la pointe de leurs chaussures jusqu'à leur bonnet en passant par le pantalon et le court T-Shirt. Ils étaient moins grands que ce que Prâline imaginait. Un mètre seulement. Le plus grand lui arrivait jusqu'à la poitrine, bonnet y compris. Ce dernier, de forme conique rose, jaune ou bleu pâle, décoré d'une bandelette s'élevant en spirale, était magnifiquement surmonté d'un pompon.. Les lutagnettes étaient des passionnés des pompons : un sur chaque extrémité des chaussures, trois -parfois deux- sur le torse, un dernier en haut du bonnet. Une passion non partagée par la jeune fille, qui trouvait leur accoutrement affreux. Finalement, leurs cheveux lisses, gras et jaune paille encadraient un visage pâle et blanchâtre, au nez enfoncé comme ceux des nouveaux nés et aux grands yeux globuleux. Les lutagnettes ne souriaient jamais.
Facteurs du royaume car ils ne faisaient qu'une chose : délivrer des messages. Seulement les bonnes nouvelles. Leurs grandes oreilles, dont la pointe égalait la hauteur de leur bonnet, glanaient ça et là quelques messages agréables dont il leur en prenait parfois la fantaisie de délivrer de villes en villages.
Ils ne servaient pas les hommes, non ; ils haïssaient les humains. Lorsque l'espèce humaine déclinerait, les lutagnettes prendraient la place qui leur revient et régneraient sur le royaume de Tinténiac. Dans une centaine d'années, deux cents ans, peu importait. Les lutagnettes étaient patients. Cela expliquait sûrement leurs énormes yeux constamment vitreux, blasés et soulignés de cernes grises. Si, un jour, les lutagnettes souriaient, alors ce serait la fin de l'espèce humaine.
Prâline les haïssaient comme eux même la haïssait. Elle les trouvait antipathiques et moches ; et l'envie qu'ils quittent le village lui tiraillait l'estomac.
— Ils ont délivré leur message ? Demanda-t-elle à Killian, un profond dégoût dans la voix.
— Pas encore.
Prâline soupira tandis que la trentaine de lutagnettes s'approchait du destinataire.
— Qui est l'heureux élu ?
— Tobi.
La jeune fille se tourna brusquement vers le place centrale, bouche ouverte, yeux écarquillés. Tobi ? LE Tobi ?
Tobi était le plus beau jeune homme du village de Mytilène ; et du royaume de Tinténiac entier. Tout en lui suscitait le désir. Les poètes disaient de lui que ses yeux bleus en amande respiraient l'innocente pureté ensorcelante. Ses mèches blondes et fines comme de la soie s'apparentaient à des fils d'or lui couvrant délicatement les cils. Ses belles lèvres fines étaient formées pour l'amour des jeunes filles. Un teint pâle, deux pommettes légèrement rosées et un nez délicat complétait ce visage parfait. Sa silhouette était aussi admirable : un corps fin à la fois musclé et puissant. Tobi se mouvait avec l'agilité d'un chat et la grâce d'une plume.
Toutes les femmes aimaient le beau et mystérieux Tobi. On le surnommait le prince charmant du village, la perfection légendaire du royaume. Tobi savait user de ses charmes mais il n'en profitait pas ; il pouvait blesser toute la féminité de Mytilène mais se le refusait ; il avait la possibilité d'avoir des milliers de femmes à ses pieds sans qu'aucune d'elle ne bénéficie de cette faveur. Tobi était la fierté inatteignable, l'idole de Mytilène.
La plus petite des lutagnettes s'approcha de Tobi et posa ses quatre doigts sur son front. Les mots se formèrent directement dans son esprit.
« La princesse Claire sera au village demain après-midi. Soyez heureux avant que l'espèce humaine ne s'éteigne. »
Aussitôt Tobi s'effondra au sol. La lutagnette considéra avec dégoût le beau bond. Elle se tourna vers ses compagnons, les oreilles penchées en arrière et une trace de lassitude dans le coin du nez aplati. Elle était trop fatiguée d'attendre la fin de l'ère humaine. Un lutagnette posa sa main sur l'épaule et la regarda fixement de ses yeux vitreux. Il fallait garder espoir. Le temps des lutagnettes arriverait bientôt. La petite hocha la tête et les émotions désertèrent de son être.
Puis les lutins quittèrent le village de Mytilène, leur corps dodelinant de droite à gauche en cette matinée de printemps naissant. Ils disparurent dans un doux bruissement de feuilles et les petites pas des gardiens de ce monde quittèrent Mytilène.
Bon. Le spectacle est terminé, murmura Killian.
Ce n'était pas très impressionnant.
Sitôt que les lutagnettes furent hors de vue, ce fut le branle-bas de combat. Tobi s'était réveillé et avait annoncé la nouvelle à tous. Mytilène n'avait qu'un après-midi pour se préparer à recevoir une princesse. Une pile de bois s'érigea sur la place centrale, les femmes se mirent à la cuisine, les enfants à la cueillette et les hommes aux rôtis pour que la fête dure toute la nuit. Prâline s'esquiva dans la forêt, un bout de pain au fromage entre les dents.
Praline n'en pouvait plus lorsque le soleil annonça la venue imminente de la princesse. Elle n'avait cessé de courir de droite à gauche toute l'après-midi, travaillant à la place d'une Prâline introuvable. Tandis que tous troquaient leur tablier encrassé de graisse et de jus de fruits pour leur plus belle robes, leur tenue de fête, Praline rentra chez elle et se planta devant le miroir, histoire de réarranger son apparence. Son reflet la fixait d'un regard noir et morne, lui reprochant cette apparence trop simple. Une robe grise lui tombait jusqu'aux chevilles, soulignant une maigre silhouette dénuée de formes. Ses longues mèches brunes étaient attachées en une tresse. Une franche dissimulait de magnifiques yeux bleutés envahis par le brouillard. Praline se rapprocha ; elle entreprit de remettre un peu d'ordre dans toutes les mèches qui voltigeaient autour de son visage et de frotter sa robe poussiéreuse qui ne changeait jamais. Orner sa coiffure de magnifiques parures s'entremêlant aux coiffures compliquées, de jolies tenues roses, du maquillage ou encore quelques paires de ballerines ornées de fleurs, ce n'étaient pas pour elle. Il n'y avait que les vraies filles qui le méritait.
Praline n'était pas muette pour le mépris, ni pour le plaisir. Elle n'avait aucune confiance en soi, aucun but dans la vie, elle rougissait comme une vierge mais elle était sûre d'une seule chose. Elle n'était même plus amoureuse de Tobi. Elle était obsédée.
La jeune fille releva la tête pour une dernière inspection. Praline se trouvait moche. Et plus particulièrement ce soir-là. Bah, après tout... Elle haussa les épaules et partit pour la fête.
Praline se dirigea vers la table ornée de mets alléchants et de boissons aux couleurs attirantes : salade au lard et au fromage de chèvre, petites pommes de terre grillée à la menthe, gâteau au chocolat et aux noix, flan jaune, purée de carotte, cuisses de poulets grillées au curry et réglisses éparpillés sur la nappe blanche se disputaient la place.
S'ajoutaient ensuite, importés des quatre coins du royaume, tarte saumon-poireaux, quiche aux petits lardons et à la tomate, tranches de pain fromagées saupoudrées de mozzarella, petits fours aux choux, crêpes au caramel au beurre salé, petits apéritifs divers et variées, jus de mangue, de pomme ou de poire, cidre, bière et vin rouge. La célèbre spécialité du village de Mytilène, des petits pains fourrées aux légumes et à la viande, s'étalaient un peu partout sur la table.
« C'est Prâline qui sera contente… »
Assurée que sa sœur aurait de quoi s'occuper durant la soirée, elle tourna les talons et partit.
Les villageois impatients s'étaient réunis à l'entrée de Mytilène. Aucune muraille, ni porte sobrement décorée de pics n'y trônait. Le royaume coulait des jours paisibles. Les enfants courraient entre les jambes des adultes. Et les rumeurs allaient bon train.
— Tu crois que c'est la princesse Élisa ?
— Pourquoi vient-elle au village ?
— Sans doute la princesse souhaite-t-elle décorer Tobi de la médaille du plus beau jeune homme du compté. Ou du royaume !
— Je ne peux pas m'empêcher de le regarder, c'est vrai qu'il est vraiment trooop beau !
Praline était discrètement montée sur le toit en chaume d'une maison. Elle avait la meilleurs vue sur les villageois rassemblés, le sentier serpentant à travers la forêt par lequel la princesse arriverait et surtout sur Tobi. Il s'était lavé, avait revêtu un T-shirt blanc qui soulignait sa mince silhouette athlétique et ses yeux clairs. Entouré par une multitude de jeunes filles, comme toujours, ses éphémères attirés par la lumière d'une lampe brûlant dans la nuit, Tobi rayonnait. Killian se tenait à ses côtés, tel un garde du corps. Il semblait préoccupé. Praline fouilla la forêt du regard. Une douce brise de printemps lui annonça l'arrivée de la princesse.
Prâline avait fait un effort. Elle qui déambulait toujours avec des cheveux dressés en épis, quelques vêtements tachés de boue ; elle qui méprisait le mignon et le rose au profit du pratique, la jeune fille s'était lavée et coiffée pour la fête. Elle avait même enfilé une longue robe noire qui semblait la mettre mal à l'aise. Chantage, des parents forcément. Le bout de ses orteils se tendirent dans ses bottes. La princesse arrivait.
Une vieille femme parvient à distinguer la couleur des tissus à travers les troncs des arbres. Les plus grands pointaient du doigt la forêt tandis que les petits tiraient le pantalon de leur parents, brûlant d'impatience. Une princesse ! Ils allaient voir une princesse ! Leur famille les incitait au calme ; eux mêmes avaient déjà les yeux rivés sur la lisière de la forêt.
Le lit à porteur surgit de Tintagel, encadré par quatre gardes. Revêtus d'une armure de fer, la tête recouverte d'un casque, ils arboraient un large pantalon noir se terminant par une paire de bottes. Les plus petits se cachèrent derrière les jambes de leur mère ; l'étincellement de la lance noire à trois pointes inspirait la méfiance.
Les porteurs du lit, deux silhouettes sombres recouvertes d'un long manteau noir à capuche, marchaient en rythme. Ils s'alignèrent, en silence, face à l'attroupement de villageois et l'immobilité les prit. Le silence se fit dans l'assemblée.
— La princesse Claire, héritière du château de Brocéliande et de ses terres ! annonça une voix qui semblait être celle de la forêt elle même.
Un garde marcha rapidement pour proposer son aide galante. Une douce main blanche aux doigts fins surgit d'entre les draps volants du lit à porteur pour se poser sur la poigne gantée du garde. Les rideaux s'entrouvrirent délicatement et les villageois admirèrent. La princesse releva la tête et fut confrontée au regard fixe de tous. Un murmure parcourut l'assemblée ; Claire était le prénom approprié pour la jeune fille qui s'avançait d'un pas lent.
— Elle est transparente ? murmura Prâline à voix haute ce que tout le village pensait en silence.
On discernait pourtant son visage, fin et pâle, le timide sourire sur ses lèvres roses, ses cheveux longs et fins qui scintillaient comme du blé. Mais ses bras n'arrêtaient pas pleinement la lumière du soleil. Le vert de la forêt se voyait au travers de la jeune fille. Claire n'avait pas d'ombre
La princesse était vêtue légèrement ; une simple robe blanche voltigeait autour de ses pieds nus, de la même étoffe légère que celle des rideaux. La jeune fille marchait avec légèreté ; elle semblait danser avec le vent. Elle s'arrêta à distance respectueuse des villageois, se concentra un instant. Avant d'inspirer profondément.
— Bonjour à tous.
Sa voix était celle d'une jeune fille normale, quoiqu'un peu intimidée.
— Je vous remercie de vous être rassemblés pour moi. Ce que j'ai à demander requiert du courage, aussi vais-je tenter de la formuler devant vous sans crainte.
Claire reprit son souffle. Les villageois étaient suspendus à ses paroles. C'était à peine si l'on pouvait entendre « La bonne nouvelle ! La bonne nouvelle ! » dans leur esprit réunis.
— Je suis venue au village de Mytilène rencontrer un jeune homme. Tobi de Mytilène, annonça Claire sans reprendre sa respiration.
« Oh, ce qu'elle joue mal, cette princesse... songea Prâline, perdue dans la foule. Je parie que ce n'est pas leur première rencontre. »
Les villageois s'échangèrent des regards. Que voulait cette princesse à leur Tobi ? Ce dernier tentait de se frayer un passage, il réussit à se démarquer de l'attroupement de Mytilèniens sous le regard inquiet de ses voisines et s'approcha de la princesse.
— Je suis Tobi de Mytilène.
« Lui aussi joue mal. »
Les jeunes filles retinrent leur souffle. Praline elle-même refusait de cligner des yeux. Elle avait l'impression que le temps s'était arrêtés pour eux trois : elle, la princesse et Tobi. Les oiseaux de la forêt de Tintagel se taisaient ; un frisson la parcourut tandis qu'un désagréable sentiment la traversait.
— Acceptes du de m'épouser ? Demanda Claire.
Le temps reprit son cours. Les oiseaux piaillèrent de nouveau et trois secondes d'hébétement suivirent. Puis une grand-mère insulta la princesse. Suivie d'une jeune fille. Une gamine de sept ans. Rudy se joignit au déferlement de haine. Enfin toutes les jeunes filles du village se mêlèrent à la partie. Elles protestèrent, s'indignèrent ; les autres suppliaient Tobi, en lui promettant tout et n'importe quoi. La princesse fixait, atterrée, les jeunes filles hystérique, folles de rage et éperdues d'amour. Gênées dans leur progression par les hommes, elles griffaient, mordaient et vociféraient pour passer. La gente masculine tentait tant bien que mal de freiner leur élan, submergés par le chaos. Tobi, impassible malgré l'émeute, se dégagea facilement des mains qui le retenaient. Claire se tourna vers lui ; elle n'attendait que sa réponse.
— Crache lui dessus ! Encouragèrent les jeunes filles de Mytilène.
— Refuse !
— Gifle la princesse transparente !
— Dis-lui de quitter notre village !
Tobi était le symbole du village. Hors de question qu'il s'en aille dans les bras d'une étrangère, fut-elle princesse ou non. Ce n'était même pas la vraie et seule princesse du royaume, la princesse Élisa !
Ils se tenaient désormais face à face. Comme deux amants le premier soir. Les huées, les insultes et les regards haineux pleuvaient autour d'eux mais Tobi et Claire étaient seuls. Brusquement le prince charmant saisit la princesse par la taille, l'attira à lui et posa ses lèvres sur les siennes. Le vacarme cessa.
Praline sentit son cœur flancher. Elle crut basculer, se raccrocha à la chaume sans savoir s'il fallait tenir ou non. Aucune larme ne glissa sur ses joue. Ses organes, son corps entier s'arrêta un instant de fonctionner et son cœur de battre. Praline sut que, pendant un court instant, elle était morte.
Praline rouvrit les yeux, encore vivante. Le rire nerveux et bruyant de sa sœur retentit. Il n'y avait plus qu'à pleurer. La jeune muette se mordit le poing pour ne pas crier. Tobi et Claire s'étaient enfuis à bord du lit à porteur ; le cortège avait disparu dans la forêt. Ne restait que les demoiselles, effondrées au sol ou dans les bras de leur famille ; les larmes dévalaient toutes les joues, ridées ou lisses. Les parents de Praline distribuaient des mouchoirs accompagnés de mots de réconforts. Prâline avait disparu. Il était temps de partir.
Praline se laissa glisser le long du toit, atterrit sur un tonneau et sauta au sol. Les larmes restaient prisonnières. La jeune fille rentra chez elle, tira la porte laissée ouverte, se débarrassa de ses ballerines, monta dans sa chambre et s'écroula tête la première dans son lit. Le soir tomba doucement comme un voile de chagrin et les pleurs enveloppèrent Mytilène.
Le soir même, Prâline fit son sac.
Elle rentra de la forêt de Tintagel à la tombée de la nuit et remplit son énorme sac vert. Le strict nécessaire. Une lampe torche, un paquet de réglisse provenant de sa réserve secrète, quelques carnets vides ainsi que deux-trois crayons s'empilèrent au fond. Une carte, une boussole, de l'argent, toute sa garde robe (trois pantalons, quatre T-shirts, deux vestes ainsi que des sous-vêtements et des chaussettes), son MP3 et le chargeur, la brosse à cheveux et à dents, quelques babioles sentimentales, un paquet d'allumettes, des élastiques, une trousse de soins (Prâline n'y connaissait rien alors elle prit tout), un guide de survie et un tas de petits objets utiles rejoignirent le tas qui s'amoncelait rapidement.
Son sac était déjà presque plein ; pour Prâline ce n'était que le début. Elle passa dans la cuisine choper quelques provisions. En cinq mots, elle vida intégralement le garde-manger -laissant de côté brocolis et choux. Plus que quelques dernières petites affaires. Prâline se glissa furtivement dans le salon afin de s'emparer de ses bottes et de sa paire de basket qu'elle chaussa. Elle tendit l'oreille entre une boucle et deux nœuds. Rien ne semblait bouger. La jeune fille se redressa, cala l'autre paire dans le sac avec difficulté. Le duvet prenait décidément trop de place. La ficelle se resserra autour de l'ouverture. Prâline jeta son énorme sac sur le dos et manqua de tomber en arrière, se cramponnant de justesse à la porte.
« Le sortilège devrait rapidement diminuer le poids, avec le temps. »
Prâline jeta un dernier coup d'œil dans son dos. Elle interdit à ses larmes le droit de lui brouiller la vue et posa doucement, comme une caresse, la main sur la poignée de la porte ; l'abaissa. Fermée. La sœur jumelle fronça les sourcils, recommença, fureta rapidement à la recherche d'une clé. Introuvable.
« Ce n'est pas ça qui m'arrêtera. »
Prâline fit demi-tour, remonta les escaliers, passa devant la chambre de ses parents avec autant de précaution qu'en face d'un Gnoufs anthropophage et s'arrêta devant sa chambre. La porte s'entrebâilla ; sa tête décoiffée surgit. La masse sous la couverture de sa sœur ne bougeait pas.
— Adieu Praline, murmura-t-elle en entrant doucement. J'espère sincèrement qu'on se reverra.
Prâline traversa la pièce jusqu'à la fenêtre qu'elle fit coulisser vers le ciel. Le vent frais sur son visage l'encouragea. Alors qu'elle allait enjamber la fenêtre, l'énorme sac vert sur le dos, la jeune fille s'immobilisa soudainement. Ses épaules pivotèrent. Praline se tenait debout. La blancheur de la clarté lunaire se posait sur ses bras, son visage et ses pieds nus, faisant ressortir le noir profond de son pyjama.
— … Et mince. Désolée de t'avoir… réveillée, fit Prâline en posant son sac à terre dans un bruit étouffé. Mais tu ne dormais pas. J'ai tort ?
Il y eut un moment de silence. La jeune fille rajouta :
— Et c'est toi qui as fermé la porte à clé. C'est pas vrai... Désolée Praline mais ce n'est pas ça qui m'empêchera de partir, tu devrais le savoir.
Sans un mot, cette dernière s'avança vers sa sœur et la prit dans ses bras.
— Mais... Qu'est-ce qui te prends ? S'inquiéta Prâline. Tu sais, on n'a jamais été très proches alors… voilà quoi. Laisse moi partir, s'il te plaît.
Elle se heurta au regard réprobateur de sa sœur.
— Je sais, ça ne te plaît pas. Et puis... Rhah, je suis désolée Praline. Le voyage se passe sans toi. Mais il faut que je retrouve Tobi, tu comprends ? Sinon... tu sais... ce serait trop dur sans lui. Je ne peux pas.
Elle la serra contre elle avant de rajouter dans un souffle :
— C'est mon histoire dorénavant.
Un demi-sourire apparut sur son visage tandis qu'elle écartait doucement sa sœur par les épaules.
— Les parents se font vieux il faut bien quelqu'un pour leur tenir compagnie. Je compte sur toi, petite sœur.
Regard noir.
— Oui, je sais, on est nées le même jour. Mais « Adieu, sœur jumelle », ça sonne définitivement pas pour un départ.
Elle lui déposa un baiser sur le front, ramassa son sac à deux mains et le poussa contre la fenêtre. Il rappa contre les parois avant de s'écraser au sol avec un raffut digne du plus discret des elfes chapardeurs. Prâline serra les dents, attendit quelques secondes avant de s'autoriser à se mouvoir de nouveau. Ses parents possédaient le sommeil parfait. Elle allait suivre son sac lorsque ses gestes se firent plus lents, prise d'hésitation. Elle tourna la tête.
— Ne t'inquiète pas, rajouta-t-elle gentiment. Je reviendrais. Un jour ou l'autre, dans quelques mois, peut-être plus. Mais je reviendrais. C'est promis.
Elle se radoucit, souriante avant de la prendre dans ses bras. La lune parla pour elles, leur respiration sifflaient légèrement. Prâline desserra son étreinte, s'écarta d'un pas ; elle ouvrit la fenêtre en grand, enjamba le rebord en se courbant, fit un dernier signe de la main à sa sœur muette et sauta. Malgré la hauteur, ce n'était pas la première fois.
La jeune fille ramassa son sac et glissa ses bras sous les épaisses lanières. Levant le nez vers le ciel, inspirant l'air frais de la nuit, elle partit droit devant elle en titubant légèrement. L'ivresse du départ l'avait pourvue d'un grand sourire. Touffe de cheveux, sac vert plein à craquer et longues jambes surplombant une paire de basket. La jeune fille ne se retourna qu'une seule fois, avant de se faire engloutir par la forêt.
Un courant d'air traversa la chambre des sœurs. Praline ferma la fenêtre sans un bruit, impassible. Sans un son, ni un soupir, elle retourna dans son lit et s'emmitoufla dans sa couette.
Prâline, quant à elle, passa sa première nuit libre, le nez perdu dans les étoiles.
C'est vraiment bien ! Je vais aller la suite d'urgence !
· Il y a presque 10 ans ·anton-ar-kamm
C'est vrai ? Merci beaucoup ! ^^ ( personnellement, je trouve qu'il y a beaucoup de choses à changer dans ce début ! ^^ )
· Il y a presque 10 ans ·maelle
Pas mal du tout, ce début de roman est intéressant en tout cas.
· Il y a plus de 10 ans ·------
C'est vrai ? merci beaucoup ! Vu que c'est long, j'ai peur que ce soit trop rapide au démarrage en fait... et j'hésite à poster la suite...
· Il y a plus de 10 ans ·maelle
http://welovewords.com/documents/les-contes-de-la-megere-2
· Il y a plus de 10 ans ·maelle
C'est la suite
· Il y a plus de 10 ans ·maelle
Très beau texte ! Continue ainsi ;)
· Il y a plus de 10 ans ·Nanaah
Merci ! ^^ ( je vais m'y mettre alors, pour la suite ! )
· Il y a plus de 10 ans ·maelle