La Société des Danseurs

L'histoire que je vais vous raconter est une histoire qui date d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Elle a des millénaires, elle n'est qu'un bambin. Nous sommes ici, là, et partout ailleurs. Nous sommes sur des terres qui ont vécu et sur d'autres qui vivront. Nous sommes, avant-tout, dans un système qui existe depuis la nuit des temps et qui existera jusqu'au temps des nuits. Nous sommes dans la Société.

Je ne vais pas vous parler de toutes les Sociétés, mais d'une seule, tant particulière qu'exemplaire (au sens premier du terme), appelée communément, par ceux qui en connaissent l'existence, la Société des Danseurs. Un tel nom peut en faire rêver plus d'un. C'est vrai, c'est une appellation plus attrayante que la Société des Consommateurs mais leurs histoires se ressemblent, n'en déplaisent aux rêveurs.

A quoi ressemble-t-elle, cette mystérieuse Société ?

Imaginez une pièce immense et noire dont nous ne voyons ni les murs, ni les plafonds. En son centre, un cercle, blanc et illuminé, assez grand pour que des dizaines et des dizaines de danseurs puissent y danser ; et que des dizaines et dizaines d'autres puissent les regarder. Tout le reste n'est que ténèbres. Et tous tournent le dos aux ténèbres.

Dans cette Société, chacun est voué à danser avant d'apprendre à lire, chacun est voué à danser avant d'apprendre à parler, chacun est voué à danser avant d'apprendre à marcher. Certains ont du mal à danser plus que d'autres, mais ne nous inquiétons pas pour eux : la chorégraphie finit toujours par porter ses fruits. Les problèmes de cadences et de rythmes auxquels la troupe doit faire face s'estompent rapidement. Vous savez, c'est comme dans la Société des Marcheurs, chaque pas s'aligne sur celui du voisin.

Bien sûr, certains n'y parviennent pas et n'y parviendront jamais. Regardez, approchez ! Vous voyez celui-là dans le fond ? Il joue désaccordé. Il peine. L'incompréhension et la fatigue l'accablent. Bientôt, il cèdera à la fatalité : ce monde n'est pas le sien, il n'est pas fait pour danser. Bientôt, il quittera la ronde et n'y reviendra jamais. Bientôt, il jettera un dernier regard sur la troupe, sur le cercle fermé. Bientôt, il disparaîtra dans les ténèbres et le monde lui tournera le dos plus encore qu'à cet instant.

Mais la plupart y parvient. Certains y excellent. Là-bas, un homme semble mener la danse. Il fait figure de modèle pour les autres danseurs. Être un modèle est un grand prestige – si ce n'est le plus grand – chez les Danseurs. Bientôt, cet homme qui semble mener la danse perdra une jambe. Trop usée, trop fatiguée d'avoir trop dansé, elle quittera son propriétaire et partira les pieds devant. L'homme reviendra. Du moins, il tentera de revenir : être unijambiste chez les Danseurs ne fait pas de vous un roi. Il tentera de revenir, mais n'y parviendra pas. Bientôt, il cèdera à la fatalité : ce monde n'est plus le sien, il n'est plus fait pour danser. Bientôt, il quittera la ronde et n'y reviendra jamais. Bientôt, il jettera un dernier regard sur la troupe, sur le cercle refermé. Bientôt, il disparaîtra dans les ténèbres et le monde lui tournera le dos.

C'est une histoire qui date d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Elle a des millénaires, elle n'est qu'un bambin. Nous sommes ici, là, et partout ailleurs. Nous sommes sur des terres qui ont vécu et sur d'autres qui vivront. Nous sommes, avant-tout, dans un système qui existe depuis la nuit des temps et qui existera jusqu'au temps des nuits. Nous sommes dans la Société.