Les fantômes retranchés
petisaintleu
En rejoignant mon patelin fin décembre, c'est à peine si je réalisai ces quatre années d'absence. Bahuté des Flandres aux Vosges, je m'y étais rapidement adapté. Entre Dunkerque et le Ballon d'Alsace, les cieux étaient identiques à ceux de mon Avesnois natal. Ce n'est pas que je ne ressentisse rien de la piqûre du froid ou d'une saucée transperçant ma capote. Celle-ci était devenue aussi peu bleue que l'horizon gris, qui se confondit vite, au fil de la destruction des villages, avec les arbres calcinés, les uniques points de repères en cette géographie des abîmes chtoniens.
J'avais ri de mes camarades qui se plaignaient de la pitance, de l'attente et de la crasse. Dans le civil, ils étaient gratte-papier. Ils n'avaient pas su se faire pistonner pour se planquer au chaud dans un bureau de l'intendance et se rendre indispensables à la nation en remplissant des imprimés. Ce furent les premiers à crever. Non pas au combat, ils n'en eurent pas la primeur. Imprudents par la peur, ils se firent descendre comme à la parade. C'était pitoyable de voir ces lapins de six semaines se faire décimer après avoir passé la tête au-dessus du parapet. On les avait pourtant prévenus, mais la curiosité l'emportait toujours face à la précaution.
Quelques jours suffirent pour me fondre dans cet écosystème. Chez moi, on n'avait pas les moyens de laisser le poêle allumé toute la nuit. En plein cœur de février, je me levais à quatre heures, les vitres blanchies de givre. Même les couvertures se cartonnaient du gel qui envahissait la chambre. Serrés les uns contre les autres dans les abris, j'étonnais mon escouade par mon aptitude à m'endormir, indifférent à ce qui m'entourait.
Pour sûr, ce n'était pas le Pérou le quotidien du troufion ! Les rats grignotaient les cadavres sur lesquels nous buttions quand nous étions de corvée dans un secteur inconnu et la dysenterie nous incitait à chier dans notre froc. Mais l'horreur, je ne la connus que deux fois. L'effroi qui glace en saisissant qu'il n'y a plus d'issue possible, hormis le néant.
En février 1915, on m'affecta du côté de la Somme. La zone était tranquille. On patienta six trimestres avant d'être rappelés aux bons souvenirs de l'artillerie boche. Les terres picardes sont argileuses. L'été, elles soulèvent des nuages de poussière qui peuvent trahir à des kilomètres le déplacement d'un convoi. Les particules vous prennent à la gorge mais, avant la guerre, je fréquentais depuis plus de vingt ans les filatures. Au contact des fibres végétales, mes bronches avaient effectué un lent travail d'acclimatation. Pendant les marches, mes compagnons s'asphyxiaient à défaut de ne pouvoir pleurer de rage, les paupières asséchées et les lèvres craquelées. Moi, je fumais et je plaisantais de ces visages hâves et méconnaissables.
Dès l'automne, les averses plombèrent le ciel et le moral. Ce sont les bottes qui devinrent la cible privilégiée de la glaise. Elle les aspirait dans une orgie de succion.
Au crépuscule, on eut l'impression que le Déluge s'abattait sur ce coin de Picardie. Alors que la pluie ne cessait depuis une dizaine de jours, ce furent des trombes qui bientôt inondèrent les boyaux. De l'eau jusqu'aux genoux, j'en avais fait l'expérience plus d'une fois. Fidèle à mes habitudes, je ne m'en inquiétai pas et je rejoignis ma couche. Comme pour les rongeurs, les amis d'infortune du poilu, l'instinct prit le dessus à l'instant où un bruit sourd et insolite vint frapper mes oreilles. Après m'être dressé sur la paillasse, je perçus des cris et des clapotis avant d'être happé.
J'eus de la chance. L'ondée dantesque s'interrompit et l'aurore apparut ; j'étais enterré jusqu'à la taille. La tranchée avait disparu. Gaia, dans un réflexe de pudeur, fit une crise de vaginisme, refermant ses flancs éventrés et conservant par amour matriciel les petits soldats dans un silence de plomb. Les champs retrouvèrent leur platitude originelle. À une quinzaine de mètres, un bras crispé apparaissait à la surface. Je compris que le reste du corps n'avait pas pu s'extirper. Seuls les doigts s'étaient agités en une danse de Saint-Guy, unique sursis d'humanité. À l'arrivée des secours venus m'extraire, mon éphémère et gluante dulcinée garda par jalousie jusqu'à mon caleçon. Personne ne rit de cette pantalonnade.
Le 31 janvier 1917, je fêtai mes trente-huit ans, un détail aussi insignifiant que le manque de compassion du commandement lors de ma précédente mésaventure. Nous étions en Champagne, à proximité de Prosnes, lorsque retentit l'alarme au gaz. J'aperçus une nappe blanchâtre haute de six à huit mètres qui se dirigeait sur nous. Le masque M2 avait démontré sa capacité d'étanchéité à de fortes concentrations de chlore et de phosgène. Mais ma protection fut arrachée par un éclat d'obus et j'inhalai les vapeurs mortifères. J'étais abasourdi et ahuri, la poitrine en feu. Ce n'était que toux, étouffements, vomissements. Les yeux convulsés, le rythme cardiaque affolé, la bouche saturée de glaires et les poumons qui se noyaient, je parvins à me traîner vers les lignes arrière. On m'accorda un court répit après qu'on m'eut envoyé me faire soigner pour un œdème dans un hôpital. La patrie reconnaissante me permit de respirer trois mois dans un sanatorium à Villepinte.
La vie reprit. Ce n'était pas difficile. Elle n'avait pas compliquée mon existence. Je ne suis pas causant, bien heureux de ne pas avoir cané à l'instar de mes deux frères. Ce n'est pas que je sois particulièrement triste de leur perte. On se côtoyait par nécessité puisque la promiscuité familiale nous rapprochait. Il y a une éternité, on se réunissait au troquet. On n'avait pas grand-chose à se dire. C'est rassurant cet entre soi au cœur d'un environnement avare de paroles. On n'est pas gêné par les mutismes ou obligé de l'ouvrir et de sortir des balivernes que l'on regretterait d'avoir dites.
Il a bien fallu que je les remplace. C'est Delbard qui s'en est chargé. En guise de conversation, il me regarde et se remémore Verdun où Paul, mon cadet, est décédé. Il me sort à longueur de soirée un : « C'est pas une honte ces pourris-là ? ». Il ne se remettra jamais de l'injustice faite aux plus humbles qui lui a sauté à la gueule. Je lui collerais avec plaisir mon poing dans la tronche pour qu'il se taise. Mais j'ai perdu l'envie de frapper.
Avec le temps, je me suis fait une raison. Au début, ils me faisaient mal. Je les devinais, je les voyais ! J'aurais pu me brûler, poser une main aux fesses, entamer une belote. Puis, on s'en désintéresse. À quoi bon s'accrocher aux branches ? J'ai été amputé des deux bras après qu'une grenade me les ait déchiquetés.
Bande de salauds, vous m'aurez fait souffrir jusqu'aux bouts.
Bien! Rien à dire, belle chute si je puis dire... Pour le reste voir mon autre commentaire sur 14/18... Kiss
· Il y a plus de 10 ans ·vividecateri
Excellente répartie :)
· Il y a plus de 10 ans ·marielesmots
Magnifique nouvelle, Monsieur excelle aussi dans ce domaine, jusqu'où va t-il aller ???
· Il y a plus de 10 ans ·marielesmots
En écrivant sur les tranchées, je pensais avoir atteint le fond pourtant.
· Il y a plus de 10 ans ·petisaintleu
;)
· Il y a plus de 10 ans ·petisaintleu
Ton meilleur texte à mon humble avis...
· Il y a plus de 10 ans ·veroniquethery
J'adore ce type d'humilité ! ;)
· Il y a plus de 10 ans ·petisaintleu
C'est littéraire du début à la fin ! Et quelle chute !
· Il y a plus de 10 ans ·veroniquethery