Les fumées blanches.

austylonoir

C'était un jour où le soleil avait forcé sur le pays sa grande chaleur, l'avait si bien établie qu'on en suait par nos visages et de nos corps tout entiers. Des mirages en bout de route faisaient miroiter la ville, la rendant belle par la beauté de vapeurs incertaines qui vous troublaient, et vous, et l'horizon. Il nous passait sous le regard des calèches d'ânes et de chevaux, pas traînant et langue échue sur le côté, leur labeur contenu s'échappant malgré eux à grosses coulées de bave. Et comme une tranche de désordre ajoutée par-dessus le chaos, il se trouvait des mobylettes et des taxis en si grand nombre, en course chacun à qui la frôlerait de plus proche – la mort, il s'entend – mais toujours s'en dégageant comme glisse le poisson d'entre les mains du pêcheur. Ensuite, à la presque fin, à l'heure où tout commençait vraiment ; c'est-à-dire à l'heure ensorcelée où le soleil pressait son coucher, des couples, des familles et des promeneurs solitaires émergeaient avec passion, chacun réclamant sa part du soir. C'était l'humeur joyeuse de l'été bien installé et dont on ne craignait pas encore le départ, chaque nuit tiède ne s'alternant qu'avec une autre similaire. Les touristes s'y nourrissaient en souvenirs dont plus tard ils s'inventaient des anecdotes, lorsqu'au-devant des machines à café, il leur fallait parler dans le souci d'une réputation. Quant aux palmiers de la ville, ils dansaient une danse légère sous le ciel noir à mille étoiles où des yeux en conquête s'en retournaient conquis.


_ Vous y pensez souvent?


_ … à quoi, j'ai demandé?


_ L'identité, ces trucs-là!


Je l'ai regardé, un sourire en retenue posé au bout des lèvres. Il a continué.


_ Ça se voit que vous êtes de cette caste. C'est inscrit dans vos traits, un instant ils disent l'enfance, et bam, celui d'après, j'en crains la sagesse! Et vous avez comme …, c'est difficile à dire, vous avez comme une aura qui passe sur votre visage. À tout vous dire, vous me semblez rayonner d'une beauté de cadavre!


Et avec ça, il a monté la ruelle étroite que bordaient de part et d'autre de vielles maisons délabrées, mais dont les portes cependant avait fait au temps une belle épreuve. Nous y passions à pas rapides devant des étalages d'épices, des repères d'artisans et des mauselés dormants gardés dans le secret.


_ Soyez bon, il a dit, et ils vous feront saint.


J'ai levé les épaules.


_Dans la mort on vous exagère souvent. On vous rend par l'idolâtrie, l'humilité que vous réclamiez alors. C'est comme ça parfois que se perd le cœur des hommes.


_ Hmm, la droiture semble cependant vous venir dans l'aisance.


_ C'est que vous ignorez ma part d'ombre...


_ Oh non! Je la crois plutôt humaine.


Ensuite nous nous taisions, remis au fil de nos propres pensées. À l'occasion, nous étions dépassés par des vendeurs ambulants, colporteurs de miel, de lait ou de menthe et qui vendaient à la criée, les femmes leur ouvrant brièvement la porte des demeures avant la nuit profonde, en jetant la monnaie dans un sac en peau de chèvre, usé d'avoir récolté si peu d'argent depuis on ne sait trop plus quand.


L'identité, bien sûr, c'était ce qu'il restait à l'homme le plus nu, sans que jamais pourtant il ne la possédât vraiment. Il se trouvait tant d'hommes et de femmes engagés si en avant en quelque idéologie, pour une cause ou dans un plaisir, sans que jamais ils n'aient questionné cette chose qui les y avait poussés au premier moment ; pareils au bûcheron qui coupant mal la bûche en accuse, et le bois et la hache, et s'en oublie lui-même.


J'ai repris :


_ Il y a les hommes qui marchent droit et qui ont vue sur l'horizon, et il y a ceux-là qui le visage à même le sol, en manquent de recul.


Il a eu l'air de réfléchir.


_ Hmm, je fais parfois ce rêve! Je m'y vois marchant un désert et passant des nations, et chacune me dit en des termes similaires : nous savions sans entendre. Et en chacune je vois d'un côté la force et l'orgueil, et de l'autre, l'impuissance et la servitude. Et me rapprochant de chaque nation, je vois dans la poitrine de ses individus un feu se consumer. Alors je demande et me vois répondre, voilà où étaient nos egos. Ensuite, d'entre ces nations, je vois des lumières se distinguer, si blanches que j'en ferme un instant les yeux. Qui sont-ils? Ah...


J'ai continué à l'observer droit dans les yeux où mouillait le pétillement des chercheurs d'or et des pèlerins que le voyage a coincé aux deux routes, forcés d'en choisir une pour à jamais délaisser l'autre. Mon regard le crispait un peu.


_ Que me regardez-vous ainsi?


_ … la métaphore et ses sœurs de style me fatiguent. Je nous espère dans plus de franchise. La parole fumeuse qu'enrobe la poésie est la parole des charlatans, et je n'en suis pas. Je reconnais l'homme droit à son langage clair qui puise à l'occasion une image en exemple, et je reconnais le poète à l'abstraction de ses mots où tous les sens se glissent.


_ Vous parlez vrai. Néanmoins, le moche et le beau n'ont pas la morale que vous leur voulez donner.


Et cependant j'en savais tout le contraire. Au grand combat de l'esthétique et de la vérité – entre deux amours – je n'en voulais sacrifier aucun. Et quand tiré par l'un aux dépends de l'autre, l'inclinaison naturelle me portait à peindre juste plutôt que de peindre beau, convaincu que la beauté réelle se situait toujours au confluent des deux. Ailleurs, ce n'était qu'illusion. Par-delà les goûts, il est des beautés qui ne sont pas subjectives. Elles sont si profondément ancrées en l'instinct des hommes qu'elles leur imposent leur indéniable évidence. Il en va ainsi de la vérité comme d'une armée conquérante qui triomphe sans combat, si éclatante et crainte dans la distance que sa seule imminence vous en défait l'ennemi.


_ Et l'art, il a demandé, qu'en faîtes-vous?


_ L'art, j'ai dit, est souvent le fait de marginaux qui s'établissent pour eux-même une morale et dont le cœur se révolte avec dégoût dès qu'il perçoit l'ombre d'un bien auquel on exhorte ou d'un mal qu'on dénonce. Il est rendu trouble par son amoralité et par sa nécessité à toujours souffler sur la braise des pulsions et des passions humaines. J'en aime l'essence et en haïs la coutume.


_ Vous crachez dans votre soupe!


_ Mais je me préfère honnête.


_ Faites comme bon vous semble, vos affaires ne sont après tout que les vôtres. Tenez! Nous avons tant parlé que la distance nous est passée vite, voici où vous coucherez. Annoncez votre présence en cognant à la porte, servez-vous du heurtoir.


J'en ai saisi l'anneau, puis cognant à quelques reprises, nous avons attendu en silence. Des bruissements de pas se sont fait entendre – «Qui est-ce?» ; «Et qui veux-tu!» – puis serrure après serrure en maints cliquetis, la porte s'est peu à peu entrouverte.


Un vieil homme dont la méfiance semblait être la nature première est apparu au seuil de la porte – «Et lui...?» ; – «Commence pas avec ces choses, tu me connais...» Puis abdiquant si soudainement toute résistance, il a fait un pas de retrait en signe d'invitation.


La cour intérieure était dans un sale état, mais bien qu'abîmée de toute part, elle conservait la part de beauté que les âges anciens se gardaient parfois en vestige. Au premier regard la mosaïque se dévoilait en plusieurs endroits, et de façon plus remarquée aux alentours d'un modeste bassin à l'eau incertaine. Plus loin, des lanternes pareilles aux bûches embrasées brillaient sous une pergola et s'établissaient en contraste chaleureux à tout ce que le soir nous faisait d'obscur.


_ Venez au toit, nous y parlerons mieux, a dit le vieux en montrant l'escalier grossier qui montait sur le côté.


En apercevant la ville, j'ai retenu un souffle d'admiration. Des fumées blanches s'élevaient vers le ciel et portaient en elles, l'odeur brûlée de la viande qu'on s'attelait à cuire. Les lampadaires qui scintillaient depuis la première proximité jusqu'au point d'horizon, éclairaient ici et là de longs fils de linge étendu sans grande intimité, et partout ailleurs, mimaient la brillance des étoiles sur la terre des hommes.


_ Dites, a dit le vieux.


_ Je te ramène quelqu'un que le récit des anciens a mis sur la route, il veut l'entendre étalé en des paroles bien sûres. Quoique que je ne vous aime qu'à moitié, j'ai fermé l'œil qui me vous fait voir en concurrent...


_ C'est un œil qui vous perdra, s'il ne l'a déjà fait.


Et alors, toute la nuit durant nous avons parlé.


Des Babylone enterrées et des peuples que les étoiles, plutôt que de guider, avaient fait s'engouffrer en abîme insondable. Des glorieux empereurs finalement renversés, humiliés et sans pouvoir. Des idoles anciennes taillées dans la pierre, et de celles plus récentes imprimées en billets. Du commencement et de la fin. Du bon donné au juste et du juste donné à tous. De l'acceptation et du refus.


Dans cette nuit mille étoiles, il me semblait décharger mon dos du lourd encombrement d'un fardeau invisible.


Un souffle heureux s'en est allé.


L'acceptation et le refus.


_ L'acception, j'ai dit enfin.

  • Ton écriture jamais ne s'épuise tu as toujours ce souffle, ce verbe et cette poésie qui me touche à chaque fois et qui fait que je me traine sur wlw presque que pour toi ( et pour hel aussi )

    · Il y a plus de 7 ans ·
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    parismrs

  • ce qui me vient à l'esprit en te lisant : d'une obscure beauté

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Photo

    Susanne Derève

  • un régale à la lecture, j'aurais bien continué un peu plus, j'attendais encore, j'aime beaucoup pour l'écriture, la langue, les images, le décor, mais aussi ta façon de laisser de la liberté dans la parole, le fait que ce ne soit pas trop balisé et qu'il y ait de la place pour interpréter, pour la lecture d'un autre regard, j'imagine que le texte prend différents éclairages à la relecture. Bref c'est bien troussé !

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Avat

    hel

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