Les grenouilles

polluxlesiak

Chasse-sur-Rhône, 12 août 1944.

Il va faire beau demain.

C'est vrai qu'on est en août.

Mais c'est la guerre. Et on s'étonne toujours qu'il fasse beau alors que c'est la guerre – comme si la météo devait s'adapter au malheur des gens pour ne pas avoir l'air déplacée ou sembler les narguer.

Moi, guerre ou pas, je suis plutôt de bonne humeur en cette fin d'après-midi. Sans vraiment me l'expliquer. Mais en y réfléchissant, je crois que je réalise que les temps les plus durs sont derrière nous. Les Alliés ont débarqué il y a deux mois déjà ; partout on entend dire que les Allemands battent en retraite, j'en ai vu quatre ou cinq encore il y a dix jours à la gare de Chasse : ils n'avaient pas l'air d'en mener large, la supériorité qu'ils ont affichée toutes ces années, leur sans-gêne, leurs grands airs, je n'en ai pas vu la trace dans ce petit groupe qui semblait prendre la fuite en priant pour qu'on ne les reconnaisse pas – voeu rendu pieux par l'affichage évident de leur uniforme, celui que nous avons craint et haï depuis le début de la guerre ... Enfin ! Je veux bien faire preuve de sagesse en leur accordant l'oubli, à défaut du pardon – qu'ils rentrent chez eux, qu'ils redeviennent des humains et nous laissent enfin vivre ici notre vie de gens simples qui n'avons jamais de près ou de loin voulu nous retrouver dans ce conflit dont les origines et les conséquences nous échappent.

Moi aussi je rentre chez moi, à bicyclette – la gare n'est pas loin de notre maison mais j'aime rouler sur les petites routes de ma Drôme natale, et puis je serai plus vite auprès de ma Rose.

Cela fera quatre ans en octobre que nous sommes mariés. Un mariage de vieux ! ont sifflé les médisants ... J'avais quarante-neuf ans et elle trente-neuf, c'est vrai. Mais nous nous sommes aimés au premier regard. J'étais à la Mairie d'Erôme pour y apporter un document nécessaire au règlement de la succession de ma femme. J'étais veuf, seul, triste. Elle était secrétaire. Nous nous sommes mariés dans le bureau du Maire, juste derrière le sien, six mois plus tard. Nous avons vécu là-bas jusqu'en mai dernier, et puis j'ai trouvé une jolie maison pour nous deux, à Chasse-sur-Rhône, tout près de la gare où je travaille. Nous y sommes bien. Elle a arrêté de travailler et de mon côté, mon pied bot a été une chance dans mon malheur en me permettant de rester auprès d'elle alors que la majorité des hommes du village ont dû partir. Je m'efforce de me tenir à l'écart des méchantes langues qui prétendent que je suis un mauvais Français et suis quoiqu'il en soit en paix avec ma conscience en faisant preuve d'un zèle et d'une conscience professionnelle que la SNCF n'a jamais exigée de moi. Mais la satisfaction de servir la France à ma façon participe à mon bonheur d'aujourd'hui.

J''ai conscience de faire preuve, peut-être, d'un optimisme exagéré en parlant de Bonheur par les temps qui courent ; mais c'est ma Rose qui me donne cette joie aujourd'hui.

Elle aura quarante-trois ans dans trois jours. J'ai pu lui avoir, par une guichetière amie, des bons de textile qui lui permettront de sa faire une nouvelle robe – sa coquetterie n'a jamais disparu malgré la guerre et les années, et je me réjouis d'avance de voir briller ses yeux quand elle découvrira mon cadeau.

Demain c'est dimanche, nous irons marcher le long du Rhône, et peut-être pourrons-nous trouver quelques grenouilles qui nous feront une jolie fricassée pour le soir. Ce sera quoiqu'il en soit une journée tout entière consacrée à ma Rose, et une de plus vers la libération que l'on nous promet pour bientôt, et que je sens s'annoncer avec espoir et confiance.

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La journée se termine, Jean-Marie va rentrer. Que j'aime ces fins de journée où je sais qu'il va bientôt passer la porte ! Son chef, à la gare, lui a bien dit qu'il n'était pas obligé de rester le samedi après-midi, mais il n'y a rien eu à faire, il est comme ça, mon Jean-Marie, fier et volontaire, et il ne laissera jamais personne prétendre qu'il n'est pas parti comme les autres parce qu'il a trouvé une planque. Son pied, il ne l'a pas voulu ainsi. Que les langues de vipère le prennent, si elles veulent. Moi, je l'aime avec, et j'admire son courage, et sa résistance devant les ragots. Déjà au moment de notre mariage, il a su les faire taire. Et j'ai appris à les ignorer, comme lui. Et puis, je ne lui dis pas, mais je suis bien heureuse qu'il ait pu rester avec moi malgré la guerre. Je n'aurais pas su vivre sans lui ! Et cette maison que nous avons trouvée, un peu froide l'hiver, un peu biscornue, je n'aurais pas su la rendre confortable et chaleureuse comme il l'a fait. Pour ça, mon Jean-Marie, il est peut-être infirme d'un pied, mais pas des mains ! Il a passé tant d'heures à réparer, renforcer, reposer des murs et des tuiles, et même planter des fleurs dehors pour moi ! Jamais un homme ne m'avait aimée si joliment. J'ai bien fait de l'attendre, et de supporter toutes ces Sainte-Catherine que l'on n'osait plus me souhaiter, même en plaisantant, les dernières années de mon célibat ...

Nous avons quitté Erôme, où je suis née, pour Chasse, il y a quelques mois. Il travaille à la gare. Il y va à bicyclette. Il a promis de m'apprendre à monter ! Après la guerre, dit-il, il m'achètera une bicyclette, à moi aussi, et nous passerons nos dimanches à rouler le long du Rhône, à la recherche de coins à grenouilles – il adore que je les lui cuisine !

Je suis d'accord pour apprendre à monter à bicyclette, mais ce ne sera pas pour tout de suite.

Il faut que je le lui dise ce soir. J'ai dix jours de retard.

Je n'aurais jamais pensé que cela arriverait. J'ai quarante-deux ans, quarante-trois dans deux jours. Mais je n'ai pas peur; cet enfant, je le veux. Je lui en ferai cadeau. Il sera notre bonheur – je le sais; je le sens.

Il va faire beau demain. Je lui proposerai une promenade; et puis peut-être des grenouilles.

Ce soir, j'ai envie de croire que le bonheur existe.

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Le 12 août 1944, les troupes alliées bombardent Chasse-sur-Rhône. On déplorera 99 morts et 118 blessés.

Marie-Rose et Jean-Marie sont au nombre des tués.

J'ignore quel hasard les plaça, ce jour-là, sur la trajectoire des bombes américaines, et quel autre hasard (mais peut-être était-ce le même) se sentit peut-être moins cruel en les faisant mourir en même temps.

C'est en exhumant leur livret de famille empoussiéré, laconiquement complété par une employée de mairie à l'écriture automatique, d'un coffre de brocanteur drômois, que j'ai eu envie de leur rendre ce modeste hommage posthume – à eux, et à tous ceux qui, comme eux, avaient eu un jour confiance en la vie.

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