les moutons ne vont pas sur la lune

johnnel-ferrary

LES MOUTONS NE VONT PAS SUR LA LUNE

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Lorsque John eut terminé son petit déjeuner, il se mit devant sa machine à écrire, plaça quelques doigts sur les touches afin d’y écrire des mots conjugués par le verbe « Etre » au futur. Je serais sans doute, à moins que…

Cette machine à écrire fait du bruit, réveille les voisins lorsqu’il veut écrire à deux heures du matin, mais John s’en moque, et il le sait. Il n’est pas né de ce monde, celui des hommes et des femmes qu’il côtoie dans les rues de la cité. Non, John sait qu’il est né ailleurs, mais il ne sait pas où exactement. Il frappe à coups sûrs les touches bleues du clavier, cela imprime un tube cathodique qui lui rend son texte approximatif. Et John est mécontent, il ne sait pas pourquoi, mais il ressent une sorte d’insatisfaction à lire ce qu’il vient d’écrire. Pourquoi une phrase revient toujours sur cet écran, à savoir que les moutons n’habitent pas la Lune mais ils y naissent ? John n’est pas un humain, certes, mais encore moins un mouton, alors que veut dire cette phrase ? D’ailleurs, ce n’est pas lui qui vient de l’écrire mais la lourde machine électronique qui pilote le tube cathodique. Et cette machine fait un boucan du diable, on croirait un mécanisme d’antan, avec des pignons et des bielles ! Mais il continu d’écrire car c’est l’unique façon de converser avec l’extérieur dont il ignore tout. Seul en face d’un écran, solitaire avec les doigts pianotant un clavier, il se sent comme qui dirait abandonné du monde extérieur, et ce pourquoi son monde interne est si trépidant. Car pour lui, c’est son monde intérieur qui régit sa façon de vivre, tout comme le ferait un mouton qui naîtrait quelque part sur une planète inconnue du système solaire !

-      Bonjour, je suis John, vous êtes là…vient t-il d’écrire.

-      Oui, nous sommes là nous aussi, s’inscrit cette phrase sur son écran. Tu vas bien John ?

-      Oui, je vais bien, et je voudrais vous rencontrer cette semaine si c’est possible ?

-      Ah bon ? Et pourquoi veux-tu que nous nous rencontrions ? Nous savons qui tu es, et où tu te trouves, cela nous suffit.

-      Oui, mais moi je ne sais rien de vous, et j’aimerai vous connaître de visu.

-      C’est impossible voyons !

-      Mais pourquoi, insiste John.

-      Fin de la communication, s’inscrit sur l’écran.

Puis c’est le blanc linceul cathodique qui prend la relève avec le curseur noir qui clignote. John peut de nouveau écrire ce que bon lui semble, même des mots qui ne s’expliquent pas dans les manuels grammaticales ou de conjugaisons. John ne sait pas pourquoi « ils » refusent de le rencontrer, de se connaître ? Cela fait des moments et des moments qui s’incrustent dans une horloge désarticulée, qu’il tente de les faire renoncer à cette hypothèse douloureuse pour lui : NE JAMAIS LES RENCONTRER. Soudain, il abandonne le clavier et se lève de sa chaise en bois. Il en a marre de ces échanges de mots qui se perdent dans le néant d’un virtuel dégradant. Ne jamais voir quelqu’un, ne jamais se rencontrer, ne jamais toucher un corps et baiser le front de l’amitié ! Et cette pièce ronde, immense au sein de laquelle il se meut, çà le démange de fuir au-delà de ces parois lisses et blanc cassé. Aucune perspective de sortie, de pouvoir constater qu’il existe un autrement que cette paroi lisse et grise ? Il a mal, il souffre, il voudrait hurler sa peur et son angoisse, mais il ne le peut pas. Il ne possède que ses doigts pour parler avec les autres qu’il ne connaît pas et ne les voit jamais. Il est emmuré dans un mutisme involontaire et ne sait pas pourquoi. Un écran, un clavier, une énorme machine à l’électronique bruyante, une chaise en bois, un lit, un sommier, c’est tout son univers. Alors qu’il se décide à s’allonger sur le lit, une phrase vient de naître sur l’écran.

-      LES MOUTONS NE VIVENT PAS SUR LA LUNE ILS Y NAISSENT…

John vient de s’allonger, ferme les yeux. Il a envie de s’enfoncer dans les profondeurs d’une nuit de sommeil. Là il ira retrouver des bribes de souvenirs qui le glaceront comme à chacune des fois où il dort. Hélas !

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     Du bruit, comme une explosion dans le silence qui l’entoure. John ouvre les yeux. Ils sont là, enfin, avec des regards absents, avec des corps qui se confondent avec les murs de la pièce ronde et immuable.

-      Il a dormi enfin, dit une voix métallique.

-      Oui, il a même rêvé si on en croit sa courbe de sommeil paradoxal, répond une autre voix tout aussi métallique.

-      Bien, c’est parfait, laissons le, on verra ensuite comment nous pourrons nous en servir.

-      Je crains que son métabolisme ne puisse accepter le modem numéro quatre cent huit ?

-      Nous allons essayer le quatre cent seize, nous verrons comment il saura l’adapter à son métabolisme ?

-      Vous avez raison Professeur, ces humains sont tellement imprévisibles…

John n’a pas bougé, il se demande pourquoi il arrive à comprendre le langage de ces êtres étranges. Il ouvre les yeux. Ils sont partis, et il se retrouve de nouveau seul. Rien n’a changé, pas une once de transformation. Tout est là comme avant leur visite impromptue. Sur l’écran cathodique il n’y a aucune phrase, pas un seul mot, pas une seule lettre. Pourtant, la machine est allumée, elle fonctionne avec ce bruit indélicat qui lui perfore les tympans. John se demande pourquoi ont-ils parlé d’humains, il ne connaît pas ce mot, ne l’a jamais entendu sauf maintenant, lors de cette visite qu’il aurait aimé se soustraire, seulement voilà, on ne lui a rien demandé. D’ailleurs, c’est toujours le même scénario lorsqu’ils viennent à son chevet. Il est toujours couché, il a toujours envie de s’allonger, et une fois sur le lit, les voilà qu’ils débarquent. Il croit que ceux sont eux qui le gouvernent, pas son métabolisme dont ils parlaient. Il est comme dépossédé de lui-même, et la mémoire lui revient. Des champs de blé, la moisson avant l’hiver, des immeubles si hauts que le ciel bleu en devenait absent. Il marchait calmement dans les rues et soudain, il se passa un phénomène inconnu voire imperceptible pour sa conscience. Puis il se retrouva en face de cet ordinateur aussi grand qu’une armoire ancienne. Qui ronronnait, qui hurlait à le croire vivant ? D’ailleurs, et très souvent, des perles de sang glissaient le long des parois granuleuses de la machine en question. Surtout lorsque lui-même ressentait une souffrance influencée par son cerveau délicat ! Mais pourquoi une telle souffrance, pourquoi des larmes de sang sur cette machine dont le gigantisme dépassait tout entendement. Oui, elle hurlait colle le font les animaux de l’abattoir qui mugissait dans son esprit. Un morceau de mémoire, un fragment interdit par la loi nouvelle, et John savait cela malgré les douleurs qu’on lui infligeait. Sa mémoire, oui, cette mémoire qui beuglait dans les entrailles de sa conscience. Et les doigts meurtris galvaudant sur les touches du clavier, et l’air ambiant qui sentait une odeur désagréable lui qui ne possédait pas le sens olfactif ! Alors pourquoi, oui, pourquoi ? Il vivait toujours, il se retrouvait dans un espace-temps qui ne lui convenait pas, un moment qui se retrouvait là où il ne devait pas se trouver. John voulait dormir et ne plus jamais se réveiller. Il se dit qu’après tout, les moutons ne vont pas sur la Lune mais ailleurs, dans un abattoir d’où sortira un panel de viande grise dont l’odeur fétide empesterait la cité. Mais pour qu’elle raison il pensait à cela, pourquoi subitement, il s’enlisait dans la médiocrité de l’analyse sans réponse ? Ses doigts enfonçaient les touches, les mots gravaient leurs empreintes sur l’écran cathodique. Cela lui suffisait autrefois, mais plus maintenant, il devait savoir, il devait connaître la vérité. Un mot subtil né subitement dans la pulpe tiède de sa bouche. Il se leva de la chaise en bois et alla se coucher. Tôt ou tard ils allaient revenir car maintenant, ils devaient comprendre que lui savait ce qu’il ne devait pas savoir. Tout n’est que mensonges semés ici et là pour que nul n’en sache rien. Près de la table, la lourde et imposante machine saignait toujours. A croire qu’elle pleurait des larmes rouges comme celles qui viennent d’un corps arraché à la vie. John ferma les yeux et attendit. Un cœur battait vivement. Le sien.

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Des yeux plus brillants qu’un soleil se penchaient sur lui. Des visages dans un demi brouillard, plissaient les paupières, ouvraient un orifice sans lèvres et un bruit sourd et cinglant l’obligea à hurler. Enfin, il supposait que dans l’instant il hurlait, seulement personne ne pouvait entendre cette simple agonie furtive. Hurlait-il seulement, ou était-ce sa mémoire qui se jouait de sa conscience ? 

-      Il ouvre son regard, et voyez la pupille, elle se dilate.

-      Oui, nous abordons la phase finale, nous allons devoir le déconnecter puis jeter son corps dans le brûlot numéro six, car il me semble que les cinq autres sont en réparation ?

-      Oui, un seul et unique brûlot alors que nous possédons des centaines de corps inanimés. Là-haut, ils feraient bien attention à ne plus jeter les ustensiles de leurs recherches.

-      Bah, tu le sais bien, les moutons ne vont pas sur la lune mais aux abattoirs voyons !

-       D’accord, mais le sale boulot, c’est pour nous et avec un salaire de misère en prime. Allons, aide moi de soulever ce qu’il reste de çà, plus nous irons vite à le démoléculer, plus nous rentrerons chez nous.

-      Il est lourd, demande à l’autre de nous aider.

-      Impossible, c’est le prédicat du gouverneur !

-      Décidément, nous n’avons pas le choix alors ?

-      Allez, go, allons-y. Prends les bras que je lui prenne les jambes et nous le traînerons dehors. Le secteur huit est en attente.

On le soulevait, on le croyait mort. Mais il vivait toujours, il regardait sans trop vouloir regarder, les deux êtres qui l’emmenaient dans cet endroit obscur dont parlaient autrefois les Anciens. Enfin, il allait savoir, il allait tout connaître de ce monde qui lui interdisait de comprendre la vérité. Des murs gris, un plafond aussi sombre que la nuit sans étoile. Des pas qui tonnaient sur le sol, se répercutaient dans l’infini.

-      On y est, ouvres le sas, vite, j’ai mal aux bras.

-      Il est trente huit heures quarante sept secondes…Il est trente huit heures quarante huit secondes…

Un souffle de lumière, une chaleur intense, et voilà que le plafond se transforme. Alors il ressent la brûlure dans son cerveau meurtrit. Il a fermé les yeux, a fait appel à ses souvenirs enfouis dans son crâne dénudé. Juste le temps d’une fraction de seconde. Oui, il se souvient, c’est lui le premier homme qui avait posé le pied droit sur le sol lunaire, oui c’était lui qui pour la première fois, devenait un homme qui inscrirait son nom dans l’histoire de son espèce. Mais alors, qu’avait-il trouvé sur le sol abrupt de l’astre de nuit ? Il se souvient de l’effroyable douleur dans son bras gauche, et puis plus rien. Et le voici dans la gueule d’un chaudron qui pissait la mort tout le long de sa paroi cadavérique. Un monstre certes, mais un monstre vivant qui engloutissait la chair humaine comme les humains le font des animaux venus des abattoirs. La Lune, un astre mort, un astre dépourvu de toute vie ? Non, mais il ne pouvait savoir de quel machination il en était le pion ? Il ferma son regard et j’ouvris les yeux. J’étais allongé sur mon lit et j’entendais la voix de ma mère qui me demandait de venir pour le dîner.

-      J’ai cuisiné une ratatouille aux lardons, me lança t-elle de la cuisine. Demain, ton frère et toi irez sur la grande place car j’ai commandé une moitié de mouton. Je la préparerais en barbecue car les amis viennent demain soir, et votre cousine sera là elle aussi.

-      La plus jolie au moins, répliqua mon frère jumeau.

-      Oui, dit Maman, je sais que l’autre vous ne l’aimez pas.

-      Ce n’est pas çà, seulement l’autre est moche !

-      Tais toi, et va chercher ton frère, il doit encore dormir ce fainéant.

Non, le frère en question ne dormait pas, seulement il regardait la monstruosité du plafond gris dont les mouches écrasées dessinaient un semblant de fresque impure. Je me suis mis à rire en pensant que les moutons n’iront jamais sur la Lune et moi non plus. Tant mieux car je crois détester la Lune et ses habitants invisibles à l’œil nu.

By Johnnel BERTEAU-FERRARY octobre 2010.

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