Les nuits égarées D’Archibald Naught #2 Semaine 1
maddie-perkins
Une semaine.
Le métro. Penser au chat. La moquette bleue des fauteuils. Les sièges trop petits. Quarante-quatre places assises. Cinquante personnes debout. Et ça presse et ça presse. La sonnerie. Les arrêts. Monter. Descendre. Attendre. Rester. Rentrer. Dormir. D.O.R.M.I.R.
- « Monsieur ?... Monsieur ? »
Une main sur son épaule. Le wagon vide.
Où sont les voyageurs ?
- « Que s'est-il passé ? »
- « Vous vous êtes endormi. »
Le terminus. Limite à la ligne. Plus personne, sauf le chauffeur.
Dehors la nuit absorbe la rue, les gens passent, spectres dépassés de ce qu'ils étaient le matin. Penser au chat. Passer à l'épicerie. Acheter des croquettes. Fermeture hermétique. Sachet fraîcheur. A utiliser avant le douze. Quatre cent cinquante grammes. Tout a un prix. Rentrer.
Fermer la porte — trois tours, jeter les clefs.
Appeler le docteur.
Le médecin a dit, pas d'inquiétude, le médecin a dit, un quart du comprimé, le médecin a dit, l'insomnie se soigne, le médecin a dit, après la prise couchez-vous immédiatement, le médecin a dit, tout se soigne, le médecin a dit, bla-bla-bla-bla.
Archibald s'est tortillé sur son siège, dans la salle d'attente, dans la salle de consultation, s'est emmêlé les doigts, les pinceaux, s'est mordu la lèvre, a beaucoup acquiescé, a dit oui-oui-oui.
Archibald a tripoté ses cheveux, Archibald a lissé ses sourcils — nerveux, nerveux — Archibald s'est permis d'y croire encore un peu. Un peu. Un peu.
Retour à l'appartement. Une tisane, pour se calmer. Et vite ! — un comprimé, un comprimé. J'ai besoin d'un comprimé. Il faut nourrir le chat, il faut dormir, il faut, il faut.
Au lit, la gorge humide, Archie rêve de voir arriver le sommeil. Ne pas s'agiter. Ne pas penser. Ne pas compter. Ne pas regarder le plafond. Ne pas faire de listes. Ne pas.
- « Archibald… ? »
Une voix l'appelle parmi les sons de cloches — Archi-bald — murmure-t-elle. Il erre dans le salon, se penche à la fenêtre. Les immeubles ont disparu, le Monde, dehors, a disparu.
- « Archi-bald… ? »
Il cherche, cherche la voix, cherche les sirènes, et lorsqu'il se retourne, une famille se tient à sa table et dîne paisiblement. Le jour a envahi la pièce, et la pièce elle-même, semble différente. Il avance, leur tourne autour, invisible, observe leurs visages.
Ses jambes oscillent tout près du patriarche, il frémit, regarde les gamins, la mère, la fille — elle dit — comme le cancrelat kafkaïen, une malédiction. »
Un instant, il songe qu'elle le regarde mais non, elle ne fait qu'admirer le vide, plongée dans ses pensées terribles qui dévorent peu à peu sa réalité.
Après ce qui lui parût être des heures, Archibald se réveilla dans la cuisine sans pouvoir se l'expliquer. Il observa l'horloge et vit que seulement six minutes s'étaient écoulées depuis l'instant où il était allé au lit. Alors, effrayé et tremblant, troublé par l'affreuse hallucination, il se recroquevilla sous la table, le chat contre ses maigres genoux.
Dès le lendemain, le Docteur Fool, médecin traitant depuis la petite enfance, l'accueille. C'est un homme convenable, petites lunettes, petit cabinet, collections de petites voitures, petite voix et grosse tête. Il dit, un demi comprimé, augmenter la dose, rien n'est grave — ou presque — tout se soigne. Le docteur Fool le tutoie, car on ne vouvoie pas quelqu'un dont on a vu les premières couches, quelqu'un dont on a vu les premières diarrhées, et pourquoi d'ailleurs ? et où donc se confine le respect.
- « Une vision. »
- « Ou bien un rêve ? »
- « Une hallucination Archibald. »
Mais Archibald pense que non — les hallucinations c'est pour les fous.
- « Alors, avec la moitié d'un cachet, je vais réussir à dormir ? »
- « Bien entendu. »
Avant de sortir, il remercie le médecin, quitte le cabinet, retrouve la rue. Dehors il fait noir, les passants se pressent, la vieille dame cours après son car, le rate, maudit le ciel, attend. Archibald à son tour, marche jusqu'à l'abribus et reconnaît Miss Lucy, ancienne femme magnifique sous le masque de ses rides, et accessoirement, sa voisine.
Ensemble, ils effectuent le trajet, vacillants sur les sièges élimés de la compagnie des transports. Miss Lucy lui parle de cette année inoubliable dont elle a pourtant omis l'exact chiffre. Elle lui raconte ses souvenirs en une sensibilité rare, qui souvent berce et endort Archibald. Dieu sait qu'il aimerait pouvoir s'endormir, là, dans ce bus, au couvert des étoiles et des néons verdâtres sombres. Mais ses yeux demeurent ouverts, plongés dans le vide d'un car brinquebalant, d'une machine infernale qui aspire la force de ses hôtes.
Retour à l'appartement. Fermer la porte — deux tours. Jeter les clefs.
Nourrir le chat, l'eau, le thé, le repas, mettre la table. Soupirer.
Et toujours attendre quelque chose.
Il s'assoit devant son assiette, ses couverts brillants, sa serviette repassée, et divise un comprimé. Il observe chaque moitié, hésitant quant à laquelle choisir.
Le cachet, rugueux, plâtreux, blanc, dévale sa gorge puis sa trachée, irrite une seconde les parois humides et molles qui le composent. Il tousse, époussette la nappe propre, regarde Mr. Todd, son chat, qui l'examine. Il observe ses grands yeux fauves, porteurs d'innocence et d'incompréhension. Alors Archibald songe — ma vie — quelle tristesse.
- « La tache t'est impartie si tu souhaites qu'il en soit autrement », dit soudain Mr Todd.
Archibald se redresse, il quitte sa chaise le regard ahuri. Tu parles, s'écrie-t-il, mais tu parles !
- « Bien entendu, déclare sagement Mr Todd, et tu ferais bien de m'écouter. »
Archibald retourne s'asseoir, hagard et dépassé devant le chat érudit.
- « Tu dormiras lorsque tes yeux seront ouverts mon cher Archie. »
- « Les chats ne parlent pas, ils miaulent. »
Mr Todd rit, entreprenant de faire ses griffes, et ce rire semble irréel, lointain alors qu'Archibald s'éveille sur ses toilettes. Le visage brouillé de pleurs involontaires, il retourne à son salon. Le chat dort dans son panier, la bouilloire siffle sur le feu — trois minutes se sont écoulées depuis son entrée dans l'appartement.
J'adoore !!!
· Il y a plus de 9 ans ·fionavanessa
Merci à toi (:
· Il y a plus de 9 ans ·maddie-perkins
J'aime beaucoup le rythme. Le fait que tu appuies sur les nombres, maintenant, on compte tout le temps, l'argent, le temps, surtout le temps... L'insomnie, ça vient et de plus en plus de monde y est confronté. Puis le questionnement sur la vie apparait, on n'a que ça a penser quand on ne dort pas, puis on imagine des choses...
· Il y a plus de 9 ans ·J'aime beaucoup la façon dont tu amènes tout ça, c'est un très bon sujet qui plus est ;)
ladyquiet14
Merci beaucoup, heureuse que ça te plaise/te parle !
· Il y a plus de 9 ans ·maddie-perkins
Et, oui, c'est un problème que je trouve flagrant à notre époque, et parfois j'ai l'impression que pas grand monde n'a l'air de prêter de l'attention à cela...
· Il y a plus de 9 ans ·maddie-perkins
Je pense surtout que les gens n'en parlent pas... ou qu'à des personnes avec qui ils sont proches...
· Il y a plus de 9 ans ·ladyquiet14
Peut-être... Je suis très mitigée sur le sujet.
· Il y a plus de 9 ans ·maddie-perkins
Que veux-tu... le monde est bien étrange, heureusement qu'il y a l'écriture et la lecture pour nous en échapper, mais il faut aussi, et je pense que nous avons le même avis, qu'on se recentre sur ce qui nous entoure et que nous tentions d'apporter des solutions à chaque problème comme ceux évoqués par ta nouvelle
· Il y a plus de 9 ans ·ladyquiet14
Tu as raison, mais nous ne pouvons le faire qu'à notre (petit) niveau (ce qui est déjà très bien) (:
· Il y a plus de 9 ans ·maddie-perkins
C'est exact ! Et écrire sur le sujet fera surement prendre conscience aux autres de l'importance que ça peut avoir =)
· Il y a plus de 9 ans ·ladyquiet14
C'est ce que j'espère, oui. Je pense que l'un des buts principaux de l'Art est de faire bouger les choses, de faire ouvrir les yeux au nombre sur les problèmes que nous rencontrons, dans lesquels nous vivons, sans même parfois sans rendre compte, ou pire, en les acceptant.
· Il y a plus de 9 ans ·maddie-perkins
je suis tout à fait de ton avis ;) le problème aussi est que l'Art ne touche plus autant de monde qu'avant...
· Il y a plus de 9 ans ·ladyquiet14
Je pense d'ailleurs que les deux problèmes sont liés. Les gens ne prennent plus le temps avec l'Art parce qu'on vit dans une société de numéros.
· Il y a plus de 9 ans ·maddie-perkins
Entre les chiffres défilant sur nos écrans, et le mouvement de l'aiguille faisant défiler d'autres numéros...
· Il y a plus de 9 ans ·ladyquiet14
Je t'apprécie beaucoup toi !
· Il y a plus de 9 ans ·maddie-perkins
:)
· Il y a plus de 9 ans ·maddie-perkins
Ahah ! Je vais aussi prendre ça comme un compliment =P Sympa pour moi aussi de voir que d'autres partagent mes opinions =)
· Il y a plus de 9 ans ·ladyquiet14
Merci à vous deux !
· Il y a plus de 11 ans ·maddie-perkins
J'ai beaucoup aimé ton écriture! J'ai aussi aimé ces répétions avec le mot petit qui affirme le paragraphe!Et tous ces détails qui se conjuguent si bien pour bien camper la folie de l'insomniaque! Bravo! Comme Octobell à très vite la suite!
· Il y a plus de 11 ans ·Colette Bonnet Seigue
Ouuuh mais que se passe-t-il ??
· Il y a plus de 11 ans ·Cette insomnie chronique me fait inévitablement penser au film The Machinist avec Christian Bale ^^ Et cette manière de se focaliser sur l'énumération des détails, comme ça, on dirait presque qu'Archibald est atteint du syndrome d'Asperger. Vivement la suite en tout cas !
octobell