Les pensées d'ébène

Yves Ergneau


"Va combattre les pas d'gentils, ceux qui ne sont pas d'gentils...
Oh que non ! ils ne sont pas d'gentils... pas d'gentils du tout."

-- Ils sont tous aussi atteints ?

-- Vous savez, Madame, la folie dans ce service, c'est plutôt un concept.

-- Francis n'est pas le plus cinglé, mais certainement le plus dangereux. Quand le pondéreux et l'impondérable ont envie de chanter... on les laisse chanter. On a beaucoup de chance que ce colosse ne soit pas un adepte de la grosse caisse. La mailloche en mode pilonnage toute la journée, y a de quoi devenir fou ! Je plaisante.

-- Que se passe-t-il si on l'arrête ?

-- Votre jovial prédécesseur (ton narquois) gît un peu plus loin dans le jardin. La petite motte, là-bas ! C'est tout ce qu'on a retrouvé... un doigt. C'était pas la peine de faire des frais pour un doigt, non ? Alors, s'il veut chanter ; laissez-le chanter, Madame.

-- Un doigt ! Mais qu'a-t-il fait du reste ?

-- Je vois que vous étiez en gériatrie. C'est bien ça... Pourquoi vouloir venir ici ?

-- Le reste ?

-- Vous n'êtes pas bâtie pour venir ici. L'air du coin use les organismes... et le stress clôt le travail. C'est un autre milieu ; une autre planète. On finit par ne plus savoir qui est qui ; la démence nous phagocyte tous. Vous êtes jeune, fraîche, jolie... retournez d'où vous venez, Madame.

-- Je ne sais pas ; je ne sais plus. Peut-être ? S'il vous plait, dites-moi ce qu'il a fait du reste ? S'il vous plait...

-- Francis est un être à part. Il nous pousse à nous remettre en question en permanence. On n'a pas le droit à l'erreur. Voilà. Retournez d'où vous venez, croyez-moi.

-- Non, Francis ! Madame ne veut pas jouer... elle va partir. Et pose ces ciseaux, s'il te plait. Non, le couteau aussi... et la tronçonneuse, n'y songe même pas. Y a plus d'essence. Bientôt l'heure de tes "Smarties", Francis. Retourne dans ta chambre... retourne dans ta chambre, sinon tu sais bien quoi ! Allez...

-- Cet homme me fait peur !

-- Oh, je vous rassure. Il fait peur à tout le monde... Mais Francis a autant le droit d'exister que vous. Il a le droit de jouir de son statut d'espèce au même titre que n'importe qui. Vous alliez partir, je crois ?

-- Pas avant une chose, Monsieur !

-- Vous êtes infirmière ou flicarde ? Que dois-je avouer, commissaire ?

-- Qu'a-t-il fait du reste du corps ?

-- Il a tout bouffé ! contente...

-- Tout ! même les os et les vêtements ?

-- J'ai dit tout, il me semble ? Tout, c'est tout. Enfin... sauf un doigt.

-- Il a dû faire des morceaux ; il n'a pas pu tout avaler d'un coup ?

-- Exact. La tronçonneuse qui est dans l'armoire. Vous avez croisé la mort tantôt. Vous devez votre salut à ma seule présence. Francis a peur de moi ; une peur bleue. Il me prend pour un esprit maléfique et quelque part... ça m'arrange. Ce type pourrait me tuer d'une main. Si vous voulez vomir, y a la corbeille.

-- Il est complètement givré ?

-- Vous n'êtes pas chez Disney, ici. C'est un service psychiatrique, je vous le rappelle. Nos "Mickey" à nous ont souvent une camisole de force. Bienvenue dans le monde magique du psychotrope en intraveineuse et du psychotique en extra vénère. Je n'étais pas là, ce jour noir. La seule fois où je m'absente en vingt ans. Alors, vous comprenez, j'en ai gros sur la patate... Francis et moi, nous sommes liés pour la vie ; il fait partie de ma famille. Le frère maudit.

-- Il ne devrait pas être en isolement ?

-- Si...

-- Et ?

-- Et quoi ? Si...

-- Pourquoi n'y est-il pas ?

-- Vous posez beaucoup de questions pour une infirmière. Fallait être journaliste... Francis est un être humain ; vous passeriez toute votre vie dans un espace exigu ? C'est un choix ; c'est mon choix. Il n'est pas coupable d'être né que je sache. Il n'est pas coupable d'être un peu différent... beaucoup différent. A côté de Francis, Hannibal Lecter passerait presque pour un moine bouddhiste. Il ne sortira jamais d'ici, jamais. Il faut le cacher, le taire. L'Arme fatale de la rengaine, le Mel Gibson de l'estafilade, le Bruce Willis de l'étranglement, le Chuck Norris de la dissection. Il chante faux, mais il tranche juste. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? C'est un malade, un fou, un irrécupérable, mais je le respecte, parce qu'il ne triche pas ; il est authentique. Quand on tutoie un fauve, y a toujours un risque... et ce n'est pas la faute du fauve, généralement. Je vais vous raccompagner, Francis est toujours très familier avec les nouvelles têtes.

-- Ne pleurez pas. Il faut qu'il y ait des gens comme moi pour s'occuper de gens comme lui. Je ne peux pas l'abandonner ; je suis condamné aussi... condamné à rester près de lui. Je veux lui offrir un peu de cette liberté à laquelle il a droit encore. Sans moi, cet homme errera à jamais dans les limbes des âmes tordues. Amen. Vous voulez une hostie ? Je plaisante.

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