Les yeux usés d'un homme, première partie.

freedomandtabasco

Il était vieux, beaucoup plus que moi, mais je ne pouvais pas lui résister, je voyais son regard se poser sur moi, je lisais dans ses yeux bruns, toute l’envie, toute la douceur. Je savais que ma présence le rendait heureux. Mais la vie n’était pas si simple, c’était un peu un pauvre type, quand même, il avait une femme, et deux enfants, il avait à peu près… je ne sais pas moi, trente-cinq, quarante ans ? Et quand je le voyais triste, je voyais ses rides se reformer, ses signes de vieillesse revenir, mais quand je regardais dans ses yeux, ses traits disparaissaient, et pour quelques instants tout au me noyai dans son être. Les premières fois, je clignai les yeux juste à temps, je me faisais payer pour les cours que je donnai à son fils, je repartais chez moi, je réfléchissais, j’écoutais Manu Chao, je soufflais. J’espérais que ça ne recommencerai jamais, mais quand, la semaine d’après, je sonnai chez lui, il venait m’ouvrir, je sentais son regard sur mes cheveux, il me touchait, ses mains dans ses poches, je sentais son regard me toucher, me déshabiller, j’avançai, et sans me retourner, je rentrai dans la chambre de son fils, Léo, je m’installai au bureau, j’ouvrais le livre, je travaillais avec lui, ce petit gosse d’une douzaine d’années, terrorisé par ma voix sobre, ma voix continue, car si j’avais changé de voix, j’aurais pleuré, toutes les larmes qui se cachaient derrière mes yeux, et son père aurait compris. Je ressortais, une heure après, je le regardai, encore, travailler, sur son bureau, dessiner, des choses, des humains, et le jour où je m’approchai trop, je vis ses travaux, il me dessinait, moi. Il releva ses yeux, et c’est comme s’il une balle m’avait transpercé la tête, ses yeux, me regardant, il ne souriait pas, mais il savait que cette fois là, il avait gagné. Je ne fis rien, il se leva, je le suivais du regard, il vint se coller contre moi, passa ses mains autour de mes hanches, mes bras le serrant contre moi, un câlin, comme si j’avais été sa fille, un câlin, simple, mais très peu innocent, je me décollai, ses doigts effleurant mes bras. Je lui demandai mon argent, il me le donna. Je partis, vite, je marchai, je croisai sa femme, des  courses dans les bras, je la saluai vite, pressée, ne retenant plus mes soupirs, mes larmes, rien. Dans la rue, je marchais, plus vite que jamais, je fourrai les vingt euros dans ma poche, et je rentrai chez moi, je fumai une cigarette, et je filai me coucher,  je savais que désormais, il m’avait comprise, et qu’il avait gagné, et que je ne pouvais plus l’arrêter, car moi aussi, je désirai tout cela autant que lui.

C’est ce jour là, que j’ai décidé d’y aller, la semaine prochaine, et d’essayer de ne pas le regarder. Alors, quand je sonnai, en ce jeudi de novembre, le froid glaçait mon nez, un bonnet enfoncé sur la tête, une écharpe cachant mon cou, je sonnai, il ouvrit, je lui souri, je ne faisais pas exprès, j’allai faire le cours, tout en sachant, que cette fois là, ça ne s’arrêterai pas au même niveau. Je sortais, laissant Léo lire dans son lit, je m’approchai de son bureau, une boite d’aquarelle usée, posée sur son bureau en fouillis d’artiste, je posai mes mains, sur ses épaules, il levait la tête, laissant son cou libre, mes lèvres s’y posaient, il se leva, me regarda, me questionnant du regard, je ne répondis rien, mais il comprit qu’aujourd’hui, ce n’était pas à lui de poser les questions, il eut un geste de tendresse, m’écartant les cheveux du visage, à l’aide de ses mains usées, dressant les quelques mèches rebelles, sa main vint se poser dans mon cou, l’autre dans mon dos et pour la première fois, je ressentis la passion, nos lèvres dansaient, emportées dans un élan incontrôlable. Je reculai, déboutonnai sa chemise froissée, afin de voir plus que ses joues creusées par une vie compliquée, son corps maigre, osseux, sa peau bronzée, son air d’italien se révéla, j’enlevai mon pull, mon soutien gorge, déboutonnai mon jean, pendant qu’il enlevait le sien, nous étions à un mètre d’écart, et nous étions nus, je le regardai, m’avançai d’un pas, je posai ma main glacée par la fraicheur de la pièce sur son torse, sa bouche se tordit en un sourire, et je vis qu’il avait encore plus peur que moi. Je le regardai, me perdit dans ses yeux, dans ses pensées, il ne regardait pas mon corps, il ne faisait attention qu’aux traits de mon visage. Ses mains glacées dans ma nuque, j’écoutai son cœur, la tête posée sur son torse, il ne battait pas, ou presque plus, mais c’est juste que je ne l’entendais pas. Je reculai, je me rhabillais, lui demandai mon argent, et m’en allait, je le laissais là, assis sur sa chaise de bureau froide, et je sortis.

Le jour suivant, je griffonnai mon numéro sur un prospectus, le glissai dans une enveloppe à son nom et le glissai dans sa boîte aux lettres. Je partis au lycée, et en rentrant chez moi, j’aperçu une enveloppe trop grande pour passer dans ma boîte aux lettres par terre, je la ramassai, des initiales, les miennes, et j’ouvris. Une aquarelle, je découvris un paysage vert, des falaises, et une fille assise sur un vague caillou, un vague rocher, près d’un vieux. J’ai compris qu’il s’agit de moi, lorsque je vis mes lunettes posées sur la verdure du sol, que la main du vieux était sur mon épaule. Je compris qu’il ne m’appellerai pas. Je ne sais pas pourquoi, mais je dus attendre jeudi, Léo n’était pas encore là quand je sonnai, une demie heure en avance. Je lui demandai un thé pour attendre, il s’assit à côté de moi et commença à esquisser mon profil, en quelques secondes, les yeux, ma bouche, mon nez avaient été posés sur une feuille, le fusain traçait. Je le regardai, et pour la première fois, j’entendis sa voix. « Ca ne va pas » et c’est la seule chose qu’il a dit, il m’a laissé boire, son fils est arrivé, il m’a donné les vingt euros habituels, et est parti s’enfermer dans son bureau, ce vieux bureau plein de livres où une semaine avant, j’étais nue.

Je m’en allai, après ce cours, l’esprit malfaisant, j’écrivis une lettre, je lui disais de me parler de sa belle voix grave, je n’arrivai pas à le chasser, sa voix en boucle, ça ne va pas, ça ne va pas, non, ça ne va pas.

Je sonnai, le lendemain, chez lui, je sonnai, on était vendredi, et nous étions en décembre, le soleil réchauffait la peau, mais le vent glaçait chaque parcelle du corps, couvert ou non. Il ouvrit, et je ne le laissai pas me regarder, pas s’exprimer, je m’en foutais, je me foutais de tout tant que c’était lui qui était contre moi, ce vieil italien, celui que je connaissais depuis à peine quelques mois. Je refermai la porte du pied, je le poussai, il me plaqua contre le mur, ne prit pas la peine d’ouvrir les boutons de ma chemise, il les arracha, enleva son pull, jeta mon soutien gorge par terre, me fit monter devant lui afin de rejoindre son bureau, je déboutonnai son jean, il trébuchait dedans, j’enlevai le mien, nos esprits ne fonctionnaient plus, c’était la fureur, la peur, la passion qui se révélaient dans nos mouvements saccadés, affalés sur le canapé, il était penché sur moi alors que je griffai son dos, que j’enfonçai mes ongles au fond de son être, ma tête enfouie dans son cou, dans son odeur mélangeant le whiskey et la sueur, dans son odeur d’homme cruel. Je le haïssais, de m’avoir fait prisonnière de son regard. Il souriait alors que ma tête s’épanouissait, que je m’agrippai au canapé gris en lin sur lequel nous étions. Cela devait s’arrêter, je lui souris, il s’arrêta, me sourit aussi, et quelques secondes alors, resta en moi, mon regard plongé dans le sien, ses yeux bruns pleurant, sans aucune larme coulant, je me rhabillai, je mis son ancienne chemise, celle qu’il portait le premier jour où je le vis, je marchai, descendit les marches et fit du thé. Plus tard, je sortis de chez lui, et je ne revins que le jeudi. Il n’était pas là. Il y avait sur la table un petit mot, un billet de vingt euros et une petite enveloppe, assez remplie. Je lu le mot, pris les vingt euros et fourra l’enveloppe dans mon sac. Je fis cours avec Léo, mais je ne pus me retenir. Alors que Léo écrivait, faisait ses exercices. J’ouvris l’enveloppe. Une série de petits croquis, mon visage, mes seins, mes hanches, mes jambes, ma nuque, mes cheveux, mes oreilles, mes mains, c’était tout mon corps, qui était représenté dans ces quelques petits croquis au crayon. C’était mon corps, la manière dont il le voyait. Mais mon attention s’attardit sur un dessin de mon œil, il l’avait rendu profond. C’est en état de choc que je quittai la maison, une série de croquis dans mon sac, et encore je croisai sa femme, peut-être dix ans de moins que lui, perdue dans l’amour, des sacs à la main, elle me parla quelques minutes, me parlant de Léo, de ses progrès et de son amour pour la façon dont je respectai mes engagements, je lui dit que j’étais fatiguée, et je rentrai chez moi. Je souriais à ma mère, à mon père, à mes deux frères ainés, je rentrai dans ma chambre, en dessous des combles, je m’allongeai sur mon lit, regardait le plafond et pleurait. Comment pouvais-je rester si calme alors que mon être était en entier enflammé, par un seul homme, le seul homme, je ne connaissais même pas son prénom, je connaissais juste sa femme, mais lui, je ne savais rien de lui, que c’était un artiste, et que le peu de temps que j’avais passé avec lui m’avaient suffi à m’y attacher, ses os, ses mains, ses veines, ses yeux bruns fatigués. Et je souriais à tous, leur affirmant que ma journée avait été parfaite, je devais pleurer, m'épurer de ce que je faisais, car qui oserait sourire à tous alors que le seul sourire réel que j’affichais était pour lui ? Car c’était pour lui que je souriais.

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