Les yeux usés d'un homme, seconde et dernière partie.

freedomandtabasco

Je n’avais pas envie d’y retourner, pourtant je ne pouvais m’en empêcher, j’y allais, marchant lentement, mon cœur battant plus vite de minute en minute, je me rapprochai de cette vieille sonnette en laiton, on était vendredi, je sonnai. J’attendis quelques minutes. Il entrouvrit la porte, me regarda, ouvrit, je me jetai contre lui, le nez enfoui dans son pull en laine troué par les années. L’odeur du whiskey, de la cigarette, de la sueur, de son odeur de vieil italien, cette odeur, j’en aurai fait mon parfum, j’en aurais aspergé les murs, je ne m’en serai jamais séparée, si seulement elle avait été toujours la même. J’entrai, une forte odeur de cannabis trônait, des mégots sur le sol en pierre, dans les cendriers pleins. Je le regardai une fois avant de monter au premier étage, ses yeux cernés, creusés par le souci. J’entrai dans le bureau, des feuilles sur le sol, partout, pas un centimètre de libre, j’enlevai mes chaussures afin de ne rien salir, des ébauches de tout et de rien, il me déshabilla, me pris dans ses bras, et me fait m’allonger sur le canapé, un peu de biais, je lui demandai une cigarette, il me donna son paquet, son feu, et m’indiqua le sol où laisser choir les cendres. L’atmosphère était étrange,  le bureau était très froid, je n’avais pas envie d’être là, de rester accoudée là, une cigarette fixée à la bouche, mais un regard me plongeait loin, m’emmenait vagabonder, penser, loin de toute cette mascarade, loin de cet amour incertain, j’entendais le pinceau glisser sur sa feuille, un bruit rassurant, il vivait, respirait, me regardait, me peignait. J’attendis quelques minutes, quelques heures, je ne sais pas, mais il s’arrêta, me regarda une ultime fois, et son regard transperça le mien. Intense, c’est le mot pour décrire ce moment, je sentis mes muscles se contracter, mes poumons se remplir d’air, bombés, je me levai, il laissa glisser la feuille de ses mains, elle atterri quelques centimètres plus loin sur le sol jonché de griffures sur papier, sur cette chaise qui s’ébranlait, je vins m’asseoir sur lui, je sentais son souffle sur ma peau, son nez, sa bouche, glacés se balader entre mes omoplates, ses mains se poser sur mes genoux, il me poussa sur le sol, d’une douceur et en même temps d’une violence folle, je me senti vexée et pour autant ce sentiment réveilla en moi une fureur étrange. Il enleva sa chemise sous mes yeux baissés, j’étais inférieure, il venait de me le prouver. Je n’étais rien, juste sa poupée, celle qui l’obsédait, une de plus, une de moins. Lorsqu’il fut nu, il m’aida à me relever, m’empoigna, violemment, et je fus précipitée contre le mur, les seins collés contre la paroi froide, sa chaleur à lui dans mon dos, le contraste se mélangeant au plaisir me rendit folle, les mains dans le dos, tenues par son poignet, j’attendais, je réfléchissais, mais d’un coup, il s’arrêta, me donna mes habits et me fit signe de partir. Je sortis de chez lui secouée, mon admiration, mon amour pour lui avait augmenté lors de cette violence. Il m’avait heurtée, il m’avait blessée, mais je ne lui en voulais pas, je n’allais pas y retourner, cette fois ci j’étais décidée.

Les jours paraissaient longs, je n’attendais plus rien, rien ne m’attachait à la vie, je devenais vide, comme s’il n’y avait jamais rien eu dans mon cœur. Le vendredi, j’allai dormir chez une amie, je voulais penser à autre chose, les secondes passaient lentement, chaque seconde, dès que je fermai mes yeux, je le voyais, cet inconnu dont je ne savais même pas le nom mais qui m’évoquait tant, ses yeux bruns criant. Ils criaient tout ce qu’il ne pouvait pas me dire. Je roulai un joint, j’y ajoutai toute l’herbe du monde, je voulais arrêter de penser, arrêter d’imaginer son regard, arrêter de le voir, là, souriant du coin de la bouche, et de me le dire, sans prononcer un mot, de me faire savoir que pour lui je n’étais rien, juste celle là, la fille du coin de la rue, celle qui est prisonnière, celle avec qui on s’amuse, celle qu’on manipule. Je m’endormis, même pas capable de me relever, le réveil sonna, je m’habillai, je filai, pieds nus dans la rue, pieds nus en fin décembre, pieds nus et perdue, je rentrai dans le métro, m’arrêtai à ma station, je courrai, je sonnai chez lui. Je ne m’attendais pas à une réponse, je voulais juste me dire que c’était fini, mais non, il vint ouvrir. Il souriait. «  Je savais que tu reviendrais. », ce fut la dernière chose qu’il me dit, et de son regard pénétrant, me fit entrer. Je me sentis comme la première fois, je le sentis me déshabiller du regard. Il m’enlevait mon manteau, il m’enlevait mon pull, mon soutien gorge, ma jupe en daim, ma culotte, je me sentais nue, sous son regard pervers, malsain, mais tendre à la fois. J’étais pourtant encore habillée, je me tenais droite, les bras le long du corps, il vint se poser devant moi, juste devant moi, il respira mes cheveux, mon cou, mes épaules, ses doigts effleurant mes paupières fermées, la courbe de mon nez, ma bouche, mes joues, mon menton.
J’osai l’embrasser, je fus d’un coup remplie d’horreur, j’étais à la merci de cet homme. Je souriais, malgré ce que je venais de réaliser, mes lèvres sur les siennes, je souriais, je fis tomber mon manteau à terre, sa main était autour de mon cou, il serrait, je n’arrivai plus à respirer, mon souffle restait bloqué à l’entrée de mes narines, et je voyais son sourire, mais il s’estompait, et quand j’ai cru que jamais je ne reverrai dehors, que jamais je ne reverrai la neige, que mes chaussures resteraient pour toujours chez mon amie, à quelques stations de métro, quand j’ai cru que jamais je ne sortirai d’ici, il lâcha mon cou, je m’effrondrai par terre, il marcha jusqu’à la cuisine, et j’entendis l’eau bouillir, il me releva, alors que je commençai à réaliser ce qui s’était passé, me déposa sur le sofa et posa un thé entre mes mains, tremblantes. Je bus, à petites gorgées, j’avais mal, je me forçai à avaler mais ma gorge restait impassible et le liquide ne passait que goute par goute. Je posai le thé, et nous fîmes l’amour. Je croyais que j’allais exploser, mon corps ne m’obéissait plus, le regard plongé dans ses yeux, je passai la journée à faire l’amour avec lui, lui qui avait tenté de me tuer, lui qui s’était amusé avec ma vie. Je faisais l’amour avec cet homme, que je ne connaissais pas, je savais qu’il peignait, qu’il dessinait, je n’en savais pas plus. Lorsque je suis sortie de là, je sus que c’était la dernière fois, je sus qu’il n’y aurait pas de suite, car même si je lui appartenais, je n’avais plus la force de lutter.

Quelques semaines plus tard, je trouvai la peinture sous ma porte, celle qu’il avait faite de moi, de ma cigarette, et du plancher recouvert de croquis. Je l’accrochai à mon mur.
Lorsque le temps de l’école revint, je sonnai chez lui, chez elle, chez eux un jeudi soir. Léo m’ouvrit.  «  Papa dort dans le bureau. », je montai, histoire de le voir une dernière fois, il était pâle, allongé par terre, pâle comme il ne l’avait jamais été de son vivant, et son torse ne bougeait plus, aucun air ne sortait ni ne rentrait dans ses poumons, il n’était plus rien, ce fut la première et la dernière fois, que je lui souris. 

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