Les yeux verts - Concours Peurs sur la ville

julia-crampel

I.        

Le jour et la nuit avaient succédé à d'autres nuits et d'autres jours. Allongée sur le sol d'un salon qui n'était pas le sien, Isabelle avait contemplé plusieurs fois l'ombre du plafonnier s'allonger en spirale pour avaler la pièce avant de se rétracter comme un escargot chinois. Elle guettait dans le murmure imperceptible du tapis, une raison même insignifiante, de réagir et de combattre. Mais elle n'avait pour entretenir son désir de révolte que les pas d'un homme qu'elle n'avait jamais vu. Un fantôme l'avait amenée ici, qui errait dans une pièce voisine. Une attente lourde de malheur avait débuté dans une impassible tranquillité: on ne drogue ni n'enlève les gens sans rien en exiger de retour.

Quand elle finit par reprendre conscience, son corps entier s'enflamma d'une douleur brutale. Ses sens étouffés par l'adrénaline explosaient en de larges brûlures. Elle voulut bouger pour atténuer la sensation, et s'en trouva incapable. Un système de liens, de corsets et de minerves la maintenait allongée sur le dos sans espoir de se redresser ou de se retourner, comme en un boa constrictor de soie et de satin. Couchée dans un sarcophage de faïence, elle répandit toutes les larmes retenues depuis des jours.

II.

La pègre sicilienne envoyait des pépins d'orange aux traîtres qu'elle allait abattre. La terreur que ces minuscules pépins instillaient dans l'entourage du cadavre tuait dans l’œuf toute velléité de rébellion comme de vengeance. Les enfants les plus sages sont ceux qui savent que se cacher est inutile. Le véritable pouvoir, c'est bien la crainte. Et du pouvoir il y en avait, dans ce que le Commissaire Ricort venait de recevoir par la poste. Depuis de longues minutes, il fixait sans respirer le contenu de l'enveloppe, ses paumes ouvertes imprimant inconsciemment leurs empreintes dans le bureau en bois. Puis il porta ces mêmes paumes à son visage, se redressa dans son fauteuil en expirant longuement. Il les entendait derrière la porte, les collègues et les journalistes qui unissaient leurs voix en un indistinct chuchotement, attendant qu'il surgisse de son bureau pour se lancer à la poursuite des criminels. Cela n'arriverait pas, ou si peu. Malgré leurs attentes. Malgré l'espoir d'une femme. Il aurait voulu ne pas les décevoir, mais sur son bureau, sur une page arrachée à un manuel de mathématiques pour enfant, se répondaient un simple problème de baignoire et le souriant visage de sa femme.

III.

Les yeux plantés dans le plafond tendu d'un lumineux papier crème, Isabelle entendait l'homme parler. C'était une voix chaude et ronronnante, une voix qui faisait les liaisons. Cela la rassura un peu. C'est si rare de nos jours. Elle l'imaginait brun, avec des yeux verts. Il parlait de versification chez Keats, de suicide et de jardins à l'aube. Il fit une pause, interrompu par un slogan publicitaire.  "Dentifrice Denham". Un clic, et la télévision s'éteignit.

Quelqu'un approchait, elle entendait des petits pas traînants et étouffés. Elle s'agita vivement en apercevant le profil gris et effacé d'une très vieille femme. Celle-ci marqua un temps d'arrêt, se pencha vers elle et essuya ses larmes en caressant ses joues, dans un sourire affectueux de grand-mère, avant de poursuivre son chemin.

Son cœur paniqué lui rongeait la poitrine. Immobile et silencieuse, elle hurlait et se débattait, comme un animal qui entre aux abattoirs. Elle entendit un bruit de coup. Surprenant. Familier. Régulier. Répété bientôt en plusieurs échos rapides. La femme revint vers elle, vérifia le bâillon et le maintien de la tête. En la regardant dans les yeux, elle lui souria en disant :

            « Je vous laisse. Soyez sage et ne faites pas de bêtises. Non que vous ne risquiez d’en faire, mais je sais qu’il serait très déçu si vous perturbiez ses plans en mourant plus tôt que prévu. »

            Isabelle était fascinée par les lèvres de la vieille femme, dont le rouge corail coulait dans des sillons ridés jusqu'aux bords de sa bouche, imprégnant la peau des  contours comme ces fleuves plein de sédiments qui colorent la mer dans laquelle ils se jettent.

La vieille femme la laissa à cette observation. Elle la laissa ensuite céder à la panique. Puis elle disparut et une porte claqua.

Isabelle revint de sa terreur par paliers, ses pensées s’accrochant à ce battement et à son écho inextinguible. Cette onomatopée ridicule qui ne s'arrêtait pas. Elle frissonna en sentant quelque chose d'humide entrer en contact avec ses pieds. Ça se glissait sous ses talons, longeant ses mollets, ses genoux, léchant ses cuisses, et frôlant ses fesses, s'allongeant jusqu'aux omoplates, et pénétrant ses cheveux. Ça sentait le marbre et la fraîcheur. Les éclaboussures de ses enfants jouant l'été. Alors elle identifia cette odeur et comprit ce qu'était ce bruit. Et les yeux révulsés, elle perdit connaissance.

IV.

Depuis trois nuits, François Ricort avait tenté de trouver le sommeil. Lorsqu'il fermait les yeux, assommé par les calmants, l'alcool et les émissions de pêche au gros, il tombait dans des comas qui l'abrutissaient et l'épuisaient plus encore. Le sommeil véritable et rassurant ne venait jamais, fuyant devant des fantômes ensanglantés et des masques grimaçants.

Nés dans les derniers jours de l'hiver précédent, les premiers frissons d'une frénésie morbide s'étaient depuis transformés en véritable fièvre. Le milieu grouillait de rumeurs sur un Mal à l'œuvre dans ses coins les plus reculés. Les magazines à scandales avaient tôt fait de se repaître de ces bruits comme des vautours qui trouvent une carcasse encore fumante. Une délicieuse odeur de souffre s'étalait partout, imprégnant le moindre crime passionnel, transformant le moindre meurtre crapuleux en composante d’une œuvre criminelle plus vaste. L'opinion publique s'inventait des égorgements et des démembrements, des têtes trouvées dans des bennes à ordures et des doigts envoyés par la poste. Dès qu'une rumeur se révélait fausse, une autre naissait en écho, plus horrible encore. Les portes étaient fermées à clef, les armes chargées, et les esprits paranoïaques.

Le commissaire avait émergé de ce bordel comme un chevalier blanc. Parce qu'il en fallait bien un. Non qu'il ne fût un fonctionnaire honnête : honnête et appliqué il était.  Mais le destin était en train de le parer de vertus dignes de Roland mourant en soufflant dans son cor. Dans une société  avide de clichés, il était devenu le protecteur des innocents. Il aurait pu s'acquitter de ce rôle avec assiduité et rigueur. Il aurait pu traverser le cimetière au milieu des spectres aux gueules tordus, et en ressortir en chantant.

Mais c'était avant que sa femme ne disparaisse. Il était rentré un soir et n'avait trouvé que son téléphone portable sur la table de la cuisine. Un message texte non-lu disait d'attendre s'il voulait la retrouver vivante. Et le lendemain, il recevait sa photo collée sur un personnage prenant son bain. L'illustration accompagnait un problème très simple : Soit un robinet fuyant à raison de 4 gouttes par minutes, combien de temps faudra-t-il pour remplir complètement une baignoire standard de 150 litres ? Il avait fait le calcul : cinq jours.

Il serait vain et inutile de résumer la terreur, la colère, l'impuissance qui s'étaient emparées de lui et qui ne le lâchaient plus. L'important était de s'accrocher à la décision qu'il avait fini par prendre, au-delà de toute certitude. Il avait accepté de tout miser sur l'espoir, de tout miser sur l'obéissance. Les questions d'éthiques et de morale ne font pas long feu lorsque de l'autre côté de la balance repose l'être le plus important de notre monde. Il n'avait qu'à attendre que les cinq jours se passent. Cinq jours à faire illusion, mettre ses dossiers sur la glace en faisant semblant. Dans la nuit, les lucioles sur la pelouse éclairaient l'air d'été et le parfum des pivoines.

A 3:33 du matin, la sonnerie de son téléphone le cueillit tandis qu'il tombait encore, éternellement, dans un abîme des questionnements incohérents. « Commissaire Ricort ? Hôpital Sainte-Justine. On m'a demandé de vous prévenir, une femme vient d'être admise aux urgences, elle est dans le coma, elle... » Il n'avait pas entendu la suite, avalé par ses tripes et son cœur qui le précipitaient vers l'hôpital. Les trois kilomètres suivants ne furent pas assez longs pour absorber la culpabilité qui lui arrachait les épaules. Il s'engouffra par la porte des urgences comme on chute en soi-même. Avant de heurter le désespoir qui porte la réalité, il fut cueilli par un flic qui le serrait dans ses bras et l'entraînait au sol, effondré sous lui pour lui annoncer :

« Ce n'est pas elle, commissaire, ce n'est pas elle ! C'est une vieille, dans les quatre-vingts ans, crise cardiaque. Elle est morte. On n'y peut rien. Ce n'est pas votre femme. »

Et il pleura comme un gamin.

V.

Depuis combien de jours était-elle allongée là, à mesurer par intervalles qui duraient des siècles la longue et lente montée des eaux, goutte après goutte ?

L'eau effleurait ses joues. Elle avait très froid. Elle avait pleuré, elle avait crié, elle s'était débattue. Des heures et des jours de lutte plus tard, alors qu'elle avait fait le tour de son crâne des dizaines de milliers de fois, elle s'était résignée à mourir. En un sens, elle voulait profiter de ce temps qui lui restait, dans l'espérance voire l'impatience d'une fin rapide. Des gens riaient et s'insultaient dehors : le bruit de la rue lui parvenait, naissant de l'été qui commençait. Bientôt, l'eau inonderait ses tympans et se refermait sur elle pour le dernier acte.  Elle n'avait jamais été autant attentive à la vie qu'à cet instant précis.

VI.

La vieille n'avait pas d'identité. Ridée et quelconque, avec ses bijoux en toc et son mauvais maquillage, elle s'était arrangée pour mourir seule.

Vérification faite, elle ne venait d'aucun hospice, d'aucune maison de retraite, aucune inscription au fichier des personnes disparues. Aucune cicatrice ni trace de maladie qui aurait pu être significative et reconnaissable : irréelle pour une femme de son âge. Ses empreintes dentaires avaient été envoyées à toutes les dentistes du pays, mais la réponse n'arriverait pas avant lundi. Lundi, ce serait trop tard. Le délai expirait dimanche. Elle n'avait que ce poème dans la poche de son gilet. « Ojos verde, verde del mar. Pobrecito lo que mirar y no puede nadar. Des yeux verts, verts comme la mer. Pauvre et malheureux est celui qui regarde la mer sans savoir nager. »

Le commissaire scrutait le ciel gris par les fenêtres de la cafétéria de l'hôpital, en sirotant un mauvais café pour se donner une consistance. Il se concentrait sur un petit point perdu dans sa tête, une tête d'épingle de néant total qui lui procurait la plus grande des paix. Il ne voyait plus le sourire de sa femme. Il ne voyait plus leurs souvenirs ensemble. Il ne pensait plus aux heures qu'il restait avant qu'on la lui rende.

Lorsqu'il avala la dernière gorgée de son café trop clair, trop sucré et trop froid, son téléphone portable sonna. La voix de Maude, perdue, sanglotante, effondrée, lui parvenant du fond d'un brouillard. Il lui fallu d'abord retrouver son souffle pour comprendre que sa femme le suppliait :

"Chéri ? Viens me chercher. Je suis sur l'aire à la sortie de la ville. Je ne sais pas ce que je fais là... Viens me chercher."

Puis, tout avait été très vite. Il était de retour à la maison avec elle. Tout allait bien se passer. Il remercia le médecin, prévint le commissariat, la préfecture, la famille. Il s'assit à côté d'elle et la regarda dormir. C'était fini.

VII.

C'était fini. Elle entendit la dernière goutte se détacher du robinet, et sa chute se répercuter le long des parois de la baignoire. Isabelle sentit distinctement l'onde arriver d'au-delà de son horizon. Puis le niveau monta de l'exacte et suffisante hauteur pour la submerger entièrement. La panique la déchira, violente et interminable, tandis qu'une surprenante brûlure lui transperçait les poumons. Les larmes explosèrent dans ses yeux, ses muscles se pétrifièrent en un insoutenable combat contre eux-mêmes ; et ultimement s'imposa la fugace conscience de la mort, puis ce fut irrémédiablement fini. Tout fut immobile et calme.

Cinq étages plus bas, assis derrière l'accueil de l'hôtel des Ducs de Lorraine, le concierge tentait de repousser une cuticule avec l'ongle de son pouce. Perdant patience, il la trancha d'un coup de dents discret. Une goutte de sang perla, qu'il suça avec gourmandise.

VIII.

Sur la table de nuit de Maude, la lumière du répondeur clignotait. Ricort appuya sur le bouton et le message s'enclencha. Un clic court, suivi par d'une voix chaude, profonde, masculine. «  Je crains que vous n'ayez pas compris, commissaire, le sens de ce qui est à l'œuvre en ce moment. Hôtel des Ducs de Lorraine : une femme est morte aujourd'hui, et je peux vous assurer qu'elle n'est pas morte calmement. A cause de vous. De vos scrupules, de votre abominable minuscule et relatif sens de la morale. Voyez-vous, l'histoire a besoin d'un héros. Je souhaite passionnément, ardemment, que vous soyez ce héros. Et je suis très déçu de votre attitude. Mais je suis sûr que vous ferez beaucoup mieux la prochaine fois. Après tout, l'été ne fait que commencer. »

Et il entendit l'écho de son portable, la sonnerie assignée aux urgences du commissariat battant l'atmosphère à des années-lumière, et venant de plus loin encore, la respiration régulière de sa femme Maude qui dormait paisiblement à ses côtés.

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