l'esprit tranché
Sandra Laguilliez
Je viens à peine d’avoir vingt ans, ces deux dernières années, il n’y a eu autour de moi que le bruit des armes, de la mitraille, que le souffle glacé des canons. J’ai vu mourir mes compagnons, d’infortune, j’ai vu souffrir mes amis. J’ai pataugé dans la boue, piétiné des cadavres, ennemis ou amis, éviter les tires d’obus. Certains ont survécus quatre ans dans cet enfer, dans le froid, la chaleur, l’humidité, supportant les vents glacés, la faim tenace, l’odeur pestilentielle des cadavres frais ou moins frais, moi, seulement deux, et pourtant l’horreur reste la même. Tout n’était que mort, terreur, abomination, destruction, chaos et désarrois. Seulement deux ans, dans l’enfer des tranchées, à tuer des hommes à peine plus vieux que moi, à voir des choses que personne ne devrait jamais voir.
Aujourd’hui, l’on me dit que j’ai de la chance, que j’ai survécu, que je n’ai pas été blessé, que je suis intact. Je ris, et pourtant l’envie de rire, elle est partie au front. On me dit aussi que je suis un héros. Je n’ai aucune idée de ce que veux dire ce mot. Pour moi, il n’existe rien pour définir ce que je suis.
A dix huit ans, j’ai laissé mon père et ma mère, au village, en leur promettant de revenir vivant, comme tous ceux qui sont partis, mais en rentrant je ne les ais pas retrouvés. Le curé m’a dit que la grippe les avaient emportés, tous les deux, la même nuit, quelques mois avant la fin de la guerre. J’ai pleuré. On m’a traité de mauviette. Je n’ai pas réagis. J’étais là, debout devant la sacristie et je pleurais comme un nouveau né. Je n’avais plus rien, plus rien que les souvenirs, de la guerre. Je suis tombé à genoux, et j’ai réalisé que je ne savais pas. Je ne savais rien, tout ce que j’avais appris c’était envolé. Dieu n’existait plus, la vie n’était pas belle, le monde était violent, rien ne pourrait jamais effacer la misère et la douleur, pleurait n’y changerait rien, le monde ne pourrait jamais plus être le même. Alors je me relevais. C’était peut être mieux que mes parents soient morts et qu’ils ne puissent me voir, si différent de celui qu’ils avaient connus. Alors j’ai séché mes larmes, et je suis parti sur les routes, pauvre âmes sans but.
Mon esprit était vide, tout autour de moi, la vie reprenait et moi, moi, j’étais mort. J’avais froid, à l’intérieur, je ne comprenais plus rien. L’amour n’existait plus, la vie n’était qu’un fardeau, et je devais fuir ce qu’y m’entourait, pour mettre la guerre de côté.
Les gens que je rencontrais et a qui je racontais mon histoire, me traitais en héros, dans les cafés, on me payait à boire, les gens m’offraient à manger, ou un abri pour dormir. Je les remerciais, mais savais que rien n’y ferrait. Parler de moi, ne ramènerais pas la paix dans mon esprit, cela n’adoucirait pas les remords, la peine ou la douleur de ceux qui étaient vivants et ni de ceux qui n’avaient pas vus la guerre.
Nous étions les poilus, nous nous connaissions par la douleur, nous rêvions d’un monde meilleur. Durant deux ans, je n’ai fait qu’espérer la fin de la guerre, pour rentrer chez moi et être heureux, mais comme tous les autres, j’avais tord, on ne peut plus être heureux lorsque l’on a connu le pire. Il a fallut que je sois à cent kilomètres de chez moi, après la fin de la guerre, pour m’en rendre compte, alors j’ai fait le chemin inverse, plus serein. Jamais plus je ne serais heureux, jamais je n’oublierais les images atroces que j’avais vu, j’entendrais toujours les obus tomber, les hommes hurler, les avions volés au dessus de ma tête et les odeurs seront toujours présentes, mais en le sachant cela paraissait moins terrible. Savoir que la grande majorité de sa vie serait faite de souffrance, de cauchemars, de hurlements est plus réconfortant que d’attendre que les images s’estompent.
Chez moi, nous avions besoin d’une nouvelle épicerie, je m’attelais à la tâche, pour oublier, durant mon travail, que la vie était horrible. Lorsque les gens me parlaient, je n’entendais plus les cris des agonisants, lorsque je devais ranger le magasin se ne sentait plus le fardeau de mon attirail, ni le poids des armes. Je travaillais quinze heures par jours, j’avais perdu l’appétit, je tombais de fatigue, mais lorsque je me couchais soit le sommeil ne venait pas, soit j’étais réveillé en sursaut par des cauchemars plus atroces encore que ne l’avait été la réalité.
J’étais devenu maigre, pâle, malade, mais n’avais aucune façon de me soigner, je ne devais pas me reposer, sans quoi je serais tombé dans la folie. Les gens disaient comprendre, mais ils ne comprenaient pas. Dans mon village et dans le canton nous étions une cinquantaine à être partis et surtout revenu, plusieurs de mes amis étaient encore dans les hôpitaux, encore trop faible pour revenir à la vie réel, d’autres étaient enfermés dans les asiles, parce qu’ils n’avaient pas supportés…Supporté quoi ? Pour toute réponse le silence se faisait entendre. Dans les environs, on avait des gueules cassés, des hommes estropiés, aux membres arrachés, au corps gangréné. Souvent nous nous réunissions, pour en parler ou pas, parfois personne ne disait mot, et nous restions là, assis, durant des heures à écouter le silence, à souffrir de ce bonheur absent. En somme nous étions devenus frères, frères de supplices, frères des malheurs.
Et puis un jour, deux ans après la guerre, elle est arrivée, dans le village, sa famille était morte et elle n’avait nulle part d’autre où aller, alors elle s’était réfugiée chez sa tante et son oncle. Elle était éblouissante, elle avait besoin d’un travail, alors je l’ai engagé à l’épicerie pour quelques sous par semaines. Elle était jeune et heureuse, encore. Elle croyait en la vie, et voulait découvrir le monde, à sa façon. Elle aimait lire, je me rappelais alors que moi aussi j’avais aimé lire, avant. Ici, elle n’avait pas beaucoup de livre, alors je lui offrais les miens, parce qu’il était inutile qu’ils restent à prendre la poussière, alors qu’ils pouvaient servir. Elle était si pleine de vie, que ma mort intérieur me faisait peur, je finis par l’aimer, et comme je ne lui faisais pas peur, elle accepta de m’épouser. Je l’aimais si fort, que mes cauchemars finirent par s’envoler, au bout de quelques années. Je pus alors revivre, même si le malheur était toujours dans un coin de ma tête, même si je ne pus jamais oublier la guerre, qui avait volé ma jeunesse et une partie de ma joie, même si je ne pus que toujours pleurer sur ces chers disparus qui hantent les cimetières et les monuments.