Lettre à Monsieur D...

isa-bleue

Puissiez-vous vous reconnaître entre mes lignes

Monsieur,


Ou bien... Cher Monsieur ou... Je ne sais comment vous nommer. 

Je ne trouverai pas le courage de vous appeler par votre prénom. Ce serait à la fois inconvenant puisque nous ne nous sommes jamais rencontrés et trop audacieux car, bien que je nous rêve plus proches l'un de l'autre, vous continuez votre vie de votre côté, sans même m'accorder un seul regard. 

Je ne vous en veux pas. Après tout, je n'ai jamais cherché à croiser votre route, vous qui semblez avoir tracé la mienne. Le prénom que vous portez n'est peut-être d'ailleurs qu'illusion. Les écrivains utilisent pour la plupart des pseudonymes. Bien que je vous trouve différent de tout homme, vous ne devez pas faire exception à la règle.

Je vous lis, je vous dévore. Votre plume n'est pas la plus poétique ou romantique. Elle n'est pas de celles qui flattent les dames au nez et à la barbe des maris ignares ou bien pensants. Non, la vôtre est sensible, chargée d'émotion, parle de ses racines avec force et mystère. Il n'y a rien de plus grand qu'un homme aimant son "Pays", rien de plus noble que celui qui cherche sans relâche d'où il vient, explore, se souvient ou qui brode son passé, recoud ses déchirures, pour mieux comprendre son histoire.

Monsieur, vous êtes un intellectuel et cela ne m'a pas échappé. Peut-être est-ce pour cela que vous m'attirez tant. J'aime vos discours, vos dissertations mordantes, les couleurs que vous donnez à votre fantaisie bridée. Par dessus tout je tremble face à votre rire pincé, ce rire qui vous rend à la fois important et marginal. Il y a en vous, je le devine, une certaine bipolarité qui m'empêche de venir me présenter. J'ai peur des hommes à deux ou mille facettes. On ne sait jamais si vous les intéressez ou si vous ne leur inspirez que mépris. Voire, si vous les intéressez justement parce qu'ils ont besoin d'exprimer un certain mépris envers le sexe opposé. Il est possible que je craigne ce côté dédaigneux que vous avez peut-être. Aussi, je ne vous ai pas approché. 

Je crois que vous êtes propriétaire d'un restaurant. Par hasard, en me rendant à mon travail, j'ai vu la devanture qui portait votre nom. "Chez Monsieur D.". Je me suis arrêtée, pour regarder la carte des mets. Etonnante, car truffée de bons mots pour décrire ce que l'on peut y manger. Le restaurant est apparemment spécialisé dans la préparation des œufs, les différentes cuissons de viandes. Bien que l'on vous propose des accompagnements de salades en tous genres, rien ne semble être de la fioriture sensée embellir outrageusement l'assiette. Les prix sont élevés, mais après tout, nous sommes en ville ! Et puis, il y a aussi moyen de ne boire qu'un café en terrasse. Elle empiète sur le trottoir, empêche un peu les gens de passer. Mais là également, j'y vois un des traits de votre caractère. Tout le monde n'est pas forcément le bienvenu chez vous. Que ce soit "Chez Monsieur D." ou au sein de votre cercle pourtant important, si je considère votre lectorat étendu, mixte et hétéroclite.

J'aimerais, comme à l'école, lever le doigt pour prendre la parole, que vous me la donniez en bon professeur pour m'entendre réciter les poèmes de Rimbaud ou Prévert. Secrètement, je les dirais pour vous uniquement. J'y mettrais le ton, la forme et vous  seriez fier de ma dédicace.

Hélas, je sais que je ne compte pas, ayant peur de faire un premier pas pour me savoir rejetée, comme si je n'étais rien. Moi, qui ne suis rien. Je ne sais même pas si cette table d'hôtes est la vôtre, si chaque matin, vous y prenez vous-même votre petit déjeuner face à la boutique du fleuriste au n° 36, si vous terminez votre repas du midi en faisant un signe au disquaire du n°35 qui ouvre sa grille, si le réparateur de cycles du 31 vient vous rejoindre pour prendre l'apéro du soir...

Je ne sais rien de votre vie. Je l'imagine. Elle est souvent triste, mais si remplie, si grande ! J'imagine votre âge être le mien, malgré celui que vous vous donnez, plus vieux, dans vos récits, parce que je cherche à vous plaire, je cherche à me reconnaître en vous.

La nuit, non pas que je rêve de vous, mais j'ai toujours le sentiment que vous écrivez mes songes, que ce à quoi je pense en dormant m'est dicté par vous. Ces rêves me torturent, tout comme parfois ils me bercent doucement. Je ressens les douloureux et irréguliers battements de votre cœur: ils cognent à mon esprit. Nous sommes liés, nos destins s'entremêlent, moi seule comprends en fait ce que vous écrivez. Votre histoire, je l'ai découverte. Je l'ai comprise, je vous assure. Cependant, j'aurais préféré ne pas en faire toute la lumière, car mon regard sur vous ou les commentaires que je pourrais vous faire maintenant, si un jour j'ose, seront tendus, timides, gênés. Alors je reste silencieuse, une ombre à vos côtés. C'est un aveu, je demeure invisible, mais je vous suis, je vous poursuis parfois. Me sentez-vous ? M'entendez-vous ?

Je vous écrirai encore, pour que vos yeux fous se posent sur mes mots, à défaut de se poser sur mon visage... et vos baisers au creux de mon cou. 

(Voyez-vous, je sais que cette dernière phrase me fut soufflée par vous...)


Isabelle


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