Lettre d'Elise

Marion Danan

Version corrigée de la réponse à "Lettre sur Élise" de Jean Soluc http://welovewords.com/documents/lettre-sur-elise


 

Cher Nicolas,

Ces quelques mots pour apaiser ta conscience qui, j'en suis sure, doit te tourmenter dans les derniers instants avant le sommeil.

Avant toute chose, je dois t'avouer que ta proposition d'un week-end romantique m'avait rassurée. Enfin tu prenais les devants ! Enfin je pourrais me laisser aller à être une femme fragile dans les bras d'un homme, dans TES bras. Je ne serais pas obligée d'être celle que je suis à mes dépends : parfaite.

Ne crois pas que je me vante c'est une souffrance. Mon intelligence est mon fardeau, ma beauté mon pire allié. Depuis mon plus jeune âge , j'ai toujours été la plus jolie de la photo, la meilleure élève de l'école, celle qui avait les meilleurs résultats sportifs, celle qui faisait les meilleurs gâteaux, qui chantait le mieux. Où que j'aille et quoi que je fasse, j'ai toujours été la meilleure ; et crois moi je n'ai pas l'esprit de compétition.

Plus tard, j'ai fait le choix de travailler avec des étudiants en province pour échapper à cette stupide inteligencia très parisienne, je voulais enseigner à des anonymes en restant simple. Mais Paris est une ville si belle, tellement riche que je n'ai pu me résoudre à la quitter, ce qui m'impose , comme tu le sais, un rythme de vie effréné. Sache pour ton information que cela m'oblige à faire des choix rapides pour ce qui est de l'utilisation de mon temps libre.

Par ailleurs, je passe des heures dans la salle de bain, à me cacher sous une tonne de poudre de toutes les couleurs pour avoir la vague impression d'être une autre en partant de chez moi. Tu connais le pouvoir du masque en psychologie … Ce masque me donne l'illusion d'une vie simple et banale. En réalité, je croule sous le poids des espoirs que les gens mettent en moi, les projections de leurs médiocrité m'épuisent.

Je rêve de trouver un homme que je n'impressionne pas, pour ne pas le briser, pour ne pas anéantir sa virilité s'il ne se sent pas à la hauteur… Combien ai-je castré sans le savoir ? Combien n'ont même pas essayé de me séduire, vaincus avant même de s'être lancés dans la bataille ??

 

Et puis cette soirée…me voir dans tes yeux la 1ere fois m'a bouleversée. Tu ne m'a pas mise comme tous les autres sur un piédestal. Tu ne m'as pas écoutée au début de notre conversation parce que je t'intéressais mais pour servir ton propos. De fait, tu t'écoutais toi, ravi de parader devant un public d'Enarques et autres têtes presque pensantes issues d'écoles plus ou moins prestigieuses. À mesure que tu t'imbibais, je devenais quelconque et insignifiante. Grâce à toi, et à ton narcissisme, ce soir-là je suis devenue transparente. Pour la première fois. Quelle joie de devoir tenter de séduire et que les choses ne me soient pas acquises!!! J'ai adoré ressentir ce frisson, me confronter à l'inconnu et devoir faire mes preuves….quelle douce perspective .

Mais lors de notre premier rendez-vous, après quelques minutes de discussion j'ai aperçu cette lueur dans tes yeux… celle qu'il y a chez tous les autres. Tu venais à la fois de me remettre sur mon sinistre piédestal et de te dévaloriser, à croire que tu t'aimes plus après quelques verres. J'étais dans cet amer constat, cette triste réflexion qui m'empêchait de choisir ce que j'allais commander, quand j'ai senti que mon indécision t'agaçait. Victoire… je redevenais imparfaite ! Je me suis engouffrée dans la brèche! Tout est devenu prétexte à discussion et hésitation : film d'auteur ou Docu ? entrée ou dessert ? Bach ou Bill Evans ?

Hélas ça n'a pas suffi à te viriliser… Pourtant, nombreuses ont été les occasions que tu as eues de me renverser sur le lit et de me prendre avec fougue, de passer ta main sous ma jupe au cinéma, de me baiser sur le plan de travail de la cuisine… mais non, à tes yeux, les saintes ne sont pas des putains et tu as réfréné toutes tes pulsions, attendant sagement que je m'offre à toi de mon propre chef, que je te donne l'autorisation d'être enfin le mâle dominant. Ne vois aucune vulgarité dans mes propos, mais surtout une immense frustration.

Ce sordide quiproquo nous a conduits à la situation que tu connais… Toi m'abandonnant dans une maison isolée au milieu de nulle part un vendredi soir.

 

Ces quelques mots pour apaiser ta conscience, disais-je pour débuter cette lettre, car je ne voudrais pas que tu t'imagines que cela m'a fait souffrir! C'est, au contraire, un grand service que tu m'as rendu !

En effet, provoquer la fuite de mon (futur)amant était une première ! Cela m'a fait tellement rire, t'imaginer mesquinement sauter dans ta voiture, phares éteints ricanant de ta pathétique mise en scène, que j'ai à peine entendu, une heure plus tard, ton ami Philippe monter les escaliers.

Philippe, dont ta missive a manifestement attiser la curiosité , s'est senti l'âme du preux chevalier venant libérer la princesse prisonnière dans la forêt.

Je ne te gâche pas la surprise plus longtemps, la profusion de détails avec lesquels tu m'as décrite ont permis à Philippe de prendre toute la (bonne) mesure de qui j'étais…ainsi une bouteille d'un sublime Aloxe Corton plus tard … j'étais enfin cette femme vulnérable et soumise et nous nous entremêlions dans un érotisme aussi suave que la voix d'Ella, bercés par la trompette de Louis Amstrong.

Merci donc de m'avoir imposer ce recul sur notre relation. ..Philippe m'a proposé de m'installer chez lui, plus près de la gare, inutile de préciser que je n'ai pas hésiter !

 

Je dois te laisser j'ai les petits pois sur le feu…

 Elise


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