L'éveillé nocturne

missfree

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Désormais, je ne me couche ni tôt ni tard. Je ne me couche plus. Pourquoi dormir lorsqu'on s'est résolu à mourir? Perte de temps futile... Huit heures perdues par jour au bas mot! Enfin, avoir du temps pour moi. Ne plus être obligé de grignoter sans cesse sur la pause déjeuner ou sur toute autre contrainte logistique chronophage. Des heures devant moi dans le calme absolu de la nuit. Le temps paraît alors infini même s'il demeure toujours mesuré. Désormais, seul compte le nombre de jours qu'il me reste avant de m'éteindre inéluctablement.


Au début c'est simple, il suffit de se répéter "Je ne suis pas fatigué", de se stimuler constamment quitte à recourir à des méthodes barbares. Puis vient la ruse, je ne me couche pas, je somnole assis au fond de mon fauteuil. Je m'octroie des micro-siestes mais je reste aux aguets. Je surveille l'heure qui tourne. Quand le moment fatidique arrive, "Il est déjà demain", me dis-je. Minuit une, minuit trois, minuit cinq que ce soit le téléphone, le radio réveil ou encore la télé, le verdict est sans appel : "Il est déjà demain". Quelle plaie ou quelle aubaine? Seul sans l'hypocrisie du jour, seul au cœur de l'infinité du silence. La solitude pure est parfois plus facile que la solitude parmi les autres.


Le noir n'est jamais totalement noir. La perception des choses évolue au gré de l'épuisement qui me gagne. De nouveaux sons me parviennent. Sont-ils propres à la nuit ou bien trop discrets le jour pour se distinguer du brouhaha de la vie diurne? Je peine à discerner le réel du non-réel. Je me perds et me confonds à la nuit. Une silhouette noire, immobile au milieu de ses semblables qui ondulent allégrement au rythme de leurs désirs nocturnes.


Des dialogues me viennent en tête. Des dialogues de sourds, unilatéraux car tu es loin de moi. Toi qui m'a apporté tant de réconfort. J'ai pu recouvrer un peu de mes rêves anciens et à venir. Je me sens moins seul à l'idée qu'une autre âme partage un soupçon d'univers avec moi. J'ai tenu grâce à toi mais déjà une nouvelle douleur s'installe. Je suis piraté par un mal silencieux. J'éprouve une sensation de grouillement d'insectes jusqu'aux creux de mes dents. Ils me rongent de l'intérieur dans les moindres parcelles de mon enveloppe corporelle. Le mutisme nocturne devient assourdissant. Je le comble comme je peux. Mes siestes s'amenuisent. Les nuits deviennent longues. Mon organisme s'habitue à mon nouveau rythme biologique. Je dois rester discret. Au moindre bruit suspect, je risque de réveiller toute la maisonnée. Les journées n'en sont pas moins pénibles. Faire semblant en permanence alors que je n'ai qu'une seule envie: me retrouver enfin seul. La présence d'autrui se mue en véritable fardeau.


Un seule âme me manque. Pas un seul signe depuis sept jours. Une ignorance flagrante et destructrice. Moi qui t'imaginais me prendre la main et me soulager de mes tourments, rêvant d'une complicité naissante, d'un lien distant mais indéfectible. Les forces me manquent. Mon esprit résiste. Il tire sur la corde qui ne va pas tarder à céder. Je serai bientôt en chute libre.


Que faut-il que je fasse pour que tu me remarques? Exit le désespoir, la colère me submerge peu à peu aussi insinueusement qu'un cancer. Regarde moi! Parle moi! Arrête de me cracher en pleine face ton mépris indolent! Des nuits que je vivote enfermé dans mon chagrin. Le temps paraît deux fois plus long quand on ne dort plus. J'ai besoin de m'aérer. Tant pis pour ce qui se trouve au fond de mon lit et me répugne, car finalement suis-je l'unique responsable de cette séparation de corps? Quelle raison me pousse à rejeter aussi vivement toute idée de rejoindre mon lit? A l'évidence, la proximité de ma compagne ne m'apaise plus. Des nouveaux bras, c'est tout ce que je voulais. Un réconfort neuf et plus spontané. J'en demande trop apparemment. Je dois prendre les choses en main. Il me reste très peu de temps. Je dois agir vite. Je n'aurai aucun mal à te trouver. L'éloignement est somme toute relatif.


Près de mon immeuble, j'aperçois un sans-abri prostré sur un banc. J'ai failli le rater tellement il semble greffé à ce bout de bois. Ce coït impromptu et passif a enfanté une forme triste et morne prête à rendre les armes. La fatigue me fait tituber. Le corps humain a des capacités de résistance insoupçonnables mais ma vue me joue des tours. Je progresse sur le bitume sans pouvoir me délester de ma peine. Elle rôde autour de moi depuis trop longtemps, les regrets passent encore mais cette peine qui se cramponne à moi, je n'en veux plus. Tu l'as ravivé plus que je ne peux en supporter. En vieillissant, on s'imagine plus fort mais c'est un leurre. La lassitude temporelle n'aide pas. Elle appesantit tout. La volonté fluctue. Cette force de l'âge trompeuse nous piège et le retour de médaille en est d'autant plus douloureux. "Je ne me ferai plus avoir". Combien de fois j'ai dit ça?


Tant que mes jambes me le permettent, je suis bien décidé à aller jusqu'à toi. Je veux te voir en face, décrypter ton regard lorsqu'il se posera sur moi, voir si tu es telle que je l'imaginais chaleureuse comme une couverture en laine ou froide tel le marbre d'une tombe. Seras-tu aussi filiforme que ce lampadaire à demi courbé sous lequel je m'abrite de la noirceur de la nuit? Je n'y vois plus rien malgré la puissance de la LED. Mon ombre s'est réfugiée sous mes pieds effrayée par cette clarté artificielle. Quelques noctambules errent par vague sur les trottoirs. Parviendrais-je à aller jusqu'au bout? Il n'y a que moi qui puisse te reconnaître puisque tu ne m'as jamais vu. Si tu savais comme je te hais. Le choc va être violent je te le garantis et mon cœur pourra enfin reposer en paix. Quel intérêt de laisser mon esprit automutilation plus longtemps?


Je quitte mon abri de fortune et rejoins le destin que je me suis forgé. La fraîcheur ambiante contraste avec la chaleur du stress qui monte en moi. Je ne tremble pas de froid mais de peur. Cette peur inopinée me paralyse. Je suis terrorisé à l'idée de flancher à la dernière seconde. Les vibrations de mon portable me font sursauter interrompant mon état de flottement. "Maison" s'affiche sur l'écran. Je le laisse sonner dans le vide. J'ai atteint le point de non-retour. On a connaissance de mon absence et on ne va pas tarder à me faire rechercher. La poisse...


Cet intermède suffit à me remettre en quête de toi. Mon ombre a du mal à se détacher du sol. Je parviens presque à la semer. Renaît alors l'espoir de mettre un terme à mon supplice lorsque mes yeux distinguent ton visage. Enfin, on me permet de t'approcher. Je suis à deux doigts de te parler. J'hésite. J'ai tant attendu cette opportunité. Je l'ai si souvent échafaudé que je risque d'être affreusement déçu par la représentation finale. Ta tête semble flotter au dessus des badauds. Il est déjà trop tard. Tu es couverte de sang. Abondamment, tu as pleuré. Tu n'as pas assez de larmes pour pleurer ce que tu m'as fait. J'arrive jusqu'à tes pieds en jouant des coudes. Je peux te contempler telle que tu es, rouge de honte. Je m'écroule de fatigue, me rattrape de justesse à ton socle. Vierge Marie, pourquoi ne pas m'avoir permis de me venger par moi-même? Faut-il que tu sois aussi cruelle que ton fils? Garde tes mains tendues pour d'autres incrédules. Le sommeil dans lequel je plonge me sera éternellement salutaire.

  • La première phrase appelle le reste. Je la relève parce qu'il me semble l'avoir lue chez Proust. Mais sinon c'est très bon. Bravo.

    · Il y a presque 8 ans ·
    Vie1

    thib

    • La première phrase est effectivement de Proust. Le concours pour lequel cette nouvelle a été écrite l'imposait comme incipit. Merci beaucoup pour ce retour positif.

      · Il y a presque 8 ans ·
      Film petit prince

      missfree

  • L'insomnie, une arme pour une lutte perdue d'avance…

    · Il y a presque 8 ans ·
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    nyckie-alause

    • c'est exactement ça, une lutte perdue d'avance...Merci!

      · Il y a presque 8 ans ·
      Film petit prince

      missfree

  • Mystère et surnaturel entre assoupissement et somnolence. A la frontière ténue entre le conscient et l'onirique...

    · Il y a presque 8 ans ·
    Mojitoo

    thesecretgardener

    • oh le joli commentaire :-) Merci!

      · Il y a presque 8 ans ·
      Film petit prince

      missfree

  • Pareil que zab ! La privation de sommeil est une forme de torture, elle rend fou ! Mais ton texte entretient le mystère jusqu'au bout

    · Il y a presque 8 ans ·
    Ananas

    carouille

    • Merci Carouille! La nuit on voit les choses différemment et il peut se passer des trucs inimaginables dans nos esprits.

      · Il y a presque 8 ans ·
      Film petit prince

      missfree

  • Pareil que zab ! La privation de sommeil est une forme de torture, elle rend fou ! Mais ton texte entretient le mystère jusqu'au bout

    · Il y a presque 8 ans ·
    Ananas

    carouille

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