L'heure du pilon
ynnej
Travailler en bibliothèque, il n'y a rien de plus enthousiasmant et rien de plus déprimant à la fois. Bi-polaire, le bi-bliothécaire passe sans arrêt de l'euphorie au désarroi.
Non, on ne soupçonne pas combien il faut être solide nerveusement pour exercer ce métier. Tiraillé entre le passé et le présent, entre l'amour des livres et l'amour des gens, entre l'utopie et l'économie, non, le bibliothécaire ne déprime pas seulement parce qu'il est célibataire.
Ayant fait vœu de silence et d'obscurité, le bibliothécaire novice rejoint tout d'abord avec ferveur le bureau qui sera le sien au fond des magasins. Pivotant sans fin sur une chaise grinçante, il contemple tour à tour les livres serrés sur les rayonnages et les blagues punaisées sur le mur. Une rapide expertise lui révèle que ces blagues ont été composées en 1972 par un certain Albert.
Une question lui vient alors à l'esprit : Quelle blague vais-je bien pouvoir laisser à mon successeur ? Puis, d'autres interrogations plus existentielles l'assaillent… Où commence et où finit le patrimoine écrit ? Les blagues en font-elles partie ? Bébert est-il mort aujourd'hui ? Et moi, vais-je mourir ici ?
Gardien paumé du savoir de l'humanité, le bibliothécaire écoute grésiller les actualités émises par le poste radio d'un collègue, assis plus loin, quelque part. Il songe avec dépit combien les kilomètres de pensées qu'il conserve sont impuissants à raisonner ce monde condamné.
Lorsqu'il émerge du magasin obscur et de ses sombres réflexions, le bibliothécaire aguerri se confronte enfin à la réalité. Médiateur de la connaissance, il développe peu à peu d'indiscutables compétences en matière de bourrages papier dans les photocopieurs. Au terme d'une formation périlleuse, il obtient même l'habilitation électrique indispensable pour changer les ampoules qui éclaireront les citoyens.
Revendiquant l'anonymat, il œuvre pour l'autonomie des usagers déjà convaincus de son inutilité. Au milieu de sa carrière, le bibliothécaire constate qu'il ne sait plus très bien en quoi consiste, au juste, son métier.
C'est alors que survient l'heure terrible du pilon. Saturation des espaces, saturation des esprits, il n'y a plus de place dans le monde d'aujourd'hui. Il faut faire du tri. Avoir le pouvoir de mort sur les livres, ce n'est pas ce dont le bibliothécaire rêvait. Lui, dans sa naïveté, n'avait envisagé que l'éternité.
A présent, le gardien doit se faire bourreau. Et les gens s'offusquent de le voir jeter les livres. Les gens le condamnent. Mais les gens l'abandonnent, ce sont eux les tueurs. Ils sont sans pitié. Ils lâchent des phrases qui l'anéantissent...
« Il n'y a rien dans cette bibliothèque ».
Oui, il n'y a pas de machine à café. Funambule de l'absurdité, le bibliothécaire a envie de rire et de pleurer.
J'ai beaucoup aimé ce texte aigre doux. Il pourrait se transcrire sur d'autres métiers ... hélas. On a ce sentiment en ce moment, que tout fout le camp, non ?
· Il y a plus de 7 ans ·daniel-m
Oui, c'est une constante fuite en avant, l'obligation de se réinventer si on veut voir son métier durer...
· Il y a plus de 7 ans ·ynnej
C'est une blonde qui entre dans une bibliothèque. Le bibliothécaire : Bonjour madame, que recherchez vous ? Elles : Un livre ! Oui, quel auteur ? ... euh, environ 25 cm :o]
· Il y a plus de 7 ans ·daniel-m
Le bibliothécaire : ah dommage, je vous invite à utiliser l'automate de prêt dans ce cas :p
· Il y a plus de 7 ans ·ynnej
Je perçois beaucoup d'humour et de dérision. Il est vrai que notre métier est méconnu et parfois même par nous même... les affres du désherbage et du pilon, les réflexions profondes sur l'indexation... mais j'ai aimé ce métier se j'ai exercé pendant 15 ans; la joue de trouver des documents introuvables....! Merci pour ce texte
· Il y a presque 8 ans ·Natacha Karl
*la joie pas la joue!!
· Il y a presque 8 ans ·Natacha Karl
Oui, c'est de l'humour un peu noir ;-) mais j'adore mon métier...
· Il y a plus de 7 ans ·ynnej
Quel pessimisme ! Ah, ces livres disparus, ces recherches patientes , ces désespoirs ..
· Il y a presque 8 ans ·Susanne Derève