L'homme au journal

yunahreb

Le carillon de l'horloge de l'entrée sonnait déjà neuf heures. Sylviane, réveillée depuis l'aube, avait eu le temps de déjeuner et de se préparer. Pimpante et apprêtée, comme dans ces grands jours de fêtes familiales, elle n'en avait pas terminé de sa besogne matinale. Elle allait de ci, de là, et préparait le déjeuner de Robert. Préparation minutieuse et cadencée depuis bientôt quarante ans, elle ne voyait même plus sa gestuelle. L'esprit hagard, les automatismes de cet obsessionnel rituel matinal la plongeait dans une espèce de stase et d'apathie. Certes, les gestes s'étaient ralentis au fil des ans, mais la précision à poser chaque chose à sa place et la chronologie avec laquelle elle préparait cet en-cas matinal faisaient d'elle une spécialiste des matinées de Robert. Le matin était rayonnant et semblait la prendre par la main et l'emmener en voyage. C'est quand le neuvième coup de la pendule carrillonna qu'elle fut saisie d'un affolement général: il fallait vite servir le café à Robert, il ne pourrait pas supporter une seule minute d'attente. La vieille femme avait déjà disposé les tartines beurrées sur la nappe de velours marronnée. Une nappe un peu usée. L'usure des belles choses colorait chaque pièce et chaque meuble de cet appartement cossu.

Au neuvième coup de la pendule, elle entendait déjà les pas de Robert faire craquer le plancher de ce parquet qu'elle se plaisait à astiquer chaque jour qui passait. Sans un mot, il prit place devant la table, face au soleil qui dardait la salle à manger de ses rayons. Elle disposait déjà le café fumant devant lui, sur la table dont elle avait préalablement dépoussiéré la nappe. Le journal du matin à sa gauche, les tartines beurrées et le miel à sa droite, le café centralement placé devant lui, la disposition était militaire et obsessionnelle. C'est ainsi que démarrait la journée de Robert, grignotée par ce premier rituel obsessionnel dont sa femme avait la lourde responsabilité. Une erreur, un retard, et c'était la tourmente pour la journée entière.

Elle s'éclipsait, le laissant ainsi lire tranquillement son journal pendant que son café refroidissait. Il exigeait un café brûlant, mais ne le buvait jamais chaud. Tyrannique avec sa bien-aimée, elle se sentait plutôt mal aimée et châtiée par cet homme qui la terrorisait chaque jour un peu plus. Soudain, elle tressaillit:

- Sylviane!

Il l'appelait. Quelle chose n'était pas à sa place? Qu'avait-elle donc bien pu oublier? Armée de courage et adossée à un sourire qu'on eut dit forcé, elle s'avança timidement vers lui, comme une bête apeurée. Le visage caché par le journal qu'il semblait toujours en train de déchiffrer, il entonna d'une voix menaçante:

- Petite idiote! Le café n'est même pas sucré!

Elle se rappelait pourtant avoir mis deux sucres de canne dans le café de Robert. Elle voulut répondre quand elle le vit se tenir debout au-dessus d'elle. A peine le temps de lever les yeux qu'elle recevait une main moite et puissante sur son visage déjà tuméfié par des années de violence conjugale. Les yeux vides, sans larmes, elle était figée, immobile. Robert se rassit tranquillement, reprenant les feuilles noircies de nouvelles que le journal distillait. Il effeuillait à nouveau son journal, ignorant même la présence de sa femme. Sylviane, impassible, ne tressaillit pas. Elle ne négociait plus ses larmes et sa douleur. Plus aucun choc ne la perturbait, elle avait fait son parti de ces coups du sort qui la frappaient chaque jour.

Robert lisait son journal, c'était l'homme au journal. Qui aurait imaginé cette cruauté, puisque c'était simplement un homme qui lisait son journal...

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