L'Homme Idéal n'en a plus pour très longtemps ! Quelques jours, tout au plus !

"Oui, je sais. J'aurais dû vous annoncer la nouvelle plus tôt. Parce qu'Il est avec moi depuis un bon moment, l'Homme Idéal. Où ça ? Eh bien:

Il est dans mon miroir. C'est tout simple.

Ou, plus précisément, tout miroir dans lequel je regarde. Notre première rencontre de la journée, c'est le matin au réveil, dans ma salle de bain. Ah ben oui, là, il n'a pas un look top niveau. Tignasse aux quatre points cardinaux, poches sous les yeux, un regard où on ne lit... Rien. Rien de rien. On ne saurait pas que c'est l'Homme Idéal, on ne le devinerait pas. Mais, après une toilette soignée que nous faisons ensemble, voilà ! Il a fière allure. Il faut dire que nous sommes tous deux dans le plus simple appareil. Eeeeh ! On n'est pas mal, Lui et moi. D'ailleurs, j'ai remarqué un détail très sympa:

Quand, au cours de ma toilette, donc, disais-je, dans le plus simple appareil, il m'arrive de penser très fort à une dame que je convoite avec ardeur, alors là se produit, en un point précis de ma personne, un afflux sanguin aussi localisé que, ma foi, agréable. Eh bien, vous savez quoi ? Dans le miroir, l'Homme Idéal éprouve le même afflux sanguin au même point précis de Sa personne ! Le Coquin doit avoir aussi une dame qui occupe Son esprit.  Mais le plus fascinant est que, lorsque nous sommes tous deux au maximum de rigidité, le point précis de l'Homme Idéal a les mêmes mensurations que le mien !

La même couleur, aussi.

Qu'est-ce que je suis flatté ! Me voilà fringant pour toute la journée.

Mais je ne vous donnerai pas le détail des mensurations. Rhooo ! Non. Je ne vais pas trahir l'Homme Idéal.

Après la toilette, n'ayant pas de miroir dans ma cuisine, je ne Le vois plus.

Je Le retrouve dans le miroir de l'ascenseur (dites, vous trouvez ça utile, les miroirs dans les ascenseurs ? Enfin, bon...). Rien à dire: Il a la tête de l'Homme Idéal dans un ascenseur. Ensuite, dans mes diverses activités de la journée, je Le vois quand je passe devant un miroir. C'est chaque fois une émotion:  je suis le seul au monde à voir l'Homme Idéal !

J'ai même transporté avec moi, pendant quelques jours, partout où j'allais, un grand miroir d'un mètre soixante douze de hauteur. Mais j'ai dû  renoncer. Dans les transports en commun, au supermarché, dans les rues, à l'Opéra (je suis friand de bel canto et Lui aussi) les gens me trouvaient encombrant. Et quand j'entrais dans des toilettes publiques, la préposée me regardait bizarrement.

Ah oui ! Il y a un endroit génial: la piscine municipale. J'y vais souvent. Là, on trouve plein de miroirs: autour des bassins, dans les couloirs, les vestiaires... Je me régale à Le voir en maillot de bain. Mais j'ai un souci à ce sujet. Voilà:

Quand je Le regarde, avec admiration, il arrive qu'une femme passe près de moi, s'arrête devant le miroir, pour se recoiffer par exemple. Immédiatement, la Femme Idéale apparaît et se recoiffe aussi.

Eh ben ! Le croirez-vous ? Rien ne se passe, l'Homme Idéal ne cherche pas à la draguer. Rien, nada, pas le moindre petit signe de part et d'autre. Du vrais gâchis, moi j'vous dis ! Un jour, j'ai pensé que c'était une question de timidité. Alors, pour Lui montrer comment il faut faire, j'ai tendrement posé mes mains sur les hanches de la femme à côté de moi et je l'ai embrassée dans le cou, en démonstration, quoi !

Paf ! Elle m'a balancé une gifle costaude en me traitant de goujat. Et la Femme Idéale en a fait autant à l'Homme Idéal qui venait de m'imiter. Le fiasco, le râteau ! Je suis parti, désolé. Franchement, ça me déprime.

Un soir, alors que j'étais au lit avec une dame très bien disposée à mon égard, la coquine m'a proposé d'installer un grand miroir près de nous, pour pimenter les galipettes, comme elle a dit, toute ébouriffée. Mais je n'ai pas voulu. Moi, les parties carrées, ce n'est pas mon truc.

En fait, et c'est pourquoi que je suis venu vous consulter, la continuelle présence de l'Homme Idéal près de moi me lasse un peu, ça tourne à l'obsession, d'autant que je suis seul à Le voir. Je veux Lui faire comprendre qu'Il doit me lâcher un peu, libérer mes miroirs, afin que je n'y vois que mon reflet, ma propre image.  Seulement, je ne voudrais pas Le vexer. Je suis certain qu'il y a un moyen.

Pouvez-vous m'aider, Docteur ?"

La psychiatre se détendit dans son fauteuil. Son patient restait allongé sur le divan, la regardant avec confiance. Cette praticienne jeune, très belle, avait une excellente réputation. On lui devait la guérison de beaucoup de troubles mentaux graves. Sa vie privée restait un mystère, elle semblait n'avoir aucune attache sentimentale. Elle sourit, revint à son bureau, invitant d'un geste son patient à venir s'asseoir en face d'elle.

"Rassurez-vous, Monsieur, votre pathologie n'est pas grave. Ce qui la rend, disons... Envahissante, c'est la satisfaction que vous éprouvez en sachant que l'Homme Idéal est là, tout près de vous, n'est-ce pas?"

"Oui, Docteur. Et j'ai beau me dire qu'il n'y a rien de gratifiant, c'est plus fort que moi."

"Je comprends. Vous ne pouvez pas vous passer de savoir qu'Il est là, rien que pour vous. Alors voici ce que vous allez faire: chez vous, cinq fois par jour, les yeux clos, vous direz calmement: "L'Homme Idéal ne mérite pas que je lui sacrifie mon reflet. Comme mon corps, mon miroir m'appartient". Puis vous avalerez cul-sec un petit verre de rhum avec un comprimé de glacinoflexol polyazimuté. Traitement sur six jours. Je vous donne une boite, ça suffira.

Ensuite, le plus important, le plus compliqué sans doute: Pendant six jours, pas de miroirs. Aucun. Retirez-les de votre logement, ne sortez pas, ou très peu, sans regarder le moindre miroir. Si vous suivez bien cette cure, au bout des six jours, l'obsession aura disparu, vous ne verrez plus jamais l'Homme Idéal."

"Six jours, Docteur ?"

"Oui. Pas cinq, pas sept. Six. Au revoir, Monsieur, ne vous inquiétez pas."

Le patient serra avec chaleur la jolie main manucurée de la psy. "Combien vous dois-je, Docteur ?"

"Rien du tout. Je ne prends pas d'honoraires pour un trouble aussi bénin".

Elle le regarda sortir et fermer la porte, puis se leva, lumineuse de bonheur. Elle avait réussi !

"Vite, je dois Lui annoncer la nouvelle ! Elle sera fière de moi."

Elle vérifia sa coiffure (cheveux dénoués, comme Elle aimait), son chemisier, strict, mais quatre boutons défaits, et courut dans son salon. Coeur battant, elle alla vers un grand miroir vénitien et chuchota (feula...):

"Maîtresse, bonjour !"

Immédiatement la Femme Idéale apparut, dans sa tenue de repos très peu décente.

"Je te connais bien, ma belle, je lis le triomphe dans ton regard. Dis-moi !"

"Je l'ai repéré, Maîtresse. Votre ennemi ignoble, l'Homme Idéal. Je vais Le détruire !"

"Oh ma douce... Tu n'as pas pris de risques, au moins ?" L'angoisse rendait la Femme Idéale plus adorable encore.

"Aucun risque. C'est un de mes patients qui vient de me Le signaler, sans se douter de la Vérité.  Il m'a suffit d'appliquer la Formule: six jours d'interdiction de miroir pour le patient, à qui je fais absorber le filtre anti-mâle sous forme de comprimés. Les Lois sont formelles: après six jours sans contact avec un humain, l'Homme Idéal succombera, sera anéanti. Cet horrible Masculin qui prétendait dominer les Femmes va disparaître à jamais. Vous serez Seule à gouverner le monde, et les femmes vos servantes dirigeront les hommes. L'éternité Féminine commencera dans six jours !"

Les mains de la Femme Idéale jaillirent du miroir, se posèrent sur les hanches de la psychiatre qui titubait de passion.

"Viens, plus près !" Sa voix n'était qu'exigence et amour.

"Oui, Maîtresse !"

Le baiser qu'elles échangèrent fit exploser le miroir.

    Edouard HUCKENDUBLER (naïf amoureux des reflets)