Lignes de vie

polluxlesiak

Hélène remonte le boulevard Clémenceau d'un pas rapide. Il est midi et demi, déjà, et elle doit rentrer, vite. Paul s'est levé tôt, ce matin encore, et elle sait qu'il ne s'arrêtera pas, de lui-même, pour déjeuner.

Le marché était vraiment beau ce matin ; Hélène y a retrouvé ses commerçants habituels, mais aussi découvert un nouveau petit fromager qui lui a vendu de quoi préparer un soufflé parfait pour ce soir. Paul aimera-t-il ? Quoiqu'il en soit, ce n'est pas parce qu'il ne se soucie plus de ce qu'il mange qu'elle doit cesser de cuisiner.

Comme il était gourmet, et gourmand, autrefois ! Il pouvait passer des heures aux Halles de Lyon pour dénicher le bon produit, celui qu'il préparerait, des heures durant et tel un grand chef, dans le secret de sa cuisine, dont il sortirait triomphant, un plat fumant à la main … Hélène sourit à ce souvenir. Quel dommage qu'il ne veuille plus sortir ! Ni aux Halles, ni même au marché de Saint-Médard. Elle fait désormais les courses seule. Et en se dépêchant.

Elle est passée à la pharmacie – on l'y connait bien et c'est toujours pour elle un réel plaisir de pouvoir échanger quelques phrases avec Monsieur Magnin ou son assistante, ou avec quelque client qu'elle connaît - ou non. On prend de ses nouvelles, de celles de Paul. On commente la météo, le coût de la vie, les dernières informations locales. Rien de bien passionnant, mais Hélène apprécie ces rapports simples et sympathiques, pleins de vie, avec des gens qui n'ont rien à lui apporter, si ce n'est un sourire – et c'est souvent de cela qu'elle a le plus besoin.

Paul était si loquace ! Il ouvrait la bouche sitôt levé, et ne cessait bien souvent de parler qu'au moment de se coucher – quand il ne poursuivait pas ses monologues une fois la lumière éteinte ! Cela faisait rire Hélène qui, loin de s'en formaliser, avait accepté avec philosophie ce trait de caractère de son mari, d'autant plus que ce dernier ne manquait pas de culture et que ses exposés, sur des sujets aussi variés que la littérature, la biologie ou le jardinage, étaient souvent aussi longs que passionnants … Parfois, elle parvenait à s'introduire entre deux phrases et, pour peu que Paul admette la pertinence de ses interventions, c'étaient de longues conversations qui tenaient les époux des heures durant, et laissaient Hélène toujours plus amoureuse et admirative devant l'intelligence de son mari.

Avec intelligence et rigueur, c'est ainsi qu'il avait mené toute sa carrière à l'Education Nationale. Son métier, c'était sa passion. Combien de devoirs a-t-il corrigés ! De cahiers a-t-il ramenés à la maison le soir, pour …

… des cahiers ! Hélène sursaute : elle a failli oublier ! Il aura besoin d'un nouveau cahier, et de crayons HB, avant ce soir, sans faute ! Elle effectue un bref demi-tour et se dirige vers la papeterie de la rue du Collège, qu'elle est rassurée de trouver encore ouverte.

Il ne reste qu'un cahier à couverture bleue; tous les autres sont rouges. Tant pis, elle prendra le bleu, et reviendra en chercher d'autres plus tard. Elle ne veut surtout pas avoir à revivre la scène qui a suivi l'achat du seul cahier rouge qu'elle ait un jour rapporté, faute de mieux, à la maison – son achat a aussitôt volé à travers la pièce ! Paul ne veut que du bleu, elle l'a compris. Elle s'y plie.

Hélène sort de la boutique et presse le pas. Midi quarante déjà ! Mais voici le Docteur Frot qui vient à sa rencontre : comment va-t-elle ? Et lui ? Toujours pareil ? Tient-elle le coup ? Ne devrait elle pas envisager de prendre quelques jours de repos, seule ? Hélène acquiesce, dit oui, mais non, elle ne peut pas le laisser seul, il ne mangerait plus, ne se coucherait plus … non, c'est impossible. Et tant pis si personne ne la comprend. Paul n'a plus besoin que de cahiers, de crayons, et de sa présence. Elle le sait. Et l'accepte.

Hélène gravit les escaliers qui la mènent au seuil de son appartement. Dans l'entrée, elle se défait de son manteau et de son trousseau de clés, dépose son chariot à la cuisine et en extrait le cahier bleu.

Elle se dirige vers le salon où elle a laissé Paul, tout à l'heure, assis à sa table de travail. Il n'a pas bougé, aussi occupé que lorsqu'elle est partie. Il ne lève pas les yeux vers elle. Elle passe derrière son dos et se penche par-dessus son épaule, murmurant :

  - Alors, mon chéri, tout va bien ?

Paul ne répond rien. Il poursuit sa tâche. Plaçant une règle métallique bien horizontalement sur la page de gauche du cahier ouvert devant lui, il trace avec application une droite au crayon, sur toute la largeur de la page. Puis descend sa règle d'un centimètre, à nouveau, en corrige l'inclinaison, et trace une nouvelle ligne de gauche à droite. La règle descend d'un nouvel intervalle, et Paul trace une troisième ligne. Lentement. Soigneusement.

Hélène se retire. Elle sait que lorsqu'elle aura fini de ranger ses achats, Paul aura rempli toute une page de lignes parallèles, strictement tracées et régulièrement espacées, ne différant entre elles que par leur épaisseur, elle-même liée à celle de la mine du crayon qu'il retaillera dès que celle-ci sera trop usée. Puis il recommencera. Sur la page de droite. Puis sur la page de gauche suivante, et celle de droite à nouveau. Et ainsi de suite, sur toutes les pages de son cahier. Et puis, sur un autre cahier. Le bleu, le neuf, de ce matin.

Jusqu'à ce que le soir tombe, et qu'Hélène l'emmène se coucher.

Paul a déjà rempli ainsi plusieurs dizaines de cahiers. Cela va faire trois ans qu'il passe ses journées à tirer des traits. Trois ans à faire glisser une mine de son crayon HB sur une règle métallique, au fil des pages d'un cahier bleu. Deux ans que le neurologue a cru rassurer Hélène en lui confiant que le diagnostic était posé : Alzheimer – comme si connaître le nom de la maladie lui permettrait de l'apprivoiser. Ce mal qui ronge Paul, qui a fait de son mari un automate graphomane, Hélène ne l'accepte pas. Ne l'acceptera jamais. Mais a décidé de vivre avec. Et à qui lui conseille de placer son mari en institution, elle répond vertement qu'il n'est pas fou. Qu'il a besoin d'elle, et qu'elle est là. Il n'est plus le même, non. Et alors ? Tant qu'il trace ses lignes, il est là, avec elle. Et en vie.

Hélène a fini son rangement. Elle revient au salon, contourne la table. Paul ne l'a pas vue.

Elle s'assied doucement face à lui. Et le regarde.

Paul est arrivé au bas d'une page. Il s'interrompt. Dépose, lentement, son crayon HB à gauche, et sa règle métallique à droite, bien perpendiculairement au cahier ouvert.

Puis lève la tête, aperçoit Hélène.

Et lui sourit.

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