L'Immaculée Conception
obrisko
2 mai. Un lundi au soleil comme d'autres n'en auront jamais. Le sempiternel métro-boulot-dodo se transforme ces jours-là en un autre triptyque : dodo-abdo-bistrot. La grasse matinée, le café qui n'en finit plus devant l'écran de l'ordinateur. Puis, salle de sport. Enfin, vers 15 heures 30, il était temps de rejoindre l'une des terrasses les plus en vue de Nantes.
Nous en étions précisément à cette étape. Sur la petite table ronde, la pinte de stout venait d'être déposée à sa place. Côté rue, le recueil de poèmes de John Keats, toujours le même, était négligemment offert au regard des passants. Un regard averti aura remarqué son aspect trop neuf pour avoir été lu...
Mais un autre objet accapare mon attention : un bloc-notes ordinaire. Je viens de l'acheter, et, assis en terrasse, je compte passer mon temps à croquer les passants, noter mes impressions sur la ville et sur le monde, mettre en scène de manière romancée les splendeurs et misères de ma vie privée. Fier de mes qualités de plume, je me sens prêt à griffonner assidûment. Un jour, tout ceci sera mis bout à bout et aura de la valeur. Ou pas, ou pas tout de suite ? Je relève le défi, j'ose tout, l'on me reconnaît à cela paraît-il. Je suis résolu cette semaine à avancer sur ce grand œuvre. Après tout, l'autofiction est devenue un genre à part entière, alors pourquoi pas moi, moi qui parle de moi comme personne ?
Ceci étant dit, ce 2 mai n'est pas propice. Sous un soleil radieux, l'on ne croise au Bouffay que quelques groupes d'étudiantes trop jeunes pour attirer mon attention, des punks à chiens qui ressemblent à tous les punks à chiens, et la Roumaine édentée de l'église Sainte-Croix qui a fait sa séance de fitness du jour, en parcourant cent mètres aller-retour depuis sa marche d'escalier attitrée jusqu'à ma terrasse. Pas de quoi dresser une galerie de portraits digne d'intérêt. La trame du prix Goncourt de l'an prochain, ce sera pour demain.
Mardi. Pourquoi ne pas chercher l'inspiration dans le tram ? Déjà, parce que je préfère ma voiture, même si ce n'est pas bien pour l'écologie. Ensuite, parce que dans le tram, il y a des gens, trop de gens, parfois ils ne sentent pas bon et, à l'heure de pointe des salariés, personne ne parle vraiment. Mais soit, essayons.
Le tram entre en station. Quelques bousculades plus tard, je me tiens prostré à l'intérieur. Aucune envie d'écrire la moindre ligne. Le bloc-notes reste au fond du sac.
Mercredi, jeudi. J'aime ma répartie dans le dialogue virtuel. Bien sûr, le « chat » sur Internet est à la littérature ce qu'une salle de bains est à la scène lyrique. Mais tout de même. Madame de Sévigné aurait vécu avec son temps, et, de nos jours, elle aurait troqué la plume d'oie contre le clavier et aurait passé ses journées à attirer de nouveaux lecteurs grâce à ses correspondances dématérialisées. J'archive scrupuleusement certaines de mes saillies drolatiques les plus remarquables, il faudra en faire une synthèse.
Vendredi soir. La semaine de travail est finie, place au divertissement. Ce soir, il s'agit de laisser mes pas me porter, de dénicher un endroit animé, et d'y passer la meilleure soirée possible, rencontrer quelqu'un pourquoi pas. Mon bloc-notes m'accompagne. Cet objet endossera plusieurs fonctions. Support de ma prose bien sûr, mais aussi sauve-qui-peut contre le pathétique qualificatif de pilier de bar. Et espoir secret d'en faire un intercesseur, une source de curiosité de la part d'une jolie jeune femme.
Je m'installe au comptoir d'un bar d'inspiration new-yorkaise. Un homme m'aborde, coupe afro. Il a vu mon carnet et mon crayon. Ecrivain ?, demande-t-il. En quelque sorte! J'ai la tête de l'emploi, c'est un bon début. Amateur de mots, alors amateur de slam ? Soit. Et nous slammons, et je suis maladroit mais peu importe. Et ainsi la soirée passe, sur ce tour inattendu. La couverture cartonnée du bloc-notes éponge les auréoles de bière. Il faudra que je rattrape mon retard demain, j'ai des choses à raconter.
Samedi, heure indéterminée. Encore pâteux de la soirée d'hier. Rien à manger dans le réfrigérateur. Pour le marché, il semblerait que ce soit trop tard. On se traîne chez le marchand de journaux, un macaron pistache en passant, retour à la maison. Plateau repas devant la télévision de l'oeil gauche, devant Internet de l'oeil droit. Qui trop embrasse mal étreint, je ne retiens rien de ce que je suis censé regarder. Mes travaux d'écriture, quels travaux d'écriture ? On verra demain, aujourd'hui, eh bien, je médite, voilà.
8 mai. Un dimanche, quel intérêt de mettre des jours fériés le dimanche? Il fait un temps sinistre. Je sors malgré tout prendre l'air, carnet en poche et parapluie Tempête dans la main gauche. Ma capitulation survient au bout d'une courte demi-heure, quand, enfin, une vision du cours Cambronne abandonné à mon seul usage m'incite à extraire mon bloc-notes de mon revers de veste. Mais comment porter mon lourd parapluie en même temps que je tiens, au choix, mon stylo ou mon bloc-notes ?
Dimanche soir. Le bilan de la semaine est éloquent : entre situations cocasses et images évocatrices, les sept jours écoulés ont été riches en matériau littéraire. Il ne me reste plus qu'à reprendre mes brouillons pour bâtir une histoire édifiante. Je reprends mon bloc-notes : immaculé, sans la moindre annotation, il semble sortir tout droit du supermarché. Le fait est que je n'ai pas rédigé une ligne de toute la semaine.
Aucune importance car tout est clair dans ma tête. Il suffit que je prenne une heure ou deux pour synthétiser tout cela en en faisant un livre. C'est quand je veux, d'ailleurs... Je n'ai pas besoin de prendre des notes, il s'agit juste là d'une question de méthode, pour me prémunir de tout plagiat. Mes romans seront christiques, conçus sans péché de griffonnage. Je démarre la rédaction proprement dite la semaine prochaine. Non, vraiment, c'est facile. Je commence demain.
Et bien il semble que ça ait marché ... :)))
· Il y a plus de 12 ans ·Bravo pour le concours.... !!
junon
@Mathieu: oui je suis d'ailleurs tombé sur le site dans une mailing-list de concours en tous genres. Si ce n'est pas malheureux: une nouvelle dont le personnage n'est qu'un poseur, écrite par un auteur vénal, qui gagnerait le premier concours littéraire auquel il participe au détriment de passionnés qui s'y essaient depuis des semaines, des mois, des années? Hé oui mon bon monsieur, ce monde est laid...
· Il y a plus de 12 ans ·obrisko