L'inconnue

Véronique Locart

Au hasard des rues parisiennes, on peut trouver des lieux insolites. Il en est un qui n’est que trop peu connu. Dans ce Théâtre de verre du 10ème arrondissement, squat à artistes, elle se faufile dans l’enceinte du bâtiment atypique. Il est plus de dix-huit heures et elle déteste être en retard. Elle doit être sur la scène avant vingt heures. Après un maquillage léger, mais appliqué, elle devra se changer. Elle possède une tenue de scène différente à chacune de ses représentations, selon si c’est l’auteure qui déclame un texte, si c’est la chanteuse qui se manifeste ou si c’est l’humoriste qui s’agite. Pour la clameur, elle revêt une tenue soft, un maquillage presque invisible, mais soutenu. En ce qui concerne la chanson, la tenue est chic, mais sobre, le maquillage est intense. Quand c’est le pitre qui règne, elle est vêtue d’étoffes hétéroclites et le maquillage est voyant.

Ce soir est exceptionnel. Elle a appris, par texto, qu’un producteur peu connu serait présent. Il cherche de nouveaux talents afin de se faire connaitre en mettant en avant l’existence de personnalités complètes. Elle doit se produire sous ses trois formes en continuité. C’est elle qui fait le spectacle, seule, ce soir. Ses textes, c’est elle qui les écrit. Les textes de la clameur sont des poèmes inspirés de moments nostalgiques, de la perte d’un amour, d’un membre de sa famille, lors de changement de saison. Les textes de ses chansons sont issus de sa propre expérience face à la vie, à la société, à l’amour. Les sketches sont écrits sur la base de ce qu’elle observe dans sa vie de tous les jours, ajoutés à son propre humour. Heureusement qu’elle en est affublée. Sans ce trait de caractère positif, elle serait par terre depuis longtemps, « dans le ruisseau », tel que l’a dit Rousseau.

Elle s’assoit de manière aérienne dans une loge si minuscule que l’on se demande comment peut-elle faire entrer son corps imposant, à cause d’une mal bouffe, de nuit sans sommeil, de journées exténuantes. Elle ne vit pas, elle survit, en attendant d’être remarquée, d’être sous les feux des projecteurs, chose qui ne lui arrivera peut-être jamais. L’espoir fait vivre.

Ce soir, elle veut commencer par la clameur, les gens seront plus attentifs à ses textes au début qu’à la fin, même si la prise de risque est énorme. Elle enchaînera avec des sketches courts, concis, amusants, participatifs. Le public endormi se réveillera et s’amusera, elle l’espère. Elle finira par la chanson, qui clôturera sa prestation avec brio.

Elle répète dans sa tête tout en se maquillant, comme le lui a appris une amie du théâtre. Ses beaux yeux gris en amendes, sont ourlés de longs cils. Son visage banal est rond. Sa coupe de cheveux lui va à ravir, coupe de cheveux signée par une autre amie du théâtre. Elle est maquillée, elle n’a plus qu’à enfiler sa tenue de couleurs automnales. Une jupe mi-longue, droite, marron, tailladée de fentes éparses en bas de la jupe. Un chemisier crème, qui a connu des jours meilleurs, vient compléter la tenue. Du haut de ses un mètre soixante, elle s’installe sur une chaise défraichie, sur la scène. Les lumières jaunes blafardes se changent en luminosité douce pour se fondre dans le décor de couleur blanc, orange, pourpre, installé derrière elle, en son honneur. Le décor ne changera pas malgré les trois différentes prestations. Elle rejette ses longs cheveux châtains bouclés avec art. Le public dira d’elle, qu’elle est une personne simple, mais belle, souriante, mais touchante, de forte corpulence, mais gracile. En bref, le spectateur oublie les traits de son physique pour ne retenir que ses compétences artistiques et l’émotion qu’elle met dans ses mots, dans ses phrases, dans ses vers, dans sa façon de se mouvoir, de s’exprimer.

Elle soupire lorsque les lumières s’éteignent annonçant que la clameur de son texte préféré est terminée. Le public applaudit. Très vite, dans la petite loge, elle se change. Il faut qu’elle enfile sa robe rouge, ses mocassins verts, son petit chapeau bleu criard, ses trois marques de fabriques indissociables. Elle réapparait sur la scène en même temps que la lumière plus vive qui remplace la lumière douce de tout à l’heure. Elle enchaine les histoires courtes, les citations de son cru, les blagues. Les rires timides du début sont vite remplacés par des éclats de rire. Elle est enchantée de l’effet positif qu’elle apporte aux gens.

Les lumières s’éteignent à nouveau au moment exact qu’il fallait. En se glissant dans sa petite loge, elle entend les derniers rires et applaudissements. Elle pense avoir conquis le public présent ce soir. Elle se change en une tenue plus soft composée d’une robe droite noire et blanche, un boléro noir accompagné d’un liserait de plumes d’autruche et des mocassins noirs. Sa voix douce s’élève dans le noir. Les lumières changeantes viennent la chercher dans les coulisses et l’accompagnent au centre de la scène. Elle peut se donner à fond, elle n’a plus rien à perdre. Elle ne monte pas trop dans les aigus pour ne pas casser les oreilles des gens, elle reste dans sa tonalité. Des larmes coulent sur les joues de certains spectateurs. Elle a touché des gens et elle est satisfaite, même si la gloire n’est pas pour demain, elle aura émue quelqu’un et c’est ce qui la fait tenir chaque jour, chaque nuit. Un dernier trémolo dans la voix et elle se courbe pour saluer son public.

Une ovation, « standing ovation », fait honneur à son travail. Les gens crient, sifflent, c’est l’apothéose. Rêve-t-elle ? Est-ce la réalité ? Et si elle était retenue pour une chorale, un petit rôle dans une pièce, dans un film ? Ce serait le comble du bonheur. Pourquoi, dans le monde si fermé du spectacle, ne réussit-on qu’avec un corps longiligne ?

Elle rentre chez elle, telle qu’elle est venue, inconnue de tous, épuisée, heureuse. 

  • "un corps longiligne ?
    Elle rentre chez elle, telle qu’elle est venue, inconnue de tous, épuisée, heureuse."
    je ne comprends pas pourquoi ne figure pas la fin car sur mon wordspace, mon texte est entier.
    Merci pour votre lecture et votre réactivité.

    · Il y a environ 12 ans ·
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    Véronique Locart

  • Oh la fin n'est pas entière !
    "ne réussit on qu'avec un corps de rêve ?" ou quelque chose comme ça j'imagine ?
    J'ai envie de répondre que oui et non !
    Et que le corps sans le talent ne produit que des potiches sans intérêt, de la "valeur ajoutée" à des spectacles qui ne méritent pas d'avoir du talent dans leurs prestations.

    · Il y a environ 12 ans ·
    Skulltest

    apophis

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