L’intolérante

Constance Berjaut

Ce qui est frappant chez elle, c'est sa couleur. Un camaïeu de beige qui vire au noisette dans l'iris de ses yeux et au mastic léger sur la fine peau qui entoure son regard. Ses cheveux, d'une teinte naturelle indescriptible allant du blond atone au marron dilué, renvoient à une peau coquille d'œuf légèrement sourde. Comme si elle absorbait toutes les couleurs pour en sécréter une seule inerte, cafardeuse, morne. Une couleur anémiée.


Il faut dire que c'est une végétarienne, intolérante au gluten et au lactose, allergique au sucre raffiné, à la bière, au beurre demi-sel, à la fraise Mara des bois, au concentré de tomate, au chocolat noir 85 % et peut-être même à la moutarde de Dijon. Ce qui pourrait être un problème au quotidien pour des milliers de personne ne l'est pas pour cet ayatollah du bien manger. Car depuis qu'elle a découvert ses faiblesses intestinales dans les pages d'un magazine féminin titrant « Après le Sida, le gluten. Le nouveau mal de ce siècle », cette nutritionniste en herbe est devenu une nouvelle femme. Déjà, elle n'est plus ballonnée, ce qui lui permet de dire avec une certaine fierté que son côlon est certainement le plus propre de la ville. Ensuite, elle a perdu les quelques kilos qui affligeaient ses hanches et son moral. Dorénavant, son corps sous contrôle ne présente plus aucune aspérité charnelle. D'ailleurs les mains de son mari ont beau chercher un contact vorace, elles se trouvent toujours reléguées à des caresses linéaires. Et que dire de la fessée, cette petite stimulation qui vivifie les moments d'intimité ? Les os saillants de sa moitié dictatoriale ayant accueilli sa main avec violence, lui provocant une faiblesse érectile immédiate et un choc boursouflé sur une de ses articulations, l'époux ne tient plus vraiment à réitérer l'expérience.


Mais comment avouer à sa femme que sa graisse lui manque ? Celle de ses fesses tout comme celle de ses assiettes. Car ses mets ont beau être rehaussées de fleurs comestibles, ils ont le goût d'un pâturage qui ferait se damner une vache sacrée mais certainement pas un homme. En regardant sa moitié100 % biologique s'affairer en cuisine et en découvrant le menu du soir, le mari ne peut s'empêcher de penser qu'il fait partie de l'espèce qui squatte la première place de la chaine alimentaire depuis des millénaires. Il se dit qu'il est issu d'une suprématie génétique qui a vu les hommes apprivoiser leur environnement, abandonnant inexorablement les plus faibles. Une souveraineté omnivore qui trouve une triste fin dans une assiette de légumes d'hiver. Il a beau aimer sa femme, sa cuisine pourrait rendre cannibale n'importe quel Homo Sapiens.


La harpie du riz germé ignore volontairement la faim carnivore qui tiraille son mari, dont la détox imposée n'en finit plus de se traduire en poussée d'acné, maux de tête et autres crises émotionnelles. Ce qui compte pour elle, c'est l'énergie qu'elle a retrouvée en se déclarant intolérante. Heureusement d'ailleurs car il en faut pour dénicher à travers la ville les meilleures graines de chia, de courge ou de pavot, les noisettes torréfiées, la farine d'épeautre, le kale, le soja, le lait d'amande, la spiruline ou le kamut. Une course à la rareté qui ne l'effraie pas et qu'elle aime partager avec sa nouvelle meilleure amie, la néophyte. Elle n'est pas peu fière de se dire qu'elle a changé la vie de cette jeune femme en léger surpoids. Peut-être même qu'elle lui a sauvé la vie. La néophyte faisait un burn out lorsque la spécialiste de la fermentation maison lui a fait prendre conscience de son mal. La chance étant du côté des carnassiers repentants, la lobbyiste du tofu fumé n'eut pas de mal à trouver un article dans son magazine de prédilection qu'elle s'empressa de transmettre à son amie. Sobrement intitulé « Burn out : Et si vous étiez intolérant au gluten ? », ce papier mettait en parallèle deux des maux tendances des années 2010 en faisant une petite digression vers le troisième, les pervers narcissiques, qui finit par convaincre la nouvelle encartée chez Bio c' bon.


Malheureusement cette saine plénitude prend fin avec violence lorsque la despote armée de son lait de sésame blanc fraîchement acheté dans une épicerie de quartier découvre son mari dans une brasserie, la serviette enroulée avec précision autour du cou et la fourchette traversant l'air d'un geste vif pour venir déposer un morceau de bavette sanguinolent dans une bouche affichant un léger rictus… le tout alors que les enfants du couple engouffrent au même instant une fournée de frites graisseuses. Le mari a non seulement trahi sa confiance diététique mais il a en plus entrainé dans sa chute une progéniture aux selles parfaites qu'elle croyait protégée des affres de la gourmandise. Oscillant entre hystérie et profond dépit, la gorgone anémiée se réfugie alors dans son antre estampillé Agriculture Biologique et dans un geste de désespoir engloutit une tartelettes aux fraises Mara des bois et un éclair au chocolat noir 85 %.


Doucement réveillée par le bruit d'une mastication caoutchouteuse et l'odeur sirupeuse du raisin, elle pense le temps d'une seconde avoir réussi son suicide à coup de chocs anaphylactiques. Le visage légèrement boursouflé et le côlon plus vraiment propre, elle découvre la néophyte qui veille sur elle tout en dévorant des fruits secs. Voyant son mentor ouvrir peu à peu les yeux, elle lui explique frénétiquement et sans ambages qu'elle est à l'hôpital à cause d'une hyperglycémie foudroyante, que cela fait cinq jours qu'elle est dans un état de demi conscience hurlant des inepties aussi terrifiantes que « Blanquette de veau ! » ou « Tartiflette ! », que son mari l'a quittée emmenant avec lui les enfants après avoir découvert que sa femme mangeait des pâtisseries en douce… mais que tout ça n'était pas bien grave car elle avait déjà de nombreux soupirants sur le site de rencontre où elle l'avait inscrite, le fameux « Glut'M, » pour tous les amoureux… intolérants au gluten.

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