L’OGRE DE BARBARIE. (Suite et faim.)

Hervé Lénervé

Il était une fois, pas plus tard qu’hier, dans un pays lointain à Paris.

Je regardais la petite qui me souriait que de ses yeux en n'accordant aucune importance au portrait satanique qu'en faisait sa mère. Elle avait un visage doux et gracieux, mais triste et résignée aussi, étrange impression de malaise qu'inspirait cette enfant, si jeune et déjà vaincue.

-         Sincèrement, je ne vois pas ce que… essayais-je de placer.

-         Vous allez comprendre, laissez-moi le loisir de vous l'expliquer, me coupa péremptoirement la maîtresse femme. Notre fille a des comportements malsains, je ne suis pas certaine, d'ailleurs, qu'elle soit réellement notre enfant. Elle est étrange, peut-être étrangère… La femme repris son ton de conspiratrice… je crois qu'elle est étrangère à notre espèce, d'où peut-elle venir ? Nul ne le sait, le fait est qu'elle n'est pas humaine.

Et j'écoutais encore et toujours plus décontenancé. J'étais fatigué, il commençait à se faire tard, je n'avais pas encore diné et j'avais grand faim et sommeil. Les Ogres se couchent tôt et se lèvent tard en général, ils ont besoin de beaucoup de sommeil pour s'accepter. Des circonstances particulières avaient retardé mon couché.  J'essayais donc d'accélérer le mouvement.

-         Qu'attendez-vous de moi, Messieurs Dames, s'il vous plait, il est tard.

-         Ok ! Repris l'épouse, je vais être crue… Nous désirerions… que vous nous débarrassiez de notre fardeau… Elle compléta voyant mon expression perplexe… de notre enfant.

Silence des minutes qui s'égrènent.

-         Pardon ???

-         Ne tournons pas autour du pot. Nous savons qui vous êtes et votre situation délicate ne vous laisse pas tellement d'alternatives. Donner nous un chiffre.

Fatigué, je l'avais été, fourbu, je l'étais à présent. Mes paupières se fermaient mon esprit avec elles. Je luttais encore un peu pour les apparences, mais battu je l'étais d'or et d'argent.

-         Je vais vous demander de sortir maintenant, j'ai eu une dure journée et je suis très…

-         Savez-vous que les commissariats ne ferment pas la nuit ?

Je me tassais sur moi-même et la peur s'insinua dans mes chairs comme un acide.

-         D'accord ! Donnez-moi ce qu'il vous semble raisonnable et partez, je vous prie.

La mère sortit une enveloppe déjà préparée de son sac, (elle savait donc d'avance qu'elle  m'aurait vaincu, gagné à sa cause) et me la mit dans la main, puis sans plus un mot le couple se retourna et me laissa seul. Seul, pas tout à fait, la fillette était restée là, sans aucune protestation. Elle se dandinait légèrement sur ses jambes frêles. Je lui demandais.

- Tu as faim ma petite ?

- Bof ! Un peu… y'a quoi à manger ?

- Toi, mon enfant.

Elle me regarda de ses beaux yeux tranquilles avec la confiance de l'ingénue, une pointe d'interrogation dans ses iris verts d'eau, un sourire timide esquissé sur les lèvres. Elle était très jolie, une belle enfant… elle ne deviendrait jamais une belle personne, me dis-je… une grande personne… comme on disait quand j'étais jeune.

Mais je l'ai déjà dit j'étais affamé.

Pour mon malheur, cet épisode ne fut pas le seul, il ne fut que le déclenchement d'une longue série sans fin et l'on venait de toujours plus loin, toujours plus nombreux pour me demander aide et assistance.

 

Aujourd'hui que je suis vieux, obèse et riche que reste-t-il de ma vie d'Ogre, sinon qu'un immense gâchis. J'ai perdu ma dignité, mon identité, ma raison d'être, mon âme. Quand on ne se nourrit que pour rendre service, sans autre effort pour gagner son pain que celui d'attendre des offrandes, l'oisiveté de votre existence vous tue.

 

J'ai ruiné ma vie à secourir des parents qui ne méritaient pas de l'être, qui n'auraient jamais dû l'être. J'ai trahi ma condition, je ne suis même plus un Ogre, je ne suis qu'un Monstre de la pire des espèces.

Heureusement l'enfant tendre et délicieuse qui me fixait de ses yeux confiants ne la jamais été gustativement dans mon assiette. J'en suis tombé d'emblée amoureux, conquis à ses charmes. Je l'ai adoptée, elle est devenue ma fille chérie et c'est elle, aujourd'hui, qui me mijote les bambins que l'on me jette pâture, maigre pitance.

FIN

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