L'ombre partie 4

-nicole-

Délivrance

La Mère est enfin à ma merci. Je pensais que toutes ces années d'errance, de désespoir m'avaient annihilée, je me trompais, elles m'ont construite bien au contraire : quand je vois les autres, j'ai presque pitié d'eux : aujourd'hui, ils sont si petits, si moches dans leur empressement à ignorer, fuir celle qui leur a donné le jour, celle qui a tant donné pour eux, au point de me faire disparaître, moi qui, maintenant je le sais, était son idéal. Elle passe ses journées seule, posée comme une plante dans ce fauteuil que personne ne prend la peine de faire rouler jusqu'au salon. Heureusement que le père et l'infirmière - qui passe deux fois par jour, toujours pressée et si peu attentive aux besoins de sa patiente – la sortent de son lit au matin et l'y replacent le soir, sans eux, Elle resterait alitée et solitaire chaque heure et chaque jour que Dieu fait, à nager dans ses excréments et macérer dans sa crasse, car aucun de ses enfants ne souhaite passer la moindre minute de son temps auprès d'Elle et encore moins prendre soin d'Elle comme Elle a si bien pris soin d'eux. Elle pleure et appelle derrière la porte fermée de sa prison,  jusqu'à ce que la fatigue la terrasse et qu'Elle s'endorme, épuisée. Ses cris inarticulés et lancinants résonnent dans toute la maison devenue poussiéreuse, sombre et sordide. Les autres ont d'ailleurs commencé à s'échapper. Les plus âgés sont partis vivre enfin leur vie d'adulte dans leur propre foyer, accomplir les tâches ménagères leur a subitement semblé moins fastidieux que de s'occuper d'une invalide. Les plus jeunes sont très fuyants : ils filent à l'extérieur traîner on ne sait où, ou bien se terrent dans leur chambre, un casque vissé sur les oreilles diffusant une musique suffisamment forte pour couvrir les lamentations de la Mère. Il n'y a plus de repas de famille - qui cuisinerait ? -  il n'y a plus de jeux et de rires entre ses murs, il n'y a plus que larmes et disputes.

Le père a perdu espoir. Les premiers temps, il pensait que la Mère allait récupérer, qu'avec une bonne rééducation, beaucoup d'amour et d'attention, elle redeviendrait Elle-même. Lorsque les médecins ont annoncé que les dégâts seraient irréparables, que le cerveau avait trop souffert, était trop lésé, il n'avait pas voulu l'entendre. Même quand ils ont estimé que les soins étaient désormais inutiles et qu'ils l'ont laissée sortir de l'hôpital, il n'a pas compris qu'ils voulaient lui permettre de mourir chez Elle, entourée des siens : il pensait au contraire que c'était bon signe, qu'Elle était tirée d'affaire et qu'Elle finirait par se remettre, lentement mais sûrement. Après tout, se disait-il, c'était une maîtresse femme, Elle avait mis au monde tous ses enfants sans aide et sans se plaindre - il se demandait même parfois comment il était possible qu'il y en ait autant. Elle avait tenu la maison d'une main de fer durant toutes ses années sans montrer le moindre signe de faiblesse, sans jamais être malade, sans jamais faillir. Mais aujourd'hui, aujourd'hui, ce n'est plus la même. Cette créature flasque, humide et puante n'est presque plus humaine à ses yeux, incapable de parler, incapable de se déplacer, de conserver sa dignité… L'amour s'en va en même temps que l'espoir. Il sait qu'il a le devoir de s'occuper de cet être, mais l'envie a fui. Ne restent que l'agacement, la lassitude et le dégoût. Alors, lui aussi, il maintient cette porte fermée entre Elle et lui. Il ne rentre dans la chambre que lorsque c'est absolument nécessaire, il la nourrit, il aide la petite infirmière à la lever, à la laver, à lui changer sa protection, à la coucher mais il ne lui parle plus, ne la regarde plus et se surprend même à souhaiter sa mort. Qu'est-ce que ce serait s'il découvrait les secrets que la Mère cache au fond de son tiroir dérobé ? Peut-être que ça lui donnerait enfin le courage de mettre fin aux souffrances inutiles qu'Elle endure jour après jour…

 

****

Souvent, à l'aide de son bras valide, Elle tente de faire avancer son fauteuil vers l'huis continuellement clos qui l'emprisonne. Elle lutte de toutes les maigres forces qu'il lui reste mais rien n'y fait, les freins bloquent les roues et si Elle parvient à desserrer celui de droite, son bras paralysé ne lui permet pas d'actionner celui de gauche et il l'empêche de progresser, au mieux le fauteuil pivote légèrement, au pire il reste immobile. Alors Elle hurle sa frustration et sa colère et sa plainte franchit le seuil, parcourt les couloirs et vient irriter les oreilles de ceux qui sont là mais qui ne veulent plus d'Elle. Elle me regarde, quand Elle a épuisé son souffle, et je lis dans sa tête sa supplique inutile :

- « Aide-moi ! Aide-moi enfin ! 

- Que je t'aide ma Mère ? Et pourquoi le ferai-je ? Quand m'as-Tu aidée ? »

Alors Elle ferme les yeux, des larmes  s'en échappent et dégoulinent sur son visage ravagé, épuisé, que la beauté a abandonné et je dois avouer que cela commence à me toucher… C'est alors que Haine me bouscule. Elle me saisit et accroche son regard au mien, des flammes y dansent, la furie n'est jamais loin au fond d'elle, je le sais, je la connais, c'est moi qui l'ait créée. Elle me tire par la main pour que je m'éloigne et que je laisse la Mère s'enfoncer plus avant dans son désespoir. Sa tête finit par basculer vers sa poitrine, et Elle sombre dans une inconscience qui est tout sauf réconfortante. Nous animons ses rêves, nous la torturons, je me surprends à me trouver hideuse…

Haine est en pleine métamorphose, peu à peu, elle perd son aspect humanoïde et prend des allures plus animales, en fonction de ses humeurs. Du noble félin en passant par le répugnant reptile, elle prend de plus en plus souvent une apparence arachnoïde, monstrueuse et terrifiante. Dans ces moments-là, j'en ai terriblement peur, elle semble tisser sa toile autour de nous et je me sens piégée, contrainte de faire un choix entre la Mère et ma fille... Et si au début je n'avais aucune hésitation, aujourd'hui, cela devient plus difficile, deux monstres me font face, et je ne me sens plus capable de me décider, je constitue moi-même la troisième bête de ce trio infernal.  

Il arrive que Haine s'éloigne de moi. La plupart du temps, cela se produit le matin : lorsque je me réveille, je réalise parfois qu'elle n'est pas là. Les premiers temps je me sentais perdue et vulnérable, n'hésitant pas à partir à sa recherche, aujourd'hui je ressens un tel soulagement que je me surprends à prier pour qu'elle s'enfuie à jamais…  mais elle finit toujours par me revenir. Elle réapparaît soudain lorsque la Mère commence à éveiller ma compassion, elle ne supporte pas l'idée que je puisse avoir pitié d'Elle.

Hier a été une journée encore plus sordide que d'habitude : le père est finalement tombé sur les secrets de la Mère. Il cherchait un papier important concernant les impôts ou je ne sais quoi d'autre et il a commencé à tout retourner dans la chambre. Elle a compris ce qui allait se passer et m'a suppliée, de toute la force de son esprit, de lui venir en aide. Sa souffrance était telle que j'ai voulu la protéger. J'ai essayé mais Haine m'en a empêchée. Si, si, c'est vrai, elle ne m'a pas laissée faire, je n'ai pas pu bouger et le père a trouvé le joli coffret en carton recouvert de papier fleuri. Il n'a pas compris tout de suite de quoi il s'agissait et Elle a eu l'espoir insensé qu'il ne l'ouvre pas. Il a continué à fouiller et un des autres est finalement entré dans la pièce en brandissant le document tant recherché. Le père, tout sourire s'en est saisi et il s'apprêtait à quitter la pièce quand Haine a renversé la chaise sur laquelle reposait la boîte. En tombant, le couvercle s'est ouvert et tout le contenu s'est répandu au sol, aux pieds du père. Il s'est accroupi, et a ramassé une des photographies. Lorsqu'il a réalisé que l'homme qui enlaçait amoureusement sa femme sur cette image n'était pas lui, il s'est douté qu'il n'avait jamais été seul dans le cœur de la Mère : il s'est souvenu du visage de cet homme. Ils l'avaient rencontré lorsqu'ils étaient en voyage de noce, il voyageait avec des amis à lui et ils avaient sympathisé. Il s'est souvenu être parti en excursion avec ce groupe, un jour où sa jeune épouse était souffrante, avait-elle dit : « mais surtout, ne reste pas pour moi, avait-elle rajouté, je vais me reposer, j'ai juste besoin de dormir un peu, va t'amuser, toi, on se retrouve ce soir … »   Et en y réfléchissant bien, l'homme de la photo non plus n'était pas parti en ballade avec eux. Un autre cliché était signé par un certain Miguel, il était dédicacé « à ma douce, avec tout mon amour» et daté de quelques mois avant le mariage, et il y en avait d'autres, qu'il refusa de regarder, sans parler des lettres, des fleurs séchées et de quelques bijoux. Il se redressa lentement, blanc de rage brandissant d'une main tremblante les deux images, et sans un mot pour la Mère, il les lui jeta à la figure avant de sortir en claquant la porte.

Elle n'a pas bougé, pétrifiée par la terreur. Elle avait à présent tout perdu. Son esprit finit par s'effilocher, ouvrant grand les vannes de la douleur et la plainte lancinante qui remontait de ses entrailles envahit peu à peu tout l'espace, filtrant sous la porte, coulant dans les couloirs, tapissant les murs et les plafonds, plus personne ne pouvait à présent échapper aux cris qu'elle dégueulait à pleins poumons. Le père a quitté la maison et ceux des autres qui y vivaient encore se sont précipités dans la chambre pour tenter de la faire taire. Elle ne les regardait même pas, Elle braillait, bramait, croassait, hululait, meuglait, Elle n'avait plus rien d'humain. Ils essayèrent de lui parler, de la calmer, ils crièrent fort, pour couvrir ses plaintes, ils lui mirent la main devant la bouche, tournèrent son visage pour attirer son attention mais rien n'y fit, Elle semblait avoir perdu toute trace de raison, il s'agissait d'un animal blessé qui hurlait à la mort. Haine dansait de joie, elle sautait et balançait ses membres arachnéens au rythme des plaintes et des larmes et moi, au milieu des autres, j'essayais de l'apaiser, de capter son regard pour qu'Elle se calme. Ils ont appelé les secours. Des pompiers sont venus, impuissants ils ont sollicité l'intervention d'un médecin du SAMU. Ce dernier n'a pas hésité, il lui a injecté une bonne dose de neuroleptique : la souffrance devait cesser, pour tous. Elle a finalement sombré dans un sommeil artificiel mais salutaire.

Je suis restée auprès d'Elle, surveillant son souffle, je ne voulais pas risquer de rater son départ mais Elle a continué à respirer, faiblement c'est vrai. Elle s'accrochait encore à cette vie qui ne lui promettait pourtant plus rien. Nous avons passé la nuit ainsi, toutes les trois, Elle dans un semi coma médicamenteux, moi en hyper vigilance et Haine penchée au-dessus de nous deux, me surveillant, empêchant tout signe de compassion de ma part.

****

C'est le matin. Le soleil a fini par se lever.  J'ai bien cru que ce jour ne viendrait jamais. La Mère sort peu à peu de sa léthargie et Elle me regarde. Elle m'appelle, et je sais enfin mon nom, je suis issue de sa fantaisie, de son grain de folie, elle m'a nommée Chimère et je suis devenue Fantôme. Elle avait mis en moi tous ses espoirs, tous ses fantasmes, toute sa lumière et peu à peu nous nous sommes éteintes, Elle parce que je lui échappais et moi parce qu'Elle ne croyait plus en moi. Je vois les larmes vraies dans ses yeux et je lui tends mon cœur. Je sens Haine qui gronde et siffle dans mon dos, peu importe, je retrouve ma Mère, je voudrais me dissoudre dans sa tendresse et son amour, je voudrais me glisser dans ses bras et sentir ses baisers sur ma joue, je voudrais la cajoler, la réconforter, lui rendre son sourire et pourquoi pas son rire. Elle ressemble à une petite chose fragile et cassée et je voudrais la réparer, me réparer. Elle ne peut plus bouger alors moi, j'agis pour Elle. Je prends ses mains et j'y dépose mon visage. Je sens sa respiration devenir plus rapide, Elle lutte, je le sais, Elle ne peut plus, n'a plus de force, mais il lui reste l'envie, l'élan vital si puissant chez Elle. Et tandis qu'en moi reflue la rancœur et la colère, Haine se flétrit et se ratatine. Perdant sa substance, elle se dissipe et disparait comme un nuage de vapeur rencontrant un courant d'air chaud, nous laissant seule, ma Mère et moi. Je relève la tête, j'embrasse son front moite. D'un geste délicat, je referme ses paupières et je lui murmure :

-          «  Mère, apaise-toi, je ne te ferai plus de mal… Maman »

Je la sens se détendre, alors je pose mes lèvres sur les siennes et j'aspire son souffle, j'aspire encore et encore, jusqu'au dernier soupir… 

FIN

  • J'aime bien la phrase de Palmade dans sa pièce "les fugueuses." dite par Line Renaud.
    " Les enfants pour la reconnaissance qu'on en a plus tard, j'ai bien fait de ne pas m'occuper du mien quand il était jeune." :o))

    · Il y a presque 6 ans ·
    Photo rv livre

    Hervé Lénervé

  • Vertigineux.

    · Il y a presque 6 ans ·
    Default document

    kephas

  • Je rejoins Mada, cette haine, reflets de tant de souffrances que tu décris si bien

    · Il y a presque 6 ans ·
    W

    marielesmots

  • oh le happening.. on s'y attendait...mais si l'amour est plus fort que la haine..la rédemption est totale...ça fait peur..bcp aimé cette haine..

    · Il y a presque 6 ans ·
    Dsc00086

    mada

    • Merci Mada. Je crois encore en l'amour... même si j'aime ma haine parfois ...

      · Il y a presque 6 ans ·
      Lune nuages (3)

      -nicole-

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