Luciole

Mathilde En Soir


Qui sommes-nous ? Qui sommes-nous pour douter de ce que nous voyons ? Jusqu'à mon dernier souffle, je me le demanderai sans relâche. Des êtres qui passent d'un monde à l'autre me diront les plus érudits. Mâchés un à un, dotés d'un cœur et d'un corps. Un soir de juin, plongé dans mes pensées, comme ébloui par une lumière crépusculaire, je croise l'insoupçonnable. Dans la rue, une silhouette élancée. Elle paraît jeune, frêle. Sa peau blanche, sa grâce, sa beauté, elle semble irréelle. Qui est-elle ? Est-ce moi ou mon esprit qui vagabonde à sa guise ? Après avoir osé l'aborder, elle me répond. Lucy Oll. Ma voisine du 9ème. Croyez-moi ou non, en sa compagnie j'ai connu l'extase. Et ma vie prit un tout autre sens. Jamais je n'ai regardé le monde comme elle. Elle observe tout ce qui l'entoure. Elle me propose de l'accompagner près des quais en esquissant un sourire timide et sincère.

Je sens que je peux à tout moment vaciller. Lucy aime marcher , aller et venir un peu partout. J'ai cru comprendre qu'elle avait vécu ailleurs auparavant. Elle a certainement connu des périodes de trouble qui ont fait tordre ses lèvres écarlates. Elle cherche du réconfort, de la tendresse dans un monde trop dur pour elle. Comment je le sais ? Elle me l'a dit. Ou plutôt, elle me l'a fait comprendre. Chacun de ses soupirs témoigne d'un passif. Encore aujourd'hui, je crois vivre dans le songe qu'elle a créé pour que je puisse y résider éternellement. Avec ou sans elle. Lucy n'est pas possessive. Elle serait prête à faire ses valises du jour au lendemain. Elle pourrait m'emmener avec elle. Moi aussi, j'ai besoin de sa tendresse. Cette soirée près d'elle dura une éternité. Le long des quais, la mer lui manque. Quand elle décrit son ancienne vie, j'entends comme une voix supérieure qui vibre derrière les mots, trahissant sa curieuse force intérieure. Lucy est fragile, très sensible, et elle le sera encore plus à ce que je pourrais lui dire. Je pense qu'elle se sent incomprise. J'ose enfin lui poser la question qui me hante depuis le début de notre rencontre :

 - "Lucy, qui es-tu ?"

- "A ton avis ? Qui aimerais-tu que je sois ?"

- "Personne n'a besoin d'une raison pour exister. Je parle à une femme qui tranche mon âme en deux alors que je ne la connais pas. Es-tu consciente de cela ?"

- "Je suis sotte, je ne devrais pas ouvrir toutes ces portes. Tu es si gentil."

- "Tu comprends ce que je ressens ? Tu ne viens pas d'ici ... n'est-ce pas ?"

Elle me dépose un long baiser sur la joue, puis me transperce le cœur de ses yeux couleur noisette.

- "Tu ne m'en veux pas ?"

- "Je ne sais pas. Je me sens perdu. Le pire est que j'y prends du plaisir."

-"Rien n'est meilleur qu'un désir sincère. Cependant, n'y vois rien de sexuel. J'ai vécu, je vis, et je vivrai loin d'ici."

- "J'ai peur ... je suis glacé à l'intérieur."

- "Un mal pour un bien ! Vis ce que tu as à vivre, près des tiens. Tu ne trouveras jamais ce que je suis. Toutes tes croyances, tes idées réconfortantes n'ont pas à être ébranlées. De nous deux, je ne sais pas qui est l'enfant. Retiens que je ne suis qu'un rêve. Rêvons chaque instant et attendons la nuit pour nous en extraire. Mon seul crime est d'avoir voulu colorier ta vie à ma guise ... "

- "Mais j'ai envie que tu la colores, elle me paraît sans saveur sans toi à mes côtés Lucy ... C'est con à dire, mais tu m'as transformé ..."

- "Non, ce n'est pas ça. Ce ne sera jamais ça. Ne te méprends pas. Ce n'est pas de l'amour. Les maux sont les origines nobles de nos apaisements. Et je ne 'apporte pas cette noblesse. C'est à toi de trouver le sens de ta vie. Laisse-là te guider vers cette pensée délicate qu'est le bonheur. Cela viendra naturellement. Si tu me cherches, scrute la 9ème constellation !"

Je la vois à nouveau partir en courant, comme une enfant, ses cheveux presque blonds balayant chacun de ses mouvements. Je me vois tendre le bras pour la retenir, pour la serrer de toutes mes forces, en vain. Elle disparaît comme elle est apparue. Et quand on me demande si je suis heureux, j'ai la réflexion de me dire ... non, je ressens le besoin de m'accouder sur le balcon de mon appartement pour contempler la voûte céleste.

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