L'ultime bloc-notes

Elsa Saint Hilaire

L’ultime bloc-notes


21 mai 1941..20 mai 1940: triste anniversaire! Les images se bousculent maintenant dans ma tête. J'étais au Sénat, couvrant pour ma gazette l'allocution pathétique d'un Paul Reynaud, fallacieusement enflammé, retranché derrière les fortifications et l'implication chimérique de la RAF dans les combats. À peine écrasé une larme, comme bien d'autres, quand il conclût " Je crois au miracle parce que je crois en la France". Triste mascarade… le vieil homme débitant son répertoire infini sur disque rayé des sempiternelles élucubrations politologiques de la débâcle. Pas de miracle ce jour-là, ni ceux qui suivirent d'ailleurs… Débâclé le petit Paul, démissionné et arrêté sur ordre de l'impétrant Connétable. Le vrai miracle, c'est que je sois toujours là, trop rassis pour intéresser Compagnons et Chantiers affectés à la dépigeonnisation et à la dératisation d’une France jugée impure. Journaliste débarqué d’un Paris Soir aux bottes de l’occupant, je continue à noircir pour ma pomme des pages de mon bloc-notes, là, attablé à la terrasse du Pam-Pam, repaire des Champs pour oisifs fortunés et simulacres de demi-mondains.

Le renouveau en 41 c’est la couleur ! Du vert partout! vert-de-gris, verres vides, pers et vers déliés, la France n'a plus besoin de poètes au senti de ces relents de remugles ; l’alambic vomit de la Chartreuse. Miracle aussi, que mon amitié avec Prosper n'ait pas résonné aux tympans des perdreaux venus l'arrêter ce sombre soir d'octobre 1939. Aaah Môquet! Député bonhomme d'un XVIIème qui me colle à la peau comme de la suie de cheminot. Que nous ayons, tous deux, refait cent fois le monde chaque mardi chez Dédé autour d'un bock, d'un Noilly-Prat ou d'une lampée de Menetou-Salon incarnat, n'interpella pas, Dieu merci, les révolutionnaires de la nation, écoutés chaque jour depuis Vichy par des millions de nouveaux affidés. Comme quoi, les petits miracles existent… pour les grands, il faut brûler des cierges, paraît-il. Tiens...je vais peut-être passer à Saint-André, moi le coco-mou, l'athée, histoire de renouer le rite pour sortir de l’impasse, clouer sur la trombine d’un martyre un ex-voto à la renaissance hexagonale. Puis j’irai glisser une ou deux confidences d'une souris de lupanar informel, fridolinement stipendiée dans les resserres du camp de Choisel, dans le tronc de Saint François, patron des scribouillards. Je devrais suivre la suggestion de Prosper dont la luminosité me semble pourtant bien frelatée : filer en zone libre…avant que le dernier grain n’échoit au fond du sablier. Drôle d'époque à défaut d'une drôle de guerre, où l'on se frotte bon an mal an, au gré du vent et de l'emploi du temps, au commerce de héros anonymes ou à la ruse des parangons de la débrouille toujours prompts à prendre la fuite et à se débourber de n'importe quelle situation. Dur, dur de faire comme si…

Une brise subite dans ce milieu de matinée printanière caresse le macadam. Je sors mon paquet de Gauloises, réformé, avec l'aigle allemand en poinçon sur le scellé. "Schw. Zgtt" écorche mon regard. Ces cibiches...encore une charmante attention de ma Gilberte, bignole le jour, et pute au grand cœur la nuit... perchée sur des sabots de vingt centimètres, telle un onguligrade, toujours prête à me rencarder et me filer des cordons sur les va et vient de l'occupant. Pas même le temps d'extraire un clopot et d’allumer le briquet que l’objet du rencard occupe mon champ de vision.

Un jeune couple improbable, version zazou d’une liaison extraconjugale, s’achemine en chaloupant vers le rade. Jeune premier, l'homme à la fine moustache porte une ample veste qui lui tombe à mi-cuisses, avec quantité de poches à revers et plusieurs martingales. Le col blanc mou de son Asser est relevé, maintenu par une large épingle. Pour contraster l'apprêt, un étriqué pantalon froncé. Tenant par la taille sa donzelle, le sigisbée arbore une longue chevelure huileuse et balance la canne d'un parapluie sur son épais poignet. Fine et élancée, la fille, a emprisonné ses cheveux blonds dans deux tresses serrées. Outrageusement fardée d'un rouge à lèvres écarlate, la lippe boudeuse, elle cache ses yeux derrière d'opaques lunettes noires. Sa veste cintrée, aux épaules carrées, laisse entrevoir une jupe plissée qui s'arrête au-dessus de genoux gainés de bas rayés. Ils se dirigent tout droit vers ma vigie, degré de proximité de plus en plus ténu, c'est dire...je les entends siffloter Dranem entre deux refrains de Johnny Hess. Ils m’ont repéré et me hèlent de loin. Mes narines détectent Jicky, à moins que ce ne soit Danger, le parfum mode de Ciro, aux effluves d’Ylang-ylang que swingueuses et frimantes s'arrachent rubis sur ongle. C'est in, c'est bath tout ce joli monde… on se croirait chez Capoulade! Décidemment la résistance devrait éviter ce genre de frasques…

J’ai la pénible sensation d’un Mauser pointé sur la tempe….

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