Ma Vieille
Anaïs Delaroche
« ÇA VA DURER ENCORE LONGTEMPS CE CIRQUE ? »
L’ouvrier me regarde interloqué, ouvre la bouche pour parler mais s’arrête.
La vieille est apparue dans l’encadrement de la porte.
« Bonjour mademoiselle, je suis désolée pour tout ce bruit mais je fais changer mes fenêtres, voyez-vous. Il faut bien que ça se fasse, vous comprenez, et il y en a pour la journée...
– QUOI ?! POUR LA JOURNÉE ?! ET VOUS N’AURIEZ PAS PU ME PRÉVENIR ?!
– Je croyais, mademoiselle, que personne n’était là pendant la journée.
– VOUS CROYIEZ ? VOUS AURIEZ DÛ VÉRIFIER ! J’AI UNE TONNE DE BOULOT À FINIR POUR CE SOIR MADAME ! COMMENT VOUS VOULEZ QUE JE ME CONCENTRE AVEC CETTE PERCEUSE ! MERCI ! MERCI BEAUCOUP !
Je retraverse le palier et claque la porte.
*
Verzon est une toute petite ville de banlieue chic, dévorée de verdure. On y croise toujours les mêmes gens. Tous beaux, tous blonds, tous brillants. Même les vieux paraissent plus jolis qu’ailleurs. On dirait les vitrines des grands magasins. Et moi. Moi je me demande ce que je fous là. Je ne suis pas dans le script. Ou je suis l'héroïne d'un soap à mon insu comme le Trueman du Trueman show.
À chaque coin de rue fleurissent ces femmes qui poussent d’étranges chariots, très lentement, semblant planer à quelques centimètres du sol. Leur regard perdu dans le vague vous enveloppe béatement en vous croisant, avide de lire l’extase sur vos traits à la vue
de leur singe habillé.
Omniprésente et innombrable, la vermine rose et sur-nourrie s’agglutine aux cages à poules comme les pucerons sur les bourgeons. Mères et nounous, l'œil torve, avachissent leur ennui sur des bancs, sous les cages.
À seize heures tapantes, de plus grands spécimens jaillissent des écoles, vomis par toutes les portes, ils s’engouffrent dans les ruelles avec violence, anéantissant les parterres croquignolets et fragiles. Une lame vient toujours éclabousser la supérette de la rue principale. Le ressac jette les cartables à l’entrée, c’est calme pour quelques minutes puis les barbares reviennent, plus féroces encore, armés de paquets de sucre.
Je ne peux faire un pas en ville sans être assaillie par une de ces hordes aveugles et hurlantes. Ça s’emmêle dans mes jambes, me fait trébucher, me perce les tympans.
Ils naissent par portées de trois ou quatre, emballés dans du Cyrillus, la tête déjà bourrée de cheveux blonds et de bondieuseries.
Dès douze ans, ils promèneront cet air dégingandé, blasé, que seuls savent prendre les jeunes qui n'ont jamais eu le moindre souci matériel. Leurs préoccupations tourneront autour de la manière dont ils pourront extorquer à leur entourage un maximum de privilèges, de fringues de marque et de consoles de jeux. Leur inculture n'aura d'égale que leur obstination à vouloir tous porter les mêmes oripeaux qui viendront de la même boutique, celle qui sera à la mode en ce moment. Ils ne connaitront rien à rien. Pour eux, Jean Rostand ne sera qu’une école, Boris Vian, un troubadour du XXe siècle et ils penseront que Yehudi Menuhin était un terroriste islamiste.
Derrière les cages à poules en bas de chez moi, il y a la maison de retraite « Les Sapins Bleus ». Quelqu'un a donné à cet hospice un nom épouvantable. Le sapin du cercueil, le bleu de la mort. Comme ça, pas de malentendu sur le programme.
Les vieux, après les gosses, représentent la deuxième population la plus importante de Verzon. Les vieux de Verzon ne sont pas particulièrement acariâtres. Ce sont des vieux polis. Ils vous donnent du madame, ils vous donnent du monsieur. Ils vous tiennent la porte. En revanche, ils sont tout aussi seuls et tout aussi pénibles qu'ailleurs. Comme partout, entre toutes les heures ils choisissent celles de la sortie des bureaux pour aller acheter un rouleau de Sopalin, ils payent avec des centimes, ils trouvent n’importe quel prétexte pour parler avec la caissière. Avec un peu de chance, ils se querelleront cinq minutes avec un jeune qui ne les laissera pas passer ou qui râlera parce qu'ils mettent trop de temps.
La seule vraie différence avec les autres villes, c'est que des vieux, à Verzon, il y en a trois fois plus.
Je regarde par la fenêtre, je n'envie pas la condition de ces femmes sur leurs bancs. Je ne serai jamais comme elles. J'ai atterri là par erreur, par hasard. Ben adorait Verzon, il l'appelait son peaceful heaven, il ne se voyait pas vivre ailleurs. Faut dire que l'endroit, pour une bourgade de banlieue, se rapproche d'une manière assez extraordinaire du cliché français typique : petites places, petites fontaines, petits pavés, petit fromager bourru, petite boulangère rougeaude, sans oublier cette foutue cloche d'église qui scande la journée par douze fois. De quoi vous ravir un petit cœur d'amerloque en quête de pittoresque. Et puisque Ben l'aimait tant cette ville, je l'ai aimée aussi... du moins au début. J'ai même réussi à me faire embaucher par le journal local. Sur mes papiers présentant Verzon comme le théâtre d'événements capitaux sur le plan international flottait une ironie doucereuse que personne ne percevait à part moi. Je n'en revenais pas. Toute cette population bien-pensante qui n'allait pas plus loin que le bout de son premier degré, c'était fascinant. Encouragée par tant de bienveillance, j'ai joué avec le feu, de plus en plus, me moquant parfois quasi ouvertement. Ça passait. Jusqu'au jour où j'y suis allée vraiment fort. J'étais un peu énervée : la veille, Ben s'était barré. Faut croire qu'il s'est vu vivre ailleurs tout d'un coup. Ce jour-là, je devais faire un topo sur la forêt et les étangs de Verzon, décrire les différentes activités qui s'y déroulent, les différents promeneurs... Je m'en suis donné à cœur joie. Ils me faisaient une confiance aveugle au canard municipal si bien que l’article a été imprimé sans que personne ne le relise. La crise de rire. En l'espace de deux jours je me suis retrouvée sans mec et sans boulot. Piégée dans un bled que je hais.
Depuis je ronge mon frein, de pige en pige, attendant patiemment le jour béni où à nouveau salariée, je pourrai quitter cet environnement sclérosé. Paris est là, à deux pas. Un jour, c'est sûr je me ferai la malle, ciao les dondons décérébrées et leur progéniture, ciao les vieillards chics.
Il n'y a vraiment que cette vieille qui pourrait éventuellement trouver grâce à mes yeux.
Ma vieille.
Je sais presque tout d'elle et je ne la connais même pas. Car nous avons un mur et un palier en commun dans cet immeuble de facture merdique des années soixante-dix, autant dire que c'est un peu comme si nous vivions dans la même boite en carton.
Et ce que j'ai pu observer de sa vie jusqu'ici, je l'ai noté jour après jour, jusqu'à avoir un aperçu précis de son emploi du temps. Je sais, je suis tombée bien bas.
Ma vieille a une journée bien réglée. Sept heures, la sonnerie de son réveil d'avant-guerre me réveille aussi. Pourquoi si tôt, quand elle n'a plus l'ombre d'une obligation depuis des lustres ? On se le demande. Ma vieille prend son petit-dej dans une cuisine que j'imagine blafarde. Avant toute chose, il y a un grincement. Une table amovible en formica à tous les coups. À quoi ma vieille pense-t-elle en mâchant ses tartines ? Peut-être au film qu'elle a vu la veille. Je la croise très souvent chez le loueur de DVD. Elle farfouille longuement et déniche des perles. Bon c'est une vieille hein, elle a une préférence pour les classiques, mais il lui arrive de prendre des risques. Je me souviens du jour où elle a loué "Borat". J'ai ri toute la soirée, en l’imaginant devant la scène où Borat et le mec tout nu se battent.
Un second grincement signale la fin du petit-dejeuner et ma vieille passe à la salle de bains. Ma vieille ne sent pas mauvais, ma vieille prend soin d'elle. Ma vieille a une douche, pas une baignoire. Je l'entends. Ma vieille se met du rose aux joues et du rose à lèvres. Rien sur les yeux. Déjà qu'elle n'y voit plus très bien, elle ne va pas se brouiller la vue avec ces idioties. Lorsqu'elle est prête, ma vieille sort faire ses courses. Oui, ma vieille fait ses courses le matin, pas comme les autres vieux dont je parlais plus haut.
Ma vieille ne me reconnaît qu'une fois sur quatre. Je ne la salue que si je suis bien lunée. Sinon je la laisse ne pas me reconnaître. Parfois j'imagine qu'elle fait la même chose. Ça l'arrange sûrement, cette sauvage. Elle doit se dire : « Que fait cette jeune dehors à cette heure-ci, encore une qui vit aux crochets de l'État ! » C'est sûr qu'elle se dit ça. Ma vieille ne sait pas qu'aujourd'hui on peut travailler chez soi.
Il est onze heures trente environ, quand elle rentre des courses. Il lui reste un peu de temps avant de commencer à préparer le déjeuner. Alors elle téléphone à sa fille. Si sa fille n'est pas disponible, ma vieille ne la harcèle pas, elle allume la télé. Il y a un jeu qu'elle aime bien à cette heure-là. Elle peste à voix haute quand les jeunes ignares ne savent pas répondre à des questions évidentes. Elle peste contre les questions sur des chanteurs tonitruants qu'elle ne connaît pas. Ensuite elle prépare son déjeuner. Elle redéplie la table. Son repas dure à peine sept minutes. Je le sais, j'ai compté. Une fois sa cuisine nettoyée et rangée, elle se prépare pour le clou de sa journée. La marche en forêt. Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il tornade, ma vieille marche.
Ma vieille chausse des trucs invraisemblables pour marcher dans une forêt toute bête. D'énormes chaussures de montagne avec des crampons et des parties rigides pour protéger tout autour. J'ai du mal à ne pas rire quand je la croise, on dirait qu'elle va escalader l'Everest. Et ses lunettes ! Des Chanel, madame, avec pas moins de trois rangs de perles de culture sur chaque branche. Si !
Je ne sais jamais dans quelle direction elle va partir, elle revient toujours par où je ne l'attends pas. Elle semble avoir plusieurs itinéraires pour ses promenades. Ma vieille se donne l'illusion que ses journées ne sont pas toutes pareilles.
Le soir, la table ne se déplie pas, ma vieille doit dîner devant son film. Des bribes de musique et de dialogues sensationnels s'invitent jusqu'à chez moi.
*
La voix de Verzon - mars 2010 – « Une balade dans les bois de Verzon en passant par les étangs » (extrait n°1)
« Les bois sont infestés de joggeurs compulsifs. Sorte d’hommes machines, ils croisent le marcheur sans dévier leur route d’un iota. Le regard est dur, le regard est loin, le mollet est sculpté, la cuisse est puissante, ils foulent le sol feuillu dans un cliquetis de ferraille et de saccades. Si vous avez l'audace de courir vous aussi, d’un mouvement de tête à peine perceptible, à la seconde où vous vous croiserez, ils toiseront votre allure avec condescendance. Mais vous n'en serez pas sûr car c'est subliminal. »
*
Je n'ai pas entendu de bruit chez ma vieille depuis plusieurs jours. Finalement j'ai réussi à travailler malgré la perceuse. Mais à quel prix ! C'était comme si on s'attaquait à mon crâne au marteau piqueur. Saleté de vieille qui ne m'a même pas prévenue ! J'aurais pu m'organiser pour aller bosser ailleurs !
Bon, elle ne pouvait pas se douter que je travaillais à la maison... mais elle aurait dû poser la question ! En me croisant si souvent dans la journée ces derniers mois elle aurait dû comprendre ! Elle pourrait s'intéresser un peu aux autres, cette vieille égoïste !
Quand même, c'est étrange ce silence. Et si je l'avais tuée en lui hurlant dessus ? Quelle horreur ! Je serais coupable de vieillicide!
Il faut que j'aille voir si tout va bien. Présenter mes excuses. Lui apporter des fleurs. Oui, c'est bien, ça. Les vieilles, ça aime les fleurs...
16 heures. Je sonne à la porte de ma vieille. Rien ne se passe. Aucun mouvement à l'intérieur. Je pose mon pot de primevères sur la boîte aux lettres en espérant que ce ne sera pas trop haut pour elle. Puis je griffonne un mot d'excuse que je pose contre le pot.
18 heures. Je regarde par le judas, mes primevères sont toujours là, avec leur mot, rien n'a bougé. Pourvu qu'elle ne soit pas partie en vacances, sinon les fleurs vont mourir avant qu'elle revienne.
18 heures 15. Je récupère le pot, l'arrose un petit peu, le remets à sa place.
19 heures. Peut-être qu’elle a vu le pot, lu le mot mais qu’elle refuse mon cadeau pour me faire comprendre qu'elle m'en veut.
20 heures. Je reprends le pot et décide de faire une nouvelle tentative d'excuses de vive voix le lendemain.
21 heures. C'est sûr, elle est morte. Quelle angoisse ! Les ouvriers vont témoigner que la dernière personne qui lui a parlé est la méchante voisine qui a hurlé sur elle. Je vais aller en prison. Il faut que j'appelle le SAMU, il faut que j'appelle les flics pour qu'ils défoncent sa porte !
21 heures 30. Plantée devant le téléphone, je n’ose pas appeler le SAMU.
22 heures 45. Je remets le pot de primevères et le mot d'excuse sur la boîte aux lettres.
*
La voix de Verzon - mars 2010 – « Une balade dans les bois de Verzon en passant par les étangs » (extrait n°2)
« Terrifiants, inhumains, des aliens à roues crantées se déplacent en meute le dimanche matin. Ils sont dix, ils sont vingt, ils fendent la bise dans un silence religieux, volent sur les bosses, d'un même mouvement, d'un même corps. Les yeux bombés, jaunes aux reflets d'argent s'allongent jusqu'aux oreilles. Le crâne est recouvert d'une carapace, dure, alvéolée. Le corps est tendu vers la route, imberbe et nerveux, la peau est lisse et visqueuse comme celle des serpents. À l'approche du printemps, l'épiderme se pare de couleurs chatoyantes, parfois fluorescentes, car l'alien à roues entre en période de rut.
Les aliens à roues ne connaissent aucun obstacle, les éléments s'écrasent, se dérobent, se brisent sur leur passage. Impitoyables, ils n'ont pas un regard pour eux, pas plus que pour vous, ils vont bien trop vite. Leur force est leur nombre. Gare à celui qui se trouvera sur leur chemin. »
*
La sonnette me tire du lit. Mal réveillée, j'attrape un peignoir, l'enfile à l'envers, tente de rectifier, me trompe de manche, laisse tomber et m'enroule dedans n'importe comment.
« C'est la voisine ! » chuchote une voix derrière la porte.
J'entrouvre et contemple ma vieille.
Elle arbore ses Chanel avec les perles sur les côtés et ses chaussures plus grosses qu'elle. Elle sourit et me remercie de son filet de voix de vieille. Sa fille l'a emmenée quelques jours à Deauville pour son anniversaire... et en rentrant hier soir elle trouve mes fleurs ! Pensez comme je tombais bien. Elle dit qu'il faut qu'on communique plus, ça évitera d'autres incidents. Pendant qu'elle parle, je suis hypnotisée par ses lunettes. De près, les perles scintillent de mille feux.
Là, elle part marcher comme tous les jours et me propose de venir avec elle. Je panique et invente n'importe quoi.
« Heu, merci mais je vais déjeuner chez mes parents. »
Elle me scanne des pieds à la tête d'un air sceptique, je réalise qu'il est plus de treize heures.
« Je suis très en retard, » j'ajoute.
Puis je bredouille que j'adore marcher et qu'il faudra qu'on se fasse ça une prochaine fois, tout en me demandant pourquoi je dis toutes ces conneries.
On se quitte en s’embrassant chaleureusement, et avant de disparaître dans l'ascenseur elle promet de m'inviter à prendre le thé très bientôt.
Je referme la porte, abasourdie. Me voilà copine avec ma vieille.
*
La voix de Verzon - mars 2010 – « Une balade dans les bois de Verzon en passant par les étangs » (extrait n°3)
« On ne peut manquer le promeneur à chiens. Le promeneur à chiens promène plusieurs chiens. Non, vous n'avez pas un problème de vue, il y a bien parfois trois chiens identiques. Il ne s'agit pas d'un attelage, j'ai bien regardé : point de traineau, point de banquise. Il s'agit de cette mode invraisemblable qui consiste à posséder le même chien en deux ou trois exemplaires. Tandis que les chiens sont sans exception à pied, il arrive au promeneur d’être à roues (sans confusion possible avec l'alien), car certains gros chiens sont difficiles à suivre.
Les chiens sont énormes ou microscopiques. Pas de demi-mesure. Le promeneur à chiens microscopiques n’est jamais trop prudent et sera bien inspiré de tenir ses rongeurs près de lui car les bois sont dangereux et une confrontation avec un promeneur à chiens énormes pourrait très bien lui être fatale. Quand deux promeneurs à chiens de taille équivalente se croisent, c’est une scène insoutenable de sentage de cul entre les uns et de conversation d'un ennui abasourdissant entre les autres. »
*
Je fais un bond de trois mètres. Ça a sonné. J'étais complètement absorbée par mon travail. Je me fige. Je n'ai prévu de voir personne. Ça re-sonne. Impossible d'aller jusqu'à la porte. Je suis paralysée, je sais que c'est ma vieille, je sais qu'elle va me proposer de venir prendre le thé. L'idée me terrifie. Après un troisième coup de sonnette, j'entends des pas qui s'éloignent et une porte qui se ferme, signe d'abandon.
Je me replonge dans mon article. Une heure plus tard, il est envoyé et je reprends mes esprits. J'entends ma vieille qui fourrage dans sa cuisine. Il est midi pile, c'est effrayant à quel point elle est ponctuelle.
Je réalise que je suis condamnée à prétendre ne pas être là et donc à ne pas faire le moindre bruit. C'est ridicule. Et la rédaction qui ne va pas tarder à m'appeler. Si je décroche, la vieille m'entendra répondre, c'est n'importe quoi.
J'échafaude la manœuvre de la dernière chance. Je vais sortir tout doucement et revenir à grand fracas pour que ma vieille croie que je reviens de quelque part. Ensuite je pourrai faire tout le bruit que je veux.
J'ouvre la porte avec mille précautions. Le pêne claque, les gonds grincent. Je serre les dents et tire d'un coup. Je me glisse dehors, referme, nouveau grincement, nouveau clac. ça bouge dans l'appartement de ma vieille, je me faufile dans l'escalier. J'attends trois secondes et reviens en frappant le sol des pieds, j'ouvre et je ferme ma boîte aux lettres dans un vacarme infernal, je siffle en tournant la clé dans la serrure...
« Bonjour, mademoiselle. »
Second sursaut de la journée. Je n'ai pas entendu ma vieille ouvrir sa porte.
*
À seize heures, je suis sur le palier, en proie à l'angoisse. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir lui raconter ? Qu'est-ce qu'on raconte à une vieille ? Elle doit être complètement sourde, d'ailleurs, ça va être sympa la conversation... Un thé ! J'aurais dû dire que j'étais allergique. Je n'ai vraiment pas le truc pour me sortir des mauvais pas. Bon, ça va être un supplice d'une demi-heure à tout casser. Courage. Je sonne.
À peine mon doigt effleure-t-il la sonnette que la porte s’ouvre, ma vieille devait être juste derrière, à m'observer. Avec ses gestes de toute petite vieille et son filet de voix, elle m'invite à me diriger vers le salon.
Son appartement est exactement le même que le mien mais à l'envers, parfaitement symétrique. Oui c'est le même, sauf que ce n'est pas du tout le même ! Là où chez moi tout n'est que bric à brac, plinthes qui se décollent, piles de livres façon gratte-ciels, piles de journaux, fatras de fils électriques emmêlés derrière des meubles de récup, s'élèvent chez elle tout le long des murs, de superbes armoires boisées et vernies faites sur mesure, rien ne dépasse, tout est taillé dans un matériau noble, tout est parfait, brillant, impeccable et... suranné. En passant, je jette un œil à la cuisine. Bingo, tout formica 1972, page trente-sept du catalogue.
Sur la table basse du salon, nous attendent deux adorables tasses fleuries sur leurs adorables soucoupes fleuries près de deux adorables tranches de cake aux fruits confits sur d'adorables petites serviettes en papier pliées en triangle, le tout délicatement disposé sur des assiettes du même service fleuri, adorable.
Je m'installe sur le canapé et dévisage ma nouvelle copine bien droite dans son fauteuil. Elle est ridée comme un vieux pruneau mais son visage a quelque chose de classe. Elle me regarde aussi. Le silence s'éternise. Je profère une espèce de gloussement gêné. Soudain elle parle :
« Sacré tempérament que vous avez. »
Sur le moment, je ne suis pas sûre d'avoir bien entendu.
« Vous vous emportez. Et puis vous regrettez. C'est intéressant, je ne peux pas souffrir les gens mous. »
Je suis stupéfaite. Je m'attendais à une conversation empruntée et superficielle, je m'attendais à parler du temps, et cette vieille chouette a réussi à me surprendre. Pour fêter ça, j'éclate de rire.
*
La voix de Verzon - mars 2010 – « Une balade dans les bois de Verzon en passant par les étangs » (extrait n°4)
« Si d’aventure, en vous promenant dans les bois tôt le matin ou à la tombée de la nuit, vous croisiez un mec louche, tout est normal. Le mec louche a des horaires strictes. Le mec louche se balade le matin entre 7h et 9h et le soir entre 20h et 22h. Plusieurs critères permettent de reconnaître le mec louche. D'abord le mec louche est un mec. Le mec louche est seul, le mec louche n’a pas de chien, le mec louche ne court pas, le mec louche ne roule pas. Le mec louche ne plaisante pas avec les règles propres à sa condition. Il a souvent un objet louche à la main. Un objet dont on ne comprend pas l’utilité en forêt. Et puis il vous adresse un regard en biais. C’est comme ça que l’on reconnaît un mec louche. »
*
La semaine suivante, j'accepte bon gré mal gré d'aller marcher avec ma vieille. Je ne m'étais pas trompée, elle choisit ses itinéraires en fonction de son humeur et de sa motivation.
Il y a :
- Les tours sportifs qui montent et descendent sans fin,
- Les grands tours qui mènent jusqu'à Breuillay-le-château,
- Les tours bucoliques qui font passer par des champs – un ravissement, surtout au printemps,
– Les tours vite fait bien fait juste pour se dire qu'on est sorti.
– Enfin, il y a le tour royal qui, comme le couscous, réunit toutes les possibilités : les montées, les descentes, les champs bucoliques et Breuillay.
Notre premier tour est un tour royal. Ma vieille veut m'en mettre plein la vue. Tout en trottinant sans le moindre effort apparent, elle me raconte sa vie d'avant et tout ce que je ne pouvais pas deviner sans lui avoir jamais parlé.
Ma vieille gagnait sa vie brillamment, chose rare à une époque où les femmes étaient plutôt recluses aux couches et aux fourneaux. Ma vieille était une bureaucrate de compet. Pendant trente-cinq ans elle a battu d'un fier talon les moquettes de beaux bureaux avenue George V. Elle commandait, décidait, régnait sur un petit monde. Cela se passait en tailleur, en escarpins et en chignons sévères.
Nos histoires comportent des similitudes troublantes. Elle aussi a débarqué à Verzon pour suivre un mec. Son mari était fou de cette banlieue verte où il avait grandi et pendant des années il l’avait tannée pour qu'ils viennent s'y installer. Elle n'était pas dingue de la nature mais s'était laissée convaincre, à la longue, à l'usure. Les trucs cons qu'on fait par amour. Et puis c'était si commode pour rendre visite aux parents de monsieur logés aux « Sapins Bleus ». Depuis, tout le monde est mort, mari y compris, et ma vieille est toujours là, dans une ville qu'elle déteste.
Finalement marcher en forêt n'est pas aussi insupportable que je l'aurais cru.
*
La voix de Verzon - mai 2010 – « Une balade dans les bois de Verzon en passant par les étangs » (extrait n°5)
« De prime abord on n'est pas immédiatement convaincu d’avoir affaire à un pêcheur. On pensera d’abord "forces spéciales" ou "snipper", sauf qu’il n’est pas perché sur le toit d’un immeuble, il n'est pas en Afghanistan, il est à Verzon, assis sur un siège pliant au bord d'un étang. Mais son attirail ferait croire que nous sommes en guerre. Le pêcheur est vert kaki de la tête aux besaces. Tout autour de lui est pointu, griffu, téléscopique, sophistiqué et effrayant, jusqu’à l’expression de son visage.
Le pêcheur vous en veut d’être là, la pêche c’est un truc sérieux, un truc de dur, un truc d'homme, alors foutez le camp bande de touristes.
Vous goûterez l’absurdité effroyable de cette entreprise en découvrant avec horreur le revers de la pièce d’eau : oui, là-bas des hommes déversent dans l’étang des mulets dorés par grandes poubelles noires et par centaines. Livraison de chair à hameçon. Et qu'en font-ils de ces faux trophées après avoir immortalisé leur exploit ? Les dégustent-ils en famille, le soir, avec leur femme qui n'en peut plus de bouffer du mulet doré et de s'entendre rebattre les oreilles de leur héroïque capture ? Ou bien les font-ils empailler pour les mettre en bonne place dans la vitrine du salon ? Mystère. Ils me font penser à ces salopards richissimes qui se payent un lion élevé uniquement dans le but d'être abattu un jour par un salopard richissime. Oui, la pêche dans les étangs de Verzon, c'est pour moi tout aussi révoltant et tout aussi absurde, sauf que le trophée n'a pas de crinière. Enfin qu'est-ce que j'en sais, d'ailleurs, il y a peut-être des mulets à crinière ? »
*
L'habitude est vite prise. Ma vieille sonne presque tous les jours pour me proposer une balade et je me débrouille pour être de la partie aussi souvent que possible. Bien sûr, les costards que nous taillons aux gens que nous croisons sont le piment de ces sorties.
Ma vieille balance régulièrement des bombes du genre :
« Les gens viennent s'enterrer vivants en banlieue. Dans cet état second qui précède le trépas, ils se mettent à pondre frénétiquement. J'ai vu des insectes faire ça dans un documentaire. »
Elle me tue ma vieille.
*
Verzon n'a qu'un flic. Une fliquette, devrais-je dire. Seule et unique entorse à l'esthétique générale. La fliquette est informe. Elle est affligée d'un chapeau de fliquette d'où sortent de façon anarchique une vilaine masse de cheveux crépus et un vilain nez rouge. Aucun moyen de lui échapper, elle trimballe partout sa dégaine déglinguée de shérif du comté. Elle a toujours un commentaire à faire sur ce qui se passe ou ne se passe pas et vous tétanise de sa voix de poissonnière. Les citoyens au cœur fragile ont la sagesse de se tenir à bonne distance. La saluer semble pourtant être une sorte de devoir civique, la ville entière s'y plie, on se demande bien pourquoi.
Un soir, en revenant d'un tour bucolique nous l'apercevons, près d'un passage clouté. Nous ne sommes pas à dix mètres d'elle qu'elle nous harangue déjà. La simple idée de lui répondre me donne la nausée. Je fais mine de ne pas entendre et je remarque que ma vieille fait de même. Sans nous concerter, nous bifurquons et opérons un superbe détour pour l'éviter. Le tout s'est déroulé sans un mot. Mon cœur se gonfle de bonheur, ma vieille est une sorte d'âme sœur, nous sommes à tel point semblables – à quelques rides près – que j'ai envie de pleurer.
*
Parfois, nous finissons nos tours sur un banc à jacasser. Faire rire l'autre est le but du jeu et nous nous y employons avec ardeur et méchanceté. De temps à autre un pauvre bougre passe, soufflant comme un boeuf derrière un de ces tricycles à poignée et nous nous taisons captivées par le spectacle. Sur l'engin, l'inévitable Mussolini-de-poche, l'oeil noir et fier de l'affreux parvenu à l'assujettissement d'un adulte.
Quand la cloche de l'église sonne, nous croassons en cœur :
« C'est l'heure, les grenouilles ! Hop dans les bénitiers ! »
Quand nous ne critiquons pas à tout-va, nous parlons cinéma avec ma vieille. Un jour que nous devisons gaiement au sujet de quelque chef-d'œuvre, elle me dit brusquement :
« Vous avez remarqué ce crétin en mobylette qui fait des aller-retours sous nos fenêtres juste pour faire du bruit ? »
Bien sûr que j'avais remarqué cet abruti pétaradant.
« Ah, vous avez remarqué ? Eh bien l'autre jour figurez-vous qu'il est passé pile au moment où Humphrey disait à Ingrid qu'ils auraient toujours Paris. Il le fait exprès ! »
Puis après une pause :
« Un jour j'achèterai une carabine et je lui crèverai ses pneus. »
Je sursaute. Parfois ma vieille n'y va pas de main morte.
« Moi, ce sont les sales jeunes qui me donnent des envies de meurtres, ceux qui viennent la nuit sur l'aire de jeux juste en bas, vous voyez ? »
Elle a l'air de voir.
« Jusqu'au petit matin ils rigolent comme des damnés à des blagues ras des paquerettes. Impossible de dormir ! »
En disant cela, j'ai l'impression d'être vieille comme ma vieille.
Elle se marre. Elle dit que de toutes façons elle est insomniaque, avec ou sans sales jeunes. Mince alors, ma vieille est plus tolérante que moi !
« Et si je fabriquais de grosses tartes à la crème juste pour leur jeter à la figure ? »
Ma vieille soupire :
« Nuisances grotesques, représailles grotesques... »
*
Quelques semaines plus tard, je déjeune avec ma vieille sur sa table en formica. Des carottes rapées et du riz. Limite immangeable. Ma vieille n'aime pas se nourrir. Aux heures des repas, elle ingère sans plaisir des aliments sans goût. Ma vieille est très fière de m'annoncer que son poids n'a pas bougé d'un gramme depuis ses seize ans. Je l'imagine paradant avenue George V, bien roulée dans ses tailleurs.
Soudain, j'avise un cageot dans un coin, rempli de fruits pourris.
« Qu'est-ce que c'est que ce cageot ? » je lui demande.
Ma vieille m'explique que les beaux jours arrivent et avec eux à n'en pas douter, les sales jeunes sur l'aire de jeu et le crétin sur sa mobylette… elle termine avec un clin d'œil.
J'ai hâte qu'ils soient là, les sales jeunes, maintenant que j'ai ma nouvelle copine.
*
L'autre jour, un rendez-vous annulé me libére un après-midi providentiel. Je sonne chez ma vieille et lui propose une promenade. Derrière sa porte entrebâillée, elle me répond qu'elle est fatiguée. Pas le temps d'insister, elle a déjà refermé. Ma vieille, fatiguée ? Ma vieille qui ne va pas marcher l'après-midi ? C'est le monde à l'envers. Je m'inquiète tout le reste de la journée, guettant les bruits derrière le mur.
Le lendemain, je prends mon courage à deux mains et l'invite pour le thé. Ouf, elle accepte. C'est la première fois que j'invite ma vieille, il m'aura fallu des mois pour vaincre la crainte de son jugement sur mon gourbi. Je passe néanmoins plusieurs heures à le briquer. Plus propre, il aura peut-être meilleure allure.
Ça sonne. Au comble du stress, je déplace encore quelques objets et cours à la porte. Ma vieille est là, toute rose, toute ridée. Je scrute les signes de fatigue sur ses traits. A-t-elle l'air plus éteint ? Depuis l'entrée, elle embrasse les lieux d'un regard dubitatif. Je ne moufte pas. Elle traverse le salon et va s'asseoir dans le canapé. Sa démarche serait-elle un peu ralentie ?
Nous buvons religieusement le thé infâme que j'ai trouvé dans mon placard. Je trépigne, j'ai envie de lui demander comment elle se sent, si nous irons marcher demain, je n'ose pas. Comme toujours, c'est elle qui prend les choses en main.
« Il faut que je vous dise, jeudi prochain il risque d'y avoir un peu de bruit...
- Ah bon ?
- Vous m'excuserez pour le dérangement, j'espère que vous pourrez travailler sans problème. Je préfère vous prévenir, comme nous avions eu un petit différend la dernière fois...
- Pas de souci, merci de me prévenir, mais...
- Je déménage. »
Mon cœur tombe comme une pierre. Je suis sans voix.
Elle me regarde, avec son sourire tranquille.
Ma gorge serrée laisse finalement échapper la malheureuse syllabe :
« Où ?»
À cet instant, l'expression de ma vieille atteint une sorte de perfection dans le snobisme :
« Vous connaissez Paris ? »
Saisissant. Bravo.
· Il y a plus de 13 ans ·boul2neige
Ce texte est vraiment délicieux ! Rien n'est meilleur que la liberté laissée au lecteur d'imaginer (ou non) la jeune journaliste passer sa vie et devenir à son tour la vieille de quelqu'un. Bravo !
· Il y a plus de 13 ans ·Fanny Chouette
Mais c'est juste mon avis (à deux balles)...
· Il y a plus de 13 ans ·zagreb
J'ai pas tout lu, seulement parcouru (passque c'est long...). Mais, au cours de ce "survol", j'ai cru remarquer une nette différence (de staïle) entre les passages en italique et ceux "en pas". Je sais pas si c'est voulu mais les "italiques" sont vachement mieux que les "pas en". Allez, j'ose hasarder une essplication en disant : "les passages en italique c'est toi et ceux "en pas" c'est un perso peut-être un peu "surjoué"/"surécrit"?"
· Il y a plus de 13 ans ·Voilà!
Z.
zagreb
Une nouvelle originale, caustique et grinçante à souhait ! Une chute déconcertante, servie par une belle écriture : bravo !
· Il y a plus de 13 ans ·nouontiine
Bravo, c'est excellent, j'aime beaucoup! Et c'est très bien qu'il n'y ait pas de suite ;)
· Il y a plus de 13 ans ·Olivier Ducray
magnifique! j'aime beaucoup.
· Il y a plus de 13 ans ·saki